Amnésie de la science mais pas des scientifiques !
13
déc.
2006
Comme le répète inlassablement J.-M. Lévy-Leblond, la science n'a pas de mémoire :
L'oubli est constitutif de la science. Impossible pour elle de garder la mémoire de toutes ses erreurs, la trace de toutes ses errances. La prétention à dire le vrai force à oublier le faux. La positivité de la science l'oblige à nier son passé. (...) C'est Whitehead qui affirmait : "Une science qui hésite à oublier ses fondateurs est condamnée à la stagnation", faisant ainsi du reniement un véritable programme épistémologique, de l'amnésie un critère de scientificité. (...) Aussi il ne faut pas s'étonner que les scientifiques méconnaissent l'histoire de leur discipline. Il est inutile d'avoir lu Galilée, Newton ou même Einstein pour être physicien, Claude Bernard, Pasteur ou Morgan pour être biologiste, Lavoisier, Van't Hoff ou Grignard pour être chimiste. ("Un savoir sans mémoire" in La Pierre de touche, Folio essais, 1996)
Cela tient à sa nature prospective (tournée vers l'avenir) et le fait que son socle de connaissance se réévalue en permanence à la lumière des nouvelles découvertes (passant ainsi à la trappe ses errements et impasses, reformulant les formules de Galilée et Newton…). Plus pragmatiquement, imaginez si un étudiant en biologie devait apprendre toute la biologie depuis Pasteur... et imaginez son petit-fils qui devrait apprendre beaucoup plus encore vu l'explosion des connaissances, ce serait rapidement impossible. C'est ainsi que les connaissances s'intègrent les uns aux autres et si on donne le nom d'un scientifique à sa formule ou son unité de mesure, c'est plus par "rite propitiatoire" (Lévy-Leblond, ibidem) que comme source d'inspiration active et de référence féconde.
De fait, les courbes de citation des articles scientifiques s'effondrent rapidement après quelques années : l'indice de Price, ou proportion de références faites dans les cinq années après publication, varie ainsi entre 60 et 70% pour la physique et la biochimie et entre 40 et 50% pour les sciences sociales (qui ont plus de mémoire, donc). C'est nécessaire pour ne pas être submergé par le volume de connaissance produit chaque année mais parfois malheureux pour des découvertes oubliées et redécouvertes, comme celle de Mendel (on appelle ces articles "ressuscités" des sleeping beauties).
Or si on ne peut qu'encourager les chercheurs à s'intéresser à l'histoire de leur discipline et à se plonger dans ses textes fondateurs, on devrait les obliger à connaître l'histoire de leurs institutions. Comment défendre, comme le fait "Sauvons la recherche", la capacité d'intervention des EPIC et des EPST si l'on ne sait pas d'où vient le CNRS ?
Justement, dimanche dernier a été mise en ligne la Revue pour l'histoire du CNRS, avec un accès libre au texte intégral de certains articles et un moving wall de 2 ans. Exemples de thèmes abordés : "L’Institut de biologie physico-chimique", "Un demi-siècle de génétique de la levure au CNRS" ou encore "Les sciences sociales en France : développement et turbulences dans les années 1970". Plus aucune excuse, donc, pour que les scientifiques ignorent leur histoire, à défaut que la science connaisse la sienne.
Commentaires
J'ignorais pour les articles "Belle au bois dormant", c'est assez poétique. Il y a aussi pas mal d'articles qui à l'opposé ont été accepté en leur temps, sont passés dans les livres alors que certaines de leurs conclusions méritaient un peu plus d'efforts.
Pour ma part je pense que tous les travaux scientifiques n'ont pas la même portée ; si je suis Kuhn, il y a la révolution scientifique dans un domaine, plus les travaux de science "normale", qui éclairent les derniers coins d'ombre et poussent le niveau de détail, soit ce que fait la Biologie Moléculaire ces temps-ci. En d'autres termes, il faut que je connaisse les travaux de Monod, Meselson malgré leur technique ancienne plutôt que les travaux de XXX et al, Current Opinion in Molecular Biology, 2005, ce qui restreint considérablement le nombre de faits scientifiques à mémoriser.
Benjamin > Tu veux dire que tu dois connaître les travaux révolutionnaires et laisser de côté ceux de la science normale ? Cela me semble dangereux, d'autant que les travaux révolutionnaires ne font que fonder un paradigme, qui est ensuite travaillé en profondeur par la science normale. Et si tu veux ensuite publier à ton tour de la science normale, impossible d'ignorer tes collègues ou concurrents de la science normale. Par contre, il peut être intéressant de se poser la question : quelle littérature faut-il lire pour publier de la science révolutionnaire ? Je dirais sans doute pas tant que ça (puisque la nouveauté et l'incommensurabilité sont de mise), et essentiellement de la littérature d'un autre domaine, d'une autre discipline, voire des travaux anciens...
Il n'y a pas seulement un probleme de volume qui nous empeche de lire tout ce qui a ete publie precedemment, mais aussi un probleme de langage. Essaye de lire les articles originaux de Maxwell. C'est incomprehensible, en tout cas a la premiere lecture. Parce que les problemes qui se posaient a l'epoque, le formalisme mathematique, le vocabulaire, la maniere d'argumenter, tout cela a profondemment change.
blop > Tout à fait... Pour ce qui est des formalismes différents, c'est ce que j'entendais par "reformulant les formules de Galilée et Newton". Pour ce qui est de la manière d'argumenter, cela rejoint la notion de style de raisonnement développée par Hacking. Justement, une hypothèse avancée pas plus tard qu'hier à un séminaire sur les controverses consisterait à attribuer la victoire de Pasteur sur Pouchet (dans la controverse sur la génération spontanée) par son style d'argumentation bien plus moderne (primauté de la méthode expérimentale, concision, précision) que celui de Pouchet (issu de l'école naturaliste, très philosophique et emphatique, désuet dans l'expression et faisant largement appel aux arguments d'autorité) !
Oula non, on ne peut pas laisser de côté la science normale ^^ d'autant qu'on veut en faire... Je pense que les limites à l'amnésies sont fixés 1) par son propre domaine de recherche 2) par l'importance "historique" de la découverte. Je ne peux pas me résoudre à l'amnésie, ni à lire tous les papiers...
De manière générale, les publications scientifiques ne sont pas assez lues, ou pas assez sérieusement... si elles l'étaient davantage, peutêtre pourrait-on débusquer plus vite les erreurs, imprécisions ou malhonnêtés intellectuelles (oui oui), ainsi que les travaux novateurs. J'ai d'ailleurs le sentiment désagréable que beaucoup de publis ne sont jamais vraiment exploitées par d'autres chercheurs... mais j'espère me tromper. La solution consisterait peutêtre à publier moins.
ugn > Je ne sais plus qui disait (je crois que c'est Michel Serres, à vérifier) que les publications scientifiques ne sont pas faites pour être lues mais pour exister. Après tout, il y a parfois très peu de gens qui travaillent exactement sur la même protéine, le même gène ou le même modèle que toi !!
Quant à publier moins... (juste un chiffre : 10.000 articles/mois sont publiés par les chercheurs français selon Franck Laloà« !!) Le système est auto-entretenu (publish or perish), et il faut qu'il y ait de mauvaises publications (resp. revues) pour qu'il y ait de bonnes publications (resp. revues), donc ça me paraîtrait difficile, et il semble bien que la tendance est à l'inflation...
A en juger par le volume des références à La pierre de touche sur ton blog, c'est ton livre de chevet depuis quelques semaines :)
Fr. > Ah, tu as remarqué !! ;-) En fait, c'est surtout que je l'ai lu plusieurs fois et que de nombreuses choses m'ont marqué, sur lesquelles j'aime revenir... Et le style de Lévy-Leblond, à la fois clair et profond, se prête tout à fait aux blogs !!...