Comme promis dans mon précédent billet, voici quelques mots (trop longs...) sur l'affaire Sokal qui fit beaucoup de bruit il y a quelques années et posa la question du relativisme. L'affaire démarre avec l'envoi à  la revue Social Text d'un article bidon (hoax) intitulé "Transgressing the boundaries: towards a transformative hermeneutics of quantum gravity". L'auteur est le physicien Alan Sokal, qui fait croire qu'il vient de passer d'une position réaliste à  une position relativiste et justifie sa révélation dans un article truffé de raccourcis, d'analogies abusives et d'affirmations sans fondement. L'article est accepté et publié en 1996, preuve selon Sokal du manque de rigueur intellectuelle du courant relativiste. Mais pour Bruno Latour,

Que peut-on dire alors de cet article publié dans une revue sans comité de lecture ? Qu'il est typique d'un galimatias post-moderne qui fait bailler d'avance celui qui le lit. Sokal veut nous débarrasser de cette littérature ? Excellent ! Tout chercheur applaudira des deux mains. Qu'on nous débarrasse en effet des revues complaisantes, des articles répétitifs, des cliques et des clans. Qu'il n'y ait plus que des articles audacieux, précis, risqués, bien écrits, innovants ! (…) Pourquoi donc cet article rasant fut-il accepté par une revue complaisante? Parce que, tout simplement, c'est une mauvaise revue, comme il y en a tant, hélas, dans toutes les disciplines. "La science, comme le dit Roger Guillemin, Prix Nobel de Médecine, n'est pas un four auto-nettoyant"

Mais l'affaire Sokal n'est pas tant une imposture qu'un canular destiné à  dénoncer l'attitude relativiste de certains sociologues (Latour, Bloor mais aussi les sociologues des cultural studies et même des philosophes comme Feyerabend), qu'on accuse de ne voir dans la science qu'un mode subjectif de connaissances parmi d'autres et dont les méthodes ne sauraient revendiquer une objectivité particulière. En 1997, Sokal publie avec le physicien belge Jean Bricmont le livre Impostures intellectuelles où il dénonce les thèses relativistes ; pour eux, "l'antiscience et le relativisme prônés par les postmodernes nuisent à  la recherche, au progrès scientifique, contribuent à  la marginalisation de l'activité rationnelle et critique ainsi qu'à  la remise en cause de concepts essentiels comme ceux d'"universalité" et de "vérité"." (Terry Shin et Pascal Ragouet, Controverses sur la science, Liber Raisons d'agir, 2005). C'est pourquoi ils sont finalement plus des défenseurs du scientisme que du réalisme Le livre de Sokal et Bricmont épingle aussi à  raison des intellectuels français comme Deleuze, Baudrillard ou Lacan pour leurs usages fantasques des concepts scientifiques (notamment le théorème d'incomplétude de Gà¶del et le théorème d'incertitude d'Heisenberg).

Pourtant, l'attitude relativiste est caricaturée par le livre de Sokal et Bricmont, ce qui montre qu'ils ne comprennent pas bien (ou feignent de mal comprendre) les travaux qu'ils accusent. En effet, la version totale ou extrême du relativisme est relativement rare : elle ne se retrouve à  peine que chez Barnes, dans le programme fort de Bloor (qui s'en défend et affirme simplement que la notion de vérité n'est pas une donnée matérialisable dans le champ scientifique) et dans la théorie anarchiste de la connaissance de Feyerabend. On retrouve par contre abondamment ses versions faibles, comme chez Kuhn qui accorde à  la science une place particulière mais affirme, dans la postface de La Structure des révolutions scientifiques, que

la connaissance scientifique est intrinsèquement la propriété commune d'un groupe, ou alors elle n'est pas. Pour la comprendre, il nous faudra connaître les caractéristiques particulière des groupes qui la créent et l'utilisent.

Encore une fois, le relativisme est une étiquette commode qui sert à  ranger (la plupart) des études sociales des sciences. Or celles-ci ne cherchent qu'à  prendre un point de vue nouveau sur la science, et à  étudier comment les connaissances scientifiques se construisent concrètement au laboratoire : comment un paradigme émerge et devient un consensus, comment un chercheur détermine son objet d'étude et le modifie en même temps qu'il s'adapte à  lui, quand est-ce qu'un chercheur décide qu'une expérience est terminée, comment les controverses se closent, comment la reproductibilité des résultats se traduit en pratique etc. Latour raconte ainsi qu'une maladie n'existe pas avant qu'on l'ait découverte, ce qui heurte effectivement notre façon réaliste d'envisager la science comme simple moyen de lever le voile sur la nature. On peut donc y voir du relativisme. Mais pour Latour encore,

Au lieu de définir une science par son détachement, on la définit par ses attaches. Au lieu de reconnaître une science à  l'exactitude absolue de son savoir, on la reconnait à  la qualité de l'expérience collective qu'elle monte avec d'autres, les pékins moyens qu'elle entraine dans son sillage. Evidemment, ce changement laisse quelques chercheurs sur le carreau, ceux qui pensent encore à  une Science ferme-bouche qui permettrait de faire l'impasse sur la vie publique et politique des recherches. C'est à  eux de se recycler, pas forcément aux autres de se remettre à  marcher au pas. Après tout, le relativisme est une qualité pas une défaut. C'est la capacité à  changer de point de vue, à  établir des relations entre mondes incommensurables. Cette vertu n'a qu'un contraire: l'absolutisme.

On peut surtout regretter que dans la "guerre des sciences" (science war) qui a suivi, on ait jeté le bébé avec l'eau du bain et fustigé toute sociologie ou analyse transversale de l'activité scientifique. Pour Latour toujours,

Que vient faire dans cette galère, la sociologie ou l'histoire sociale des sciences ? Car enfin, voilà  une discipline à  peu près inconnue, qui propose de l'activité scientifique une vision enfin réaliste, dans tous les sens du mot. Elle met en lumière des groupes de chercheurs, des instruments, des laboratoires, des pratiques, des concepts. Elle se passionne pour les liens innombrables entre les objets des sciences et ceux de la culture et de l'histoire. Elle comprend d'une autre façon et sous un autre angle les textes produits par les grands scientifiques. Elle apprend à  admirer d'une façon différente l'intelligence savante. Elle explore les liens stupéfiants qui se tissent entre le cosmos et la vie publique. Comment pourrait-on voir des ennemis à  abattre dans ces chercheurs attentifs au monde réel de la recherche, à  son histoire, à  ses crises ? Il faut apprendre les dures réalités de la vie: les faits ne naissent pas dans des choux !

Que reste-t-il de cette affaire ? Laissons le dernier mot à  Stephen Jay Gould (Le Renard et le hérisson, pp. 108-109, Le Seuil, 2005) :

Sokal avait clairement démontré quelque chose — mais quoi au juste ? Je dois avouer ici à  l'égard de cette affaire des sentiments contradictoires, que mes discussions avec Sokal n'ont pu vraiment démêler. La parodie était brillante, et ses effets d'une grande drôlerie — d'autant que Sokal abonde dans "mon" sens. Mais la parodie est une arme à  double tranchant. Trop de gens — et je sais que Sokal n'a pas souhaité un tel résultat — voient dans cette affaire une condamnation sans appel de toute critique sociale de la science, et de toute étude d'histoire des sciences mettant l'accent sur le contexte social plutôt que la seule logique scientifique.

Et pour ceux qui aimeraient en savoir (encore) plus, je les laisse fouiller dans ma collection de liens relatifs à  l'affaire Sokal...