Chez Le Doc', Fabrice suggérait ce matin même de s'interroger sur ce qui fait que telle ou telle étude va être plus diffusée, médiatisée, intégrée par la population (comme celles sur l'effet Mozart, sur le gène de l'homosexualité, ou celui de l'infidélité, etc.) que telle autre. Comme les blogueurs du C@fé des sciences sont à  l'écoute, et parce que c'est un sujet intéressant, je m'exécute maintenant en retenant particulièrement cette thématique du gène du comportement X ou Y. Et ce en m'appuyant sur un article de la sociologue et anthropologue Sophie Houdart, qui a travaillé sur le cas de la découverte d'une mouche homosexuelle (via Baptise Coulmont).

 Drosophila larva. Oh what will those evil scientists do with them, poor things. Drosophiles ©© culmor

Tout démarre quand un laboratoire japonais de génétique du comportement repère en 1996, dans sa collection de mutants, une drosophile homosexuelle. La découverte est controversée, en particulier par un laboratoire français qui considère que l'annonce est prématurée et le "fait scientifique" pas encore solidement établi. Classique… Les Français reprochent donc à  la mise en scène médiatique d'exister avant que le monde scientifique en ait fini avec ce mutant, nommé "satori". L'erreur que font ces scientifiques est de penser que ce sont les médias qui font exister "satori" en tant que mutant homosexuel. Que nenni, ils rendent seulement possible son existence en le libérant des contraintes et des dispositifs du laboratoire, en lui fournissant un espace dans lequel il peut évoluer.

Au laboratoire, la découverte est d'abord une question de contexte ; comme l'affirme Michel Callon[1] : La science est le produit d’un processus de fabrication dans lequel la sélection des problèmes, des traits et des événements pertinents joue un rôle essentiel. Point de dévoilement soudain de la nature… En l'occurrence, parmi les sept mutants sexuels présents dans ce laboratoire, seul un est susceptible de créer l'événement parce que les circonstances historiques, sociales et politiques s'y prêtent — et uniquement parce qu'un tabou très japonais a été brisé 10 ans auparavant par un des chercheurs français en visite dans le laboratoire.

Mais pour créer l'évènement, il faut plus qu'une mouche et un directeur de recherche. C'est pourquoi ce dernier ne fondera pas seul cette science de l’homosexualité, annoncée avec emphase dans certains articles japonais et appelle à  la rescousse Platon, en le citant dans son article des Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America !

Autrefois, Platon écrivait qu’il existait, chez les humains, trois couples : “un homme avec un homme”, “un homme avec une femme” et “une femme avec une femme” ; ils furent ensuite divisés en deux moitiés et chacun cherche la sienne. Ainsi l’amour entre deux hommes et l’amour entre deux femmes sont des choses naturelles.

Et que l’on juge du reste de la distribution : Freud joue le rôle du vaincu ; Simon LeVay et Dean Hamer, celui des guerriers esseulés et engagés dans une cause légitime mais qui les dépasse. Le directeur japonais et son mutant homosexuel sont ceux par qui l’histoire se termine bien — ceux par qui, plutôt, l’histoire peut véritablement commencer. En travaillant sur la drosophile plutôt que l'humain, en n'étant pas homosexuel lui-même, Yamamoto évite les pièges qui avaient coulé LeVay et se met à  l'abri de critiques éthiques ou morales. Bref, c'est parce qu'il est ainsi sur-protégé que "satori" peut sortir du laboratoire, faire l'événement et dépasser ce qui l'a précédé.

Mais la rhétorique de l'article scientifique doit aussi être mobilisée dans ce sens. Face à  un relecteur qui propose de remplacer le titre trop évocateur de "Sexual orientation…" par "Change of orientation…", les chercheurs tiennent bon. C'est qu'il leur faut attirer l'attention ! Pour ce relecteur français, les chercheurs japonais, auteurs de l’article, sont ni plus ni moins taxés d’inconscience d’une part (ils ne mesurent pas les enjeux sociaux en présence) et de réductionnisme d’autre part (« un gène pour un comportement »). Ils savent pourtant bien ce qu'il font, puisque Yamamoto remarque en parlant d'autres articles :

Dans le journal Science, fruitless est interprété comme un gène impliqué dans l’orientation sexuelle. Mais dans l’article paru dans Cell, dans le titre, les auteurs utilisent clairement le mot homosexuel. Science est un journal ouvert à  un public général et ça oriente pas mal le contenu. Ils savent très bien combien ça peut être controversé s’ils utilisent l’adjectif homosexuel : les articles de LeVay et de Hamer sont parus dans Science et il y a eu des réactions très fortes. Et aujourd’hui, il y a une tendance à  éviter ce genre d’énoncés controversés, particulièrement dans Science. (…) Le journal Cell, lui, est un journal professionnel.

Dans son article, Sophie Houdart remarque bien à  quel point les conceptions, les attentes et la mise en politique des données qu’ils produisent sont éloignées entre les chercheurs français et les chercheurs japonais. Pourtant, le comportement des journalistes est partout le même : ils veulent photographier, filmer et témoigner de ces mouches qui font une chaîne de parade homosexuelle. Et de passer allègrement de la drosophile à  l'homme et de l'observation controversée au fait dur. En franchissant la porte de l’espace scientifique, les objets sont comme dénaturés : des journalistes, plus soucieux de l’audience et du remous que de l’exactitude, leur font dire des choses qu’ils ne comprennent pas.

Bref, comme on l'indiquait en introduction, ce ne sont pas les médias qui font exister "satori" : pour le laboratoire japonais, la mise en événement n’est pas autre chose qu’une autre manière de mettre à  l’épreuve la fiabilité de ce qu’il produit — sa justesse au sens moral du terme. Il ne s’agit plus seulement de convaincre les pairs qui, pour une raison (compétition) ou pour une autre (éthique), peuvent émettre des doutes quant aux résultats expérimentaux. Le grand public est tout aussi habilité à  juger si un fait scientifique doit vivre ou s’il doit passer à  la trappe des erreurs scientifiques… Et si les Français s'offusquent contre cette vision qu'ils estiment motivée par d'autres intérêts que scientifiques, Yamamoto leur renvoie leur propre attachement à  un idéal scientifique, à  une histoire particulière (celle de l’eugénisme, de la sociobiologie en France), à  un contexte social (la méfiance vis-à -vis des médias), etc.

Voilà  une étude menée au laboratoire. On pourrait de même étudier ce qui traverse d'autres collectifs, comme le grand public, au moment de telles découvertes. Mais la comparaison entre deux pays, le choix de l'étude de cas et la précision anthropologique de ce travail nous en apprennent déjà  beaucoup !

Notes

[1] Callon M. (sous la dir. de), 1989. La science et ses réseaux. Genèse et circulation des faits scientifiques, Paris : La Découverte.