Après avoir constaté qu'un fait scientifique se construit autant au laboratoire que dans sa présentation au monde, intéressons-nous à  ce qui permet sa diffusion. Fabrice donnait comme exemple l'évolution de la théorie de l'effet Mozart, selon laquelle l'écoute de musique classique (en particulier Mozart) augmente l'intelligence, et mentionnait le travail de Adrian Bangerter et Chip Heath ("The Mozart effect: Tracking the evolution of a scientific legend", British Journal of Social Psychology, 43, 605-623, 2004). Leur but est d'utiliser l'effet Mozart comme exemple de légende scientifique afin de tester l'hypothèse que de telles croyances partagées ou représentations se propagent parce qu'elles répondent aux besoins ou préoccupations de groupes sociaux. Notre intention est plutôt d'utiliser cette étude de cas pour mettre en place et illustrer des concepts[1] — comme avec le gène de l'homosexualité dans le billet précédent. D'autres exemples de légendes scientifiques incluent les six degrés de séparation entre chaque individu, les centaines de mots que les Esquimaux ont pour désigner la neige ou les 10 % de notre cerveau que nous utilisons. Mais contentons nous de l'effet Mozart ! ;-)

Tout démarre avec un article publié en 1993 dans la revue Nature montrant que des étudiants en université à  qui on fait écouter une sonate de Mozart pendant 10 minutes réussissent mieux ensuite à  un test d'intelligence spatiale que ceux qui sont restés en silence ou ont écoutés des instructions de relaxation. Divers travaux ont suivi (notamment sur des rats soumis à  du Mozart avant d'effectuer le test du labyrinthe !) avant une méta-analyse montrant en 1999 que cet "effet Mozart" est négligeable quantitativement. Mais la rumeur était lancée et prit notamment une ampleur considérable aux Etats-Unis, où plusieurs Etats ont adopté des lois favorisant la distribution de CD de musique classique aux femmes enceintes !

L'article de 1993 est cité cette même année par les journaux américains autant de fois que les autres articles importants de Nature mais est cité 11,4 fois plus entre 1993 et 2002 ! Bref, démarrage lent ("intérêt transitoire") mais présence régulière ensuite ("intérêt stable") — en fait à  chaque événement public ayant trait directement ou non à  l'effet Mozart (parution de livre de psychologie sur l'importance du développement lors de la petit enfance etc.). Avec une phase de déclin après 1999, sans doute à  la suite du discrédit scientifique porté sur l'hypothèse…

Mais est-ce que la diffusion réussie de l'effet Mozart dans la population est liée à  des préoccupations particulières ? Incontestablement oui, le développement lors de la petite enfance et la performance intellectuelle étant des thèmes sensibles en Occident, et particulièrement aux Etats-Unis. Les auteurs prouvent, données à  l'appui, que les Etats où l'anxiété vis-à -vis de l'éducation des enfants est réputée la plus grande sont ceux où les médias font le plus de place à  l'effet Mozart.

Enfin, les auteurs se sont penchés sur les transformations de l'effet Mozart au cours de sa diffusion dans la population. Comme la mémétique le prédit, remplacer des étudiants de la fac par des enfants voire des nouveaux-nés est une mutation du mème qui lui permet d'être mieux adapté à  son environnement (car il se renforce avec le mythe du déterminisme infantile et les préoccupations sur le développement des jeunes enfants). Sa diffusion s'amplifie alors dans la presse, où il est plus facilement repris (voir figure ci-dessous, qui montre comment la version mutée du mème se fixe dans la population ; les données étant exprimées en pourcentage du total d'articles, on ne voit pas comment cette fixation coïncide avec l'augmentation du nombre d'articles consacrés à  l'effet Mozart, mais vous pouvez me croire…).

Bref, grâce à  une belle étude de cas qui présente plusieurs traits habituellement épars, les auteurs valident empiriquement au moins trois hypothèses théoriques (deux phases d'intérêt médiatique, congruence avec l'anxiété sociale et mutation favorisant la diffusion). Et nous donnent une belle illustration de ce que peut être la diffusion d'un légende scientifique, c'est-à -dire d'un fait scientifique intégrant la culture populaire

Notes

[1] Les concepts en question sont issus des recherches en psychologie sociale et s'articulent selon les résultats (surtout théoriques, un peu empiriques) suivants : la diffusion des idées remplit un rôle psychologique ou social ; les idées se propagent mieux quand elles sont bien adaptées à  leur environnement (mémétique) ; dans le cas des concepts scientifiques, leur transformation en représentations sociales permet d'affronter des résultats contre-intuitifs voire perturbants.