Après avoir montré que le public doit se rapprocher de la science, il est temps de faire appel à  la sociologie pour comprendre ce que l'on entend par là . Et mettre fin à  certaines idées reçues.

Comme le montre très bien Michel Callon dans son article "Des différentes formes de démocratie technique" (Annales des mines n° 9, pp. 63-73, 1998), il existe trois manières pour la science de traiter le grand public. Dans le premier modèle, dit "de l'instruction publique" ou "deficit model", le public est spectateur et il faut l'éduquer à  tout prix ; "non seulement les scientifiques doivent tout apprendre au public, mais de plus ils ne peuvent rien apprendre de lui". Tant que le niveau moyen d'éducation scientifique est faible, les profanes ne peuvent se mêler de débats techno-scientifiques et les experts et scientifiques s'en chargent à  leur place. Le modèle ainsi formulé paraît grossier mais il est implicite dans de nombreux discours et actes. C'est ainsi que les responsables d'une centrale nucléaire vont informer les riverains pour faire disparaître les émotions et les croyances et faire tendre le risque subjectif de la population vers le risque objectif calculé par les scientifiques. Ou encore, pour interpréter les sondages (Eurobaromètres ou autres) sur le rejet des OGM ou la méfiance vis-à -vis des ondes électromagnétiques, les experts n'ont qu'une explication : les citoyens manquent simplement d'information et de connaissances. Le verdict tombe... et voilà  notre modèle de l'instruction publique ! Sauf que cette conception a été mise à  mal :

Il existe certes une corrélation entre le degré de méfiance envers la science, et la catégorie socioprofessionnelle, et cette corrélation a peut-être contribué à  renforcer le cadre d'interprétation issu du "deficit model", selon lequel ce sont les représentants des catégories les moins diplômées qui sont nécessairement les plus méfiants à  l'égard du développement scientifiques et techniques. Mais Daniel Boy (1999) a souligné l'évolution très significative de cette corrélation : actuellement, les plus diplômés partagent avec les autres une méfiance vis-à -vis des retombées du développement scientifique et technique, ce qui met en cause le stéréotype de la relation de causalité entre la méfiance (associée aux fameuses peurs irrationnelles) et le degré d'ignorance.[1]

Alors,

dans ce modèle, la légitimité des décisions politiques a deux sources. La première concerne les fins poursuivies et ne dépend que de la représentativité de ceux qui parlent au nom des citoyens. La seconde touche aux moyens mobilisés pour atteindre ces fins et est conférée par la connaissance scientifique, objective et universelle, qui permet d'anticiper les effets produits par certaines actions.

Ce modèle a récemment trouvé ses limites dans l'arène publique, d'où le deuxième modèle dit "du débat public", "obtenu par déformation et extension du précédent". Le savoir scientifique y a toujours une valeur universelle mais il est trop réduit, voire irréaliste ; il se complète donc de savoirs locaux, plus complexes et changeants. On reconnaît aussi au profane "des capacités d'analyse sociologique", égales à  celles du spécialiste qui se trouve en dehors de son domaine de spécialité ! De nombreuses procédures ont donc été mises au point pour faire intervenir les porteurs de savoirs locaux, qui sont désormais "des publics différenciés, ayant des compétences et des points de vue particuliers et contrastés" : enquêtes, auditions publiques, focus groups, conférences de citoyens etc.

Ces procédures qui instaurent des espaces publics de débat contribuent à  brouille les frontières habituelles entre spécialistes et non spécialistes. Celles-ci cèdent devant la mutiplication des divisions qui parcourent en tous sens la communauté des scientifiques et le public. L'accord s'obtient par compromis et ceux-ci résultent le plus souvent de jeux stratégiques compliqués: dans ce modèle, la lumière ne vient pas d'une science rayonnante et sûre d'elle-même ; elle naît de la confrontation des points de vue, de savoirs et de jugements, qui, séparés et distincts les uns des autres, s'enrichissent mutuellement. Les acteurs au lieu de se voir imposer des comportements et une identité dans lesquels, éventuellement, ils ne se reconnaissent pas, sont en position de les négocier.

Mais ce modèle pose la question de la représentativité. D'où l'intérêt du troisième modèle, dit de "co-production des savoirs" (qui est mon préféré à  long terme, comme l'indique le titre de ce billet). Dans celui-ci, les chercheurs et experts doivent dépasser leur crainte de voir le grand public envahir les espaces qui leur étaient réservés ; alors, l'expertise scientifique ne sollicite plus seulement la voix du public lors d'épisodes de débats mais l'intègre dès "l'élaboration des connaissances les concernant".

Dans ce modèle, la dynamique des connaissances est le résultat d'une tension toujours renouvelée entre la production de savoirs à  portée générale, standardisée et la production de connaissances tenant compte de la complexité des situations locales singulières. Ces deux formes de connaissances ne sont pas radicalement incompatibles, comme dans le modèle 1 ; elles ne sont pas engendrées indépendamment les unes des autres comme dans le modèle 2 ; elles sont les sous-produits conjoints d'un même et unique processus dans lequel les différents acteurs, spécialistes et non-spécialistes, se coordonnent étroitement [et ne sont plus dans un rapport de confiance ou méfiance].

On touche alors aux savoirs décrits par Christophe Bonneuil, émergeant "de tous les pores de la société plutôt que des seules institutions spécialisées - centres de recherche publics ou privés, bureaux des méthodes, comités d’experts, etc. -" (cf. mon exemple du récent prix Nobel de médecine). Et à  la notion de public indifférencié ou différencié se substitue celle de groupes concernés (associations de malades, acteurs locaux comme dans le cas des vignes transgéniques dans la région de Colmar etc.). Notons que du même coup, la question de la vulgarisation se pose tout à  fait autrement : elle n'existe plus en tant que telle puisque chaque interaction entre chercheur et citoyen devient prétexte à  échanger des savoirs, comprendre les méthodes de l'autre etc. Mais la vigilance doit alors s'imposer pour que les idéaux et le bien commun de la société ne soient pas confisqués par les intérêts particuliers de quelques groupes (problème que l'on retrouve plus largement en sociologie et politique).

Enfin, je renvoie les lecteurs curieux à  la page de mon wiki qui traite précisément de ce thème.

Notes

[1] Joà«lle Le Marec, "Le public dans l'enquête, au musée, et face à  la recherche" dans La publicisation de la science, Presses universitaires de Grenoble, 2005, p.87. Notons que le Daniel Boy en question sait très bien de quoi il parle puisqu'il décortique en profondeur et depuis des années les sondages d'opinion européens, notamment sur les biotechnologies...