Le dernier rapport du GIEC a donc été rendu public hier. Vous pourrez bientôt pouvez lire les commentaires qu'en fait Amanda et d'ores et déjà  constater que les pressions ont été fortes sur les experts du GIEC comme sur tous les experts du climat (avec en première ligne ExxonMobil, encore !).

Mais nous souhaitons ici nous intéresser au GIEC lui-même, pour voir — selon une formule courante en sociologie des sciences — ce que fait le GIEC et ce qui fait le GIEC. Le GIEC, créé en 1988, ce sont d'abord 2 500 chercheurs venus de 130 pays, divisés en plusieurs groupes de travail (pour les amateurs de vidéos qui n'ont pas peur de l'anglais, je les renvoie vers cette page). Le rapport rendu hier est celui du groupe 1, qui recense les bases scientifiques physiques sur le phénomène climatique. Selon Le Monde,

Le groupe 2 diffusera en avril à  Bruxelles ses conclusions sur les conséquences probables du changement climatique [sur la biosphère et sur les systèmes socio-économiques]. (…) Suivront le rapport du groupe 3 sur les options envisageables [et les réponses stratégiques], attendu en mai à  Bangkok, puis un rapport de synthèse qui sera publié en novembre en Espagne.

Un rapport scientifique, donc. Mais les travaux de l'historienne et sociologue des sciences Amy Dahan-Delmedico nous offrent un éclairage différent. Attention : il ne s'agit pas de dire que le GIEC n'est pas scientifique ou autre jugement à  l'emporte-pièce souvent attribué à  tort aux sociologues des sciences. Mais, selon un article récent qui va me servir de trame[1], il s'agit de montrer comment sa structuration en trois groupes de travail, les études qu’il suscite, l’agenda qu’il définit, tendent à  reconfigurer l’ensemble du champ.

Trois groupes de travail

En 1990 comme en 1995 et en 2001 (quid de 2007 ?), c'est le groupe 1, celui des climatologues, qui a eu la plus forte audience et dont les conclusions ont été reprises le plus largement. S’appuyant sur une longue tradition de recherches, leurs modèles de circulation générale — seuls outils qui permettent de se projeter quantitativement dans le futur — jouent un rôle crucial. Pourtant, les rapports entre les trois groupes de travail se modifient au cours du temps, notamment sous l'influence du processus politique. De fait, les économistes acquièrent un poids de plus en plus grand : comme l'évaluation économique des dommages (groupe 2) se heurte à  de très grandes difficultés, leur travail se concentre surtout dans le groupe 3 et résultera dans le protocole de Kyoto. Les économistes s’efforcent d’élaborer des mesures de mécanismes de marché concernant la réduction des émissions, dans un contexte assez confus de vives controverses. En particulier, une mise en scène autour de l’expression droits à  polluer oppose une rhétorique de l’efficacité et de la puissance du marché (incarnée par les USA et d’autres pays de l’OCDE) à  une rhétorique de l’environnement et de l’équité (Europe, écologistes). Après Kyoto, les modèles économiques n’ont plus à  explorer que des trajectoires arrivant toutes à  un même point, celui fixé par le résultat des négociations. Ce moment marque les débuts de la montée en puissance du groupe 2, celui s’occupant des impacts, de la vulnérabilité et de l’adaptation au changement climatique.

Co-construction des connaissances

Le GIEC a un credo officiel, constamment réaffirmé par les présidents successifs, selon lequel il a seulement les moyens et la mission d’évaluer les recherches déjà  existantes. Un rôle de "consommateur" de la recherche, en quelque sorte. Pourtant, le GIEC a contribué incontestablement à  reconfigurer la recherche sur le changement climatique en mettant en avant des questions peu considérées jusque-là  : rôle des sols et des forêts, prédictions régionales, vulnérabilité à  la montée des eaux (par exemple, le rapport "Land Use, Land-Use Change and Forestry" (2000), demandé par le SBSTA, a souligné l’importance de la séquestration du carbone et orienté des recherches vers les cycles du carbone). Vu que les motivations du GIEC sont aussi politiques, l'enjeu n'est pas mince. De fait, on est loin ici du processus linéaire de la recherche ("à  la science les faits et la connaissance, à  la politique les valeurs et les décisions"). Au GIEC comme plus généralement dans le domaine du changement climatique, il y a un aller-retour constant entre le scientifique et le politique. C'est le cas des modèles de circulation générale (GCM), dont l'utilisation comme outil de prévision du changement climatique est grandement déterminé[e] par leur utilisation pour la décision politique – les chercheurs et les politiques renforçant mutuellement leur légitimité par le recours aux GCM. On voit un des effets de cette co-construction dans l'utilisation des "ajustements de flux", un procédé empirique parfois utilisé dans les modèles pour corriger les dérives dues aux défauts des couplages entre océan et atmosphère, qui constituait il y a encore 10 ans la meilleure façon de produire des prévisions "réalistes" à  long terme. L’enquête auprès de différents centres de recherche atteste que tous les modélisateurs étaient d’accord sur le caractère peu rigoureux de cette technique, mais certains considéraient qu’on pouvait l’utiliser tandis que d’autres l’évitaient ; or, ce choix dépendait de facteurs institutionnels et sociaux (liens avec l’IPCC ou recherche d’abord académique), bien plus que scientifiques.

Fabrication d'un consensus

Il est remarquable de voir dans le GIEC une fabrication de consensus propre à  l'activité scientifique, traversé en plus par des tensions politiques. Mais à  ce titre, le résumé pour décideurs a un statut bien différent du rapport complet (quelques milliers de pages). Ce dernier constitue un état des lieux de la connaissance scientifique relativement fidèle et satisfaisant, faisant même apparaître les divergences et les incertitudes dans les résultats alors que le premier, discuté mot par mot en séance plénière pendant la semaine écoulée, représente inévitablement une sélection et une synthèse pour trouver un consensus entre les politiques. Les discussions en séance plénière sont bien un processus intensément politique où s’exprime toute une gamme d’intérêts nationaux divergents : les pays [insulaires du Pacifiques] plaident pour l’introduction d’une rhétorique du risque, les pays producteurs de pétrole plaident pour la mention répétée des incertitudes scientifiques et celle de gaz autres que le CO2 ; les pays en développement veulent mentionner le poids des émissions passées, les pays du Nord insistent sur les émissions futures...

Enjeux géopolitiques

Comme l'affirme un chimiste du Bengladesh, membre du groupe 2 : Dans le 1er Rapport du GIEC, on parlait de molécules, dans le 2e Rapport, de molécules et de dollars, dans le 3e, on a introduit enfin les humains, et désormais cela va aller croissant. Cela signifie que le groupe 2 prend de l'importance, notamment avec la question nouvelle de l'adaptation et une critique grandissante de la modélisation, vue comme un "langage du Nord" qui a eu ses mérites mais ne peut plus suffire aujourd’hui. Ce que les pays du Sud dénoncent, c’est le cadrage politique du régime du changement climatique dans lequel la modélisation numérique a occupé une place trop longtemps exclusive. La méthode des modèles consiste principalement en la résolution numérique d’un problème mathématique d’évolution dont on fixe l’état initial. Or, ce qu’expriment ces critiques, c’est que, utilisée dans le cadre politique, la méthode efface le passé, naturalise le présent et globalise le futur. Ainsi, en fixant l'instant initial à  l'année 1990 (année du protocole de Kyoto), cette vision "physiciste" efface un ensemble de conditions politiques, économiques et sociales héritées de l’histoire et globalise (le méthane produit par les rizières d’Asie étant par exemple confondu avec le CO2 des voitures du Nord !).

[Mà J 02/08/2007] : Au final, c'est bien une image différente du GIEC qui ressort. Et il devient difficile de continuer à  affirmer, comme le Secrétaire général de l'Organisation météorologique mondiale qui a co-fondé le GIEC, que celui-ci s'est imposé sur la scène politique mondiale parce que le contenu scientifique y a toujours primé sur le reste !

Notes

[1] Dahan-Dalmedico et Guillemot 2006, "Changement climatique : dynamiques scientifiques, expertise, enjeux géopolitiques", Sociologie du travail, vol. 48, n° 3, pp. 412-432