Dans les modèles de l'instruction publique et du débat public qui gouvernent nos sociétés, une frontière se constitue entre la science (unanime sur des faits non problématiques) et la société (livrée au choc des passions et largement politisée). Pourtant, une analyse plus fine montre que la communauté des scientifiques est loin d'être homogène, même en laissant de côté les convictions intimes de chacun. L'exemple des biologistes dans le débat sur les OGM le montre bien, comme l'a étudié Christophe Bonneuil.

En distinguant plusieurs "cultures épistémiques" (concept emprunté à  Karin Knorr-Cetina), Bonneuil arrive à  relier la diversité des engagements et des positions avec les dimensions cognitives, techniques et sociales du travail des chercheurs. Selon leurs modes de raisonnement, les problèmes qu'ils posent et les méthodes qu'ils utilisent pour les résoudre, voire le type de communauté qu'ils forment, les biologistes ne vont pas juger de la même façon les OGM. On a ainsi :

  • les biologistes moléculaires, travaillant sur des gènes isolés et héritiers du dogme "un gène-une protéine" , qui vont considérer que les OGM ne sont qu'une nouvelle méthode de sélection variétale, qui n'est pas radicalement différente puisque seul compte le résultat (un gène sélectionné) et non la méthode :
  • les biologistes des populations, travaillant sur les interactions dynamiques entre organismes et mobilisant des outils mathématiques, qui font face à  une incertitude en matière de dissémination des transgènes et à  leur impact sur les écosystèmes ;
  • les agronomes, considérant les systèmes de culture et expérimentant sur plusieurs années, qui vont mettre en cause les impacts indirects et cumulatifs des OGM sur les pratiques agricoles.

En pratique, ces divisions s'observent notamment à  travers les signataires français à  sept pétitions importantes dans le débat sur les OGM, publiées entre 1996 et 2003 (carrés oranges). Les principaux signataires sont représentés sur la figure ci-dessous (points rouges), formant quatre groupes (des plus favorables aux OGM au moins favorables) :

  1. les défenseurs des cultures transgéniques comme "progrès" pour répondre aux défis du XXIe siècle, comprenant essentiellement des personnalités notables non apparentées à  la biologie végétale : les prix Nobel Pierre-Gilles de Gennes et Jean-Marie Lehn, les académiciens Georges Charpak, Guy Ourisson et Edouard Brézin, Yves Coppens etc. ;
  2. ceux qui rejettent les fauchages et défendent les biotechnologies, mais sans prise de parti pour les cultures transgéniques. Ce sont des biologistes moléculaires exerçant des responsabilités institutionnelles comme Yves Chupeau, André Gallais, Michel Dron, Philippe Guerche, Guy Riba, Yvette Dattée etc. ;
  3. ceux qui refusent les fauchages mais demandent la grâce des faucheurs et un débat avec la société ; ils sont peu nombreux, et ce sont surtout des biologistes des populations comme Jane Lecomte et Pierre-Henri Gouyon ;
  4. ceux qui critiquent les impacts sociaux et environnementaux négatifs des cultures OGM, et se trouvent être extérieurs au domaine de la biologie végétale et largement connus pour leur critique des technosciences : Jean-Marc Lévy-Leblond, Jacques Testard ou Gilles-Eric Séralini.

Je trouve cette analyse (dont je n'ai présenté qu'une partie ici) réellement intéressante pour ne pas caricaturer le débat sur les OGM et remettre en cause certains préjugés sur la science "une et indivisible"...