L'avis du Comité d'éthique du CNRS sur les nanotechnologies le soulignait déjà  : l'"aura de fiction" qui entoure les nanotechnologies[1] est un point critique, à  prendre absolument en compte dans le débat et non à  rejeter sans autre forme de procès, car elle revête plusieurs fonctions :

  • une fonction épistémologique en situation d’incertitude, analogue à  celle des expériences de pensée ;
  • une fonction heuristique dans la mesure où les efforts entrepris pour prouver qu’il s’agit de fantasmes sans fondement éclairent bien souvent les principes à  l’oeuvre dans les nanotechnologies ;
  • une fonction d’intéressement au sens où elle attire les investissements ;
  • une fonction régulatrice au sens où elle oriente les attentes ou les répulsions, et modifie la prise de conscience des problèmes ;
  • une fonction sociale car elle peut servir d’amorce à  un dialogue entre chercheurs et public, dans la mesure où les interrogations du public portent le plus souvent sur le long terme et le genre de vie associé aux nouvelles technologies.

Les apports de la science-fiction sont donc ni positifs ni négatifs en soi, ils ouvrent des espaces de réflexion et de communication qui peuvent profiter à  tous. Des chercheurs interdisciplinaires qui se penchent sur cette question constatent que la science-fiction ne fait que prolonger des mythes anciens (l'immortalité, la toute-puissance) et sert ainsi de passerelle entre les promoteurs de certaines technologies ou certains programmes scientifiques (on se souvient d'Apollo) et les rêves ou fantasmes du grand public. Pour P. Pajon et D. Andreolle, cela passe par les médias :

La communication des grands programme technologiques n’étant pas essentiellement orientée vers le grand public mais vers les médias, « l’habillage imaginaire » entourant les propositions scientifiques et techniques s’inscrit naturellement dans les stratégies de narrativisation de l’information propres à  ces derniers.

Ce "réenchantement" est évident dans le cas des nanotechnologies, dont un des rapports fondateurs publié en 2002 par la NSF est intitulé Converging technologies for improving human performance ; le profil de ses auteurs est significatif : l’un est un ingénieur de haut vol (M. Rocco), et l’autre un spécialiste de... l’histoire des religions (S. Bainbridge) !

Les responsables scientifiques, les médiateurs et le grand public s'approprient donc des images de science-fiction. Que reste-t-il aux écrivains eux-mêmes ? Leur rôle est évidemment de défricher, de proposer, d'imaginer. Pour l'écrivain Alan Moore, deux responsabilités leur incombent : réduire l’angoisse de l’inconnu, de l’avenir (l'effet cathartique) et mettre en garde contre les effets pervers du présent sur le futur et solliciter la responsabilité du présent (l'effet oraculaire). Ainsi, sur une thématique plus environnement/OGM, le recueil de science-fiction Moissons futures (éd. La Découverte, 2005) donne la vision d'écrivains sur le futur de notre agriculture. Là  encore, il apporte des éléments de réflexion sur les attentes et les angoisses, ainsi que je le montre dans ma note de lecture parue dans Natures Sciences Sociétés vol. 14 n° 3 :

Quelle agriculture en 2050 ? Tel pourrait être le point de départ donné par Daniel Conrad à  dix-huit écrivains de science-fiction pour son anthologie Moissons futures. Réunissant des nouvellistes expérimentés et un débutant, c’est une première dans un paysage de la science-fiction française peu habituée à  s’ancrer autant dans la réalité, excepté avec quelques auteurs comme Ayerdhal, Jean-Pierre Andrevon ou Jean-Marc Ligny. Quant au thème de l’agriculture, il est rarement, sinon jamais, traité par ce genre.

Ces dix-huit nouvelles sont autant de visions différentes, s’attardant sur un détail ou proposant une perspective générale, versant dans la hard science ou la poésie. Lionel Davoust décrit, par exemple, la fin de la pêche artisanale en Europe à  l’horizon 2050 avec l’introduction des quotas individuels transférables. Destinés à  assurer la rentabilité et la ressource, ils ont pour effet d’amener les gros exploitants à  devenir encore plus gros, en l’occurrence un puissant groupe de pêche qui fait main basse sur les quotas des pêcheurs bretons. Parvenu en position de monopole, il tue l’économie du littoral avec ses employés venus d’Europe de l’Est et d’Asie et la suppression des intermédiaires comme la criée. Dans la vision d’Ugo Bellagamba, s’opposent une agriculture « postmoderne » de précision, robotisée, à  base d’OGM « absolus » (résistants aux bactéries, aux ravageurs et aux variations du climat), devenue la norme, et quelques militants écologistes se revendiquant des physiocrates du XVIIIe siècle et bravant les interdits de la directive Mendel 2037-11 sur la non-prolifération des cultures privatives pour cultiver leur jardin. Dernier exemple, Jean-Claude Dunyach décrit des biologistes qui, au lieu de participer au programme mondial de lutte contre l’invasive Caulerpa taxifolia, mettent au point des variétés transgéniques capables de dépolluer la mer du mercure, du pétrole, de l’huile de moteur, du lisier et autres polluants – ce que l’on nomme aujourd’hui la bioremédiation.

Mais alors, est-ce la réalité telle qu’elle nous attend ? Peut-être,mais pas nécessairement. La science-fiction n’a pas tant pour ambition de prévoir le futur que de nous y préparer, ce qui rend cette anthologie thématique intéressante à  trois titres. D’abord, elle nous montre que l’agronomie et l’agriculture – ou, plus largement, les relations entre l’homme et l’environnement qui le nourrit – peuvent être aujourd’hui abordées par la science-fiction en raison des craintes et des espoirs qu’elles suscitent et de l’univers des possibles qu’elles ouvrent. Et ce n’est pas Jacques Theys, directeur scientifique de l’Institut français de l’environnement, qui contredirait ces écrivains, lui qui notait que « le développement attendu [...] du génie génétique laiss[e] envisager des changements radicaux dans les modes de production agricole pour le nouveau siècle et ouvr[e] la perspective d’une nature entièrement fabriquée par l’homme » (Jacques Theys, « Développement industriel et risques planétaires », Cahiers français, 294, 28-36, 2000). Raconter ce futur, c’est aussi un moyen de le conjurer. Publier une anthologie sur ce thème, élaborée avec l’aide bienveillante d’ingénieurs et de chercheurs en agronomie, c’est faire un gigantesque appel du pied aux citoyens et aux décideurs. Et ce, d’autant plus que les éditions La Découverte publient habituellement des essais et ont un large public d’étudiants, d’universitaires et de journalistes.

En effet, ces nouvelles sont des scénarios prospectifs qui peuvent suggérer des pistes de réflexion et éventuellement éclairer les décideurs et les scientifiques. Les auteurs explorent même des pistes complexes en mélangeant plusieurs de ces hypothèses de travail : ainsi, la combinaison du réchauffement climatique et des migrations croissantes de populations – en particulier d’Asie – peut, selon Jean Le Clerc de la Herverie, développer la culture du riz en Bretagne sud par des communautés vietnamiennes. Parmi les constantes qui traversent toutes les nouvelles (les impondérables ?), on peut noter le développement de l’agriculture de précision presque entièrement robotisée, la permanence de la contestation écologiste – qui n’hésite pas à  employer des moyens violents –, l’omniprésence des OGM et de la protection du vivant par les brevets et la propriété intellectuelle ou encore le réchauffement climatique. Ces nouvelles s’accordent aussi à  mettre en scène une convergence des « nouvelles » technologies, l’alliance des nanotechnologies et du génie génétique permettant, par exemple, de convertir le Sahara à  la culture céréalière en profitant du dessalement de l’eau de mer par nanofiltration.

Enfin, en considérant les auteurs de science-fiction comme un sous-ensemble de la société, c’est aussi une facette des relations entre science et société qui nous est montrée. Sans vouloir trop nous avancer dans une interprétation de ce côté-là , nous pouvons remarquer que, dans ces nouvelles, se mêlent tout à  la fois méfiance, respect et volonté de s’impliquer et de comprendre l’action des scientifiques et des spécialistes. Au-delà  d’une lecture récréative et plutôt captivante, cette anthologie saura, nous en sommes convaincu, apporter quelques éléments de réflexion à  nos collègues agronomes, aux décideurs politiques, à  ceux qui étudient la sociologie des sciences et les relations entre science et société, ainsi qu’à  tous les citoyens ou scientifiques curieux.

Notes

[1] Cette aura de fiction regroupe par exemple les nanorobots multiplicateurs, la "gelée grise" (grey goo) etc.