Le gène de ceci, le gène de cela : pourquoi ça prend ?
12
avr.
2007
Chez Le Doc', Fabrice suggérait ce matin même de s'interroger sur ce qui fait que telle ou telle étude va être plus diffusée, médiatisée, intégrée par la population (comme celles sur l'effet Mozart, sur le gène de l'homosexualité, ou celui de l'infidélité, etc.) que telle autre
. Comme les blogueurs du C@fé des sciences sont à l'écoute, et parce que c'est un sujet intéressant, je m'exécute maintenant en retenant particulièrement cette thématique du gène du comportement X ou Y. Et ce en m'appuyant sur un article de la sociologue et anthropologue Sophie Houdart, qui a travaillé sur le cas de la découverte d'une mouche homosexuelle (via Baptise Coulmont).
Tout démarre quand un laboratoire japonais de génétique du comportement repère en 1996, dans sa collection de mutants, une drosophile homosexuelle. La découverte est controversée, en particulier par un laboratoire français qui considère que l'annonce est prématurée et le "fait scientifique" pas encore solidement établi. Classique… Les Français reprochent donc à la mise en scène médiatique d'exister avant que le monde scientifique en ait fini avec ce mutant, nommé "satori". L'erreur que font ces scientifiques est de penser que ce sont les médias qui font exister "satori" en tant que mutant homosexuel
. Que nenni, ils rendent seulement possible son existence
en le libérant des contraintes et des dispositifs du laboratoire, en lui fournissant un espace dans lequel il peut évoluer
.
Au laboratoire, la découverte est d'abord une question de contexte ; comme l'affirme Michel Callon[1] : La science est le produit d’un processus de fabrication dans lequel la sélection des problèmes, des traits et des événements pertinents joue un rôle essentiel
. Point de dévoilement soudain de la nature… En l'occurrence, parmi les sept mutants sexuels présents dans ce laboratoire, seul un est susceptible de créer l'événement parce que les circonstances historiques, sociales et politiques s'y prêtent — et uniquement parce qu'un tabou très japonais a été brisé 10 ans auparavant par un des chercheurs français en visite dans le laboratoire.
Mais pour créer l'évènement, il faut plus qu'une mouche et un directeur de recherche. C'est pourquoi ce dernier ne fondera pas seul cette science de l’homosexualité, annoncée avec emphase dans certains articles japonais
et appelle à la rescousse Platon, en le citant dans son article des Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America !
Autrefois, Platon écrivait qu’il existait, chez les humains, trois couples : “un homme avec un homme”, “un homme avec une femme” et “une femme avec une femme” ; ils furent ensuite divisés en deux moitiés et chacun cherche la sienne. Ainsi l’amour entre deux hommes et l’amour entre deux femmes sont des choses naturelles.
Et que l’on juge du reste de la distribution : Freud joue le rôle du vaincu ; Simon LeVay et Dean Hamer, celui des guerriers esseulés et engagés dans une cause légitime mais qui les dépasse. Le directeur japonais et son mutant homosexuel sont ceux par qui l’histoire se termine bien — ceux par qui, plutôt, l’histoire peut véritablement commencer.
En travaillant sur la drosophile plutôt que l'humain, en n'étant pas homosexuel lui-même, Yamamoto évite les pièges qui avaient coulé LeVay et se met à l'abri de critiques éthiques ou morales. Bref, c'est parce qu'il est ainsi sur-protégé que "satori" peut sortir du laboratoire, faire l'événement et dépasser ce qui l'a précédé
.
Mais la rhétorique de l'article scientifique doit aussi être mobilisée dans ce sens. Face à un relecteur qui propose de remplacer le titre trop évocateur de "Sexual orientation…" par "Change of orientation…", les chercheurs tiennent bon. C'est qu'il leur faut attirer l'attention ! Pour ce relecteur français, les chercheurs japonais, auteurs de l’article, sont ni plus ni moins taxés d’inconscience d’une part (ils ne mesurent pas les enjeux sociaux en présence) et de réductionnisme d’autre part (« un gène pour un comportement »)
. Ils savent pourtant bien ce qu'il font, puisque Yamamoto remarque en parlant d'autres articles :
Dans le journal Science, fruitless est interprété comme un gène impliqué dans l’orientation sexuelle. Mais dans l’article paru dans Cell, dans le titre, les auteurs utilisent clairement le mot homosexuel. Science est un journal ouvert à un public général et ça oriente pas mal le contenu. Ils savent très bien combien ça peut être controversé s’ils utilisent l’adjectif homosexuel : les articles de LeVay et de Hamer sont parus dans Science et il y a eu des réactions très fortes. Et aujourd’hui, il y a une tendance à éviter ce genre d’énoncés controversés, particulièrement dans Science. (…) Le journal Cell, lui, est un journal professionnel.
Dans son article, Sophie Houdart remarque bien à quel point les conceptions, les attentes et la mise en politique des données qu’ils produisent
sont éloignées entre les chercheurs français et les chercheurs japonais. Pourtant, le comportement des journalistes est partout le même : ils veulent photographier, filmer et témoigner de ces mouches qui font une chaîne de parade homosexuelle
. Et de passer allègrement de la drosophile à l'homme et de l'observation controversée au fait dur. En franchissant la porte de l’espace scientifique, les objets sont comme dénaturés : des journalistes, plus soucieux de l’audience et du remous que de l’exactitude, leur font dire des choses qu’ils ne comprennent pas.
Bref, comme on l'indiquait en introduction, ce ne sont pas les médias qui font exister "satori" : pour le laboratoire japonais, la mise en événement n’est pas autre chose qu’une autre manière de mettre à l’épreuve la fiabilité de ce qu’il produit — sa justesse au sens moral du terme.
Il ne s’agit plus seulement de convaincre les pairs qui, pour une raison (compétition) ou pour une autre (éthique), peuvent émettre des doutes quant aux résultats expérimentaux. Le grand public est tout aussi habilité à juger si un fait scientifique doit vivre ou s’il doit passer à la trappe des erreurs scientifiques…
Et si les Français s'offusquent contre cette vision qu'ils estiment motivée par d'autres intérêts que scientifiques, Yamamoto leur renvoie leur propre attachement à un idéal scientifique, à une histoire particulière (celle de l’eugénisme, de la sociobiologie en France), à un contexte social (la méfiance vis-à -vis des médias), etc.
Voilà une étude menée au laboratoire. On pourrait de même étudier ce qui traverse d'autres collectifs, comme le grand public, au moment de telles découvertes. Mais la comparaison entre deux pays, le choix de l'étude de cas et la précision anthropologique de ce travail nous en apprennent déjà beaucoup !
Notes
[1] Callon M. (sous la dir. de), 1989. La science et ses réseaux. Genèse et circulation des faits scientifiques, Paris : La Découverte.
Commentaires
Juste un petit rebond: si Cell est un journal professionnel (et un bon), c'est aussi le cas de Science, qui publie aussi des articles de recherche, et est professionnel à tel point qu'un article publié dans cette revue peut lancer une carrière scientifique pour des années. C'est justement parce qu'il est un des sommets de la profession scientifique que Science attire les journalistes et les vulgarisateurs, mais il n'est pas en soi ouvert à un public général! Nature, qui est dans le même sac que Science et au moins autant surveillé, n'hésite pas à publier des articles aux titres provocateurs... Je ne vois pas où Yamamoto veut en venir.
Apparemment, l'étude de jumeaux humains montre qu'il existerait des bases génétiques à l'homosexualité (en priant pour qu'on ne les trouve jamais). Est-ce que le mutant de la drosophile a été reproduit, ou s'agissait-il d'une mouche? A quoi ressemble le gène inactivé? Code-t-il pour un régulateur, une protéine de structure? A-t-il des homologues chez l'homme?
Salut,
Juste un mot pour te dire merci pour ce billet. Il existe des travaux en psychologie sociale qui s'appuient (un peu) sur la mémétique pour expliquer à l'aide de la "sélection émotionnelle" pourquoi une information scientifique (ou une rumeur ou une légende urbaine) va se diffuser auprès du grand public. D'autres s'appuient sur les représentations sociales pour étudier la transformation d'un "fait scientifique" lors de son appropriation par le grand public. Peut-être cela pourrait t'intéresser.
Nous sommes entourés de légendes "scientifiques" (comme l'effet mozart, le fer dans les épinards, la prédominance d'hémisphère cérébraux différents entre les hommes et les femmes, le fait que nous n'utiliserions que 10% des capacités de notre cerveau, etc.), il est donc important, quand on s'intéresse à la diffusion de l'information scientifique, et à la science citoyenne, d'étudier les principes et les biais de cette diffusion.
Je te donne quelques références intéressantes concernant cette thématique qui m'intéresse également.
Bonne journée.
Fabrice.
Très bon billet. Je n'avais pas connaissance du sujet, mais c'est intéressant au possible.
Si je puis me permettre une ouverture, il faudrait se pencher un peu plus sur la place du scientifique dans la diffusion de ce genre de découvertes. En d'autres termes, existe t'il une responsabilité après ce genre de découvertes, ou est il acceptable de passer la main à d'autres relais, qui diffuseront l'information?
Benjamin > Science comme ''Cell' sont des journaux "professionnels" mais je crois que ce que Yamamoto veut dire, c'est que le premier est lu par un public plus large que le second : scientifiques d'autres domaines mais aussi journalistes, grand public. D'où il est vrai que les articles ne seront par rédigés et présentés de la même façon, au-delà même des exigences éditoriales propres à chaque revue...
Fabrice > Merci à toi, je vais regarder ces références de près — c'est vrai que le sujet est intéressant, et ça me rappelle mes cours "De l'individuel au collectif", avec une approche différente.
Timothée > Je pense que chaque scientifique a ses propres habitudes et qu'il n'y a pas de règles générale. Mais pour moi qui me méfie des "médiateurs", je suis partisan d'une continuité entre le laboratoire et le dehors du laboratoire. Savoir que les scientifiques fabriquent autant leurs découvertes au laboratoire qu'en dehors ne doit pas nous faire voir d'un mauvais œil ce qu'ils font justement à l'extérieur, et leur permet de
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