La propagation des idées entre individus est un sujet qui attire habituellement l'intérêt des cogniciens et méméticiens d'AlphaPsy. Mais quand on l'applique aux scientifiques, cela nous force à  (re)considérer la manière dont la science avance et dont ses thématiques ou paradigmes s'affirment. La question est ancienne[1] mais mobilise, depuis les années 1960 et D.J. de Solla Price, de nouvelles méthodes quantitatives.

L'Office of Scientific and Technical Information américain travaille précisément sur le sujet, avec une approche nouvelle : considérer la diffusion des idées en science comme la dissémination d'un agent infectieux. Mobilisant les modèles mis au point par l'épidémiologie, en particulier le modèle à  quatre états "Susceptible, Exposed, Infected, Recovered", ils ont étudié une série de cas en montrant comment la probabilité et l'efficacité de contact entre chercheurs (notée àŸ) permet de diminuer le temps nécessaire au développement des connaissances (ou en tous cas, le temps nécessaire à  la contamination des chercheurs par une nouvelle idée). Ainsi, dans le cas des recherches sur le prion, un doublement des contacts (courbe en noir) grâce à  une meilleurs diffusion des articles et des données, une plus grande interaction dans des congrès, plus d'échanges entre labos etc. aurait fait gagner environ 30 ans à  la science (par rapport à  la courbe en rouge) !

Selon le cas étudié, différent paramètres jouent dans la dynamique de diffusion : la population initiale de chercheurs "sensibles" (plus petite pour les recherches sur la théorie des cordes que pour celles sur le prion) et l'efficacité de contact (meilleure pour les recherches sur la théorie des cordes que pour celles sur le prion, car les premières nécessitent un outillage moins coûteux et font donc plus facilement de nouveaux adeptes).

Ce modèle, bien qu'intéressant, nous laisse sur notre faim. Les auteurs font bien quelques critiques de l'utilisation d'un modèle épidémiologique (contrairement à  la plupart des épidémies, les contacts en science sont longs — typiquement 3 ans entre un thésard et son encadrant —, tout comme peut l'être le temps d'incubation — souvenons-nous des "belles au bois dormant") mais laissent de côté ce qui me semble primordial en tant qu'apprenti-sociologue des sciences : les facteurs externes. En effet, on peut considérer que les recherches sur le prion auraient pu plafonner vers les années 1990, alors qu'elle démarrait à  peine pour nous. Mais ce serait oublier que l'essentiel de cette recherche s'est développé quand le besoin politique s'en faisait sentir avec la crise de la vache folle ! Idem avec les recherches sur le H5N1... Bref, ce ne sont pas seulement les propriétés internes de la communauté scientifique qui déterminent sa dynamique, c'est évident.

Sans compter les limites intrinsèques à  une multiplication de l'efficacité de contact : on peut dire que la science progresserait plus vite avec une meilleure efficacité de contact, qui est sûrement perfectible, mais les chercheurs ne sont pas non plus des super-héros (quoique...) ! Par contre, penser que la science aurait pu se développer autrement, et faire de l'uchronie scientifique, voilà  qui me plaît beaucoup :-)

Notes

[1] Pas tant que cela en fait puisqu'avant Al Razi (864-930) et Al Masudi (897-956) (parfois surnommé "le Pline de l'Islam"), on considérait que les Anciens (Aristote et al.) étaient des autorités décisives et qu'il ne restait plus rien à  apprendre, seulement à  commenter. En Occident, cette conception ne s'imposera que 600 ans plus tard avec la Révolution scientifique.