De la charité à la co-production des savoirs
12
oct.
2006
Voici quelques points plus ou moins en vrac pour répondre au commentaire de Tom et à son billet...
- tu reproches à la recherche financée par le tiers-secteur de n'être que charité : difficile de ne pas être d'accord. Le système actuel d'implication des citoyens dans la recherche est à blâmer. Or dans la vision de Christophe Bonneuil (qui est ma vision idéale), ce ne sont pas seulement des citoyens timides et désengagés qui donnent là où ils pensent que c'est le plus utile : les citoyens regroupés en associations, comités ou autres s'impliquent véritablement, acquièrent de l'expertise, font du lobbying vers le politique, impliquent les acteurs individuels etc.[1] Les associations de malades ou contre le cancer sont une première étape (largement imparfaite) vers une recherche qui viendrait de "tous les pores de la société" ;
- tu proposes que les citoyens soutiennent plus les projets de recherche fondamentale ; à la rigueur pourquoi pas, même si c'est surtout le rôle de l'Etat. Mais ne nous voilons pas la face : si les chercheurs sont contents d'avoir de l'argent pour le cancer, c'est que cela leur permet aussi de faire de la recherche fondamentale !! Le cancer est une problématique fourre-tout qui ouvre des portes à la pharmaco-botanique (le taxol), la biologie cellulaire (cycle et division de la cellule), la biochimie (signalisation et communication intercellulaire), la génétique (gènes BrCa1 et 2), la médecine régénérative (cellules souches et lignées), où chacun trouve son compte finalement ! D'ailleurs, les recherches de Mello financées par l'American Cancer Society ont permis de découvrir les ARNi, qui sont un mécanisme fondamental du vivant !
Et pour chipoter, un petit point d'épistémologie :
- tu distingues recherche fondamentale et recherche appliquée, qui sont pourtant intimement liés ! Comme l'écrivait Pasteur, "il n'existe pas une catégorie de sciences auxquelles on puisse donner le nom de sciences appliquées. Il y a la science et les applications de la science, liées entre elles comme le fruit à l'arbre qui l'a porté". Ainsi, tu donnes le fameux exemple de SLR : "on n'a pas inventé l'électricité en cherchant à améliorer la bougie". C'est un exemple formidable parce que justement, on n'a pas "inventé" l'électricité !! Celle-ci existait dans la nature, dans la foudre des orages, dans le corps des anguilles etc. L'homme s'est juste intéressé à ces phénomènes, en a trouvé les caractéristiques communes avec dans l'idée de les utiliser à son compte. Pensons à Benjamin Franklin qui voulait dompter les éclairs pour en faire une force utilisable par l'homme : c'était un vieux rêve de l'humanité... L'application industrielle était en germe dans les recherches sur l'électricité, de même que sur le magnétisme (compas) etc.
Bref, je vois le bon côté là où tu vois surtout le mauvais... :-p La charité n'est qu'un premier pas vers la co-production des savoirs, Etat, secteur privé et tiers-secteur réunis.
Notes
[1] C. Bonneuil illustre cela ainsi : "Ces dernières années ont vu le mouvement altermondialiste construire une forte expertise sur de grandes questions économiques, sociales, scientifiques et médicales de la planète. Depuis l'expérience clé du mouvement sida, d'autres groupes de malades ont développé des pratiques d'investigation et de production de savoirs, conduisant à de nouvelles bases de partenariats avec les institutions biomédicales. Avec le logiciel libre, s'est affirmée, en marge des modèles standard de l'innovation, une technologie née de la libre coopération de passionnés. Pour prendre un dernier exemple dans le domaine de l'environnement, la conservation des ressources génétiques, qui était vue il y a deux décennies avant tout comme une affaire de scientifiques et de gestionnaires de parcs et de collections, a fait peu à peu une place croissante à des collectifs de paysans, de jardiniers ou de citoyens reconnus comme acteurs de la gestion dynamique de la biodiversité."
Commentaires
Salut, merci de ta réponse. Je poursuis (un peu rapidement et à chaud) un peu la discussion en commentant : - premier point : on est d'accord, le système actuel de financement direct de la recherche par les citoyens n'est pas idéal. Des citoyens experts ? Oui, bien sûr ce serait nécessaire, mais je pense que c'est pour l'instant très compliqué. L'information scientifique est difficile à trouver, ou en général très mal vulgarisée. Et quand on n'est pas actif au coeur d'un sujet, je ne crois pas qu'on soit capable de tout comprendre (Plos est destiné aux scientifiques). Mais peut-être suis-je trop pessimiste, j'aimerais me tromper... En tous cas, j'ai bien compris que c'était l'un des objectifs de ce blog, je trouve l'initiative formidable et je te souhaite très bon courage ! Sinon, j'ajoute une petite réflexion : en France, les associations citoyennes type AFM financent certes la recherche, mais sous forme de libéralités (i.e. des bourses, sans protection sociale en général). Il y a donc un vrai problème de statut de cet argent, qui avait été longuement discuté lors du mouvement SLR. - deuxième point : d'accord aussi, c'est très bien que l'argent du cancer serve à financer d'autres recherches. Simplement, je trouve le système aux US un peu hypocrite de ce point de vue : tout le monde donne pour soigner le cancer, du coup tout le monde essaie de vendre sa recherche sur ce thème, quitte à la dénaturer. Je connais des gens qui font de la bioinformatique sur la drosophile payés avec de l'argent destinés à soigner un cancer particulier. Cependant, j'ai un peu évoqué les cellules souches à dessein : je suis à peu près sûr qu'aucune association caritative ne prendra le risque de financer de telles recherches de peur de faire fuir les dons pour des raisons "éthiques", et ça c'est un vrai problème.
En ce qui concerne l'épistémologie (un peu hors sujet), ok, certaines découvertes théoriques sont tout de suite appliquées. Cependant, je peux t'assurer que ce que je fais n'a pas d'applications industrielles à court ou moyen terme. En physique théorique, c'est encore plus évident : combien d'années entre la théorie de Bose-Einstein et le laser ? 60, 70 ans ? Le fruit peut mettre très très longtemps à mûrir, si bien qu'il arrive même qu'on oublie où est planté l'arbre ! (cf les redécouvertes des lois de Mendel par exemple...).
Tom > Merci pour ton commentaire... Juste une dernière chose à propos de la recherche fondamentale et de la recherche appliquée en physique : c'est sûr que les deux sont plus perméables dans certains domaines que d'autres. Mais il n'en reste pas moins que ce que je dis est valable dans les deux sens, et tu seras sans doute d'accord : cela signifie aussi qu'il faut financer la recherche dite fondamentale si l'on veut des retombées industrielles dans quelques années, comme dans le cas de l'émission stimulée d'électrons d'Einstein :-)