Un point sur la vulgarisation scientifique
25
juin
2007
Le journalisme scientifique n'a pas bonne presse, il est souvent accusé de sensationnalisme, d'imprécision ou de simplification, voir même parfois d'être trop timoré. La vulgarisation scientifique en général peut être accusée de ces maux. A un niveau plus fin, on leur reproche de considérer leur public comme des ardoises vides où viendrait s'inscrire la "bonne parole scientifique", dotée naturellement d'une autorité et d'une universalité incontestables : l'immense public des "profanes" est invité au grand spectacle de la science qui, implicitement, en raison même de l'identification des exclus à des profanes, relève du "sacré"
[1].
En ce qui concerne les journalistes scientifiques, ces travers sont sans doute en partie dus à l'embargo imposé par les journaux (et le rédacteur en chef du Lancet ne dit pas autre chose). Selon cette pratique désormais habituelle, Nature, Science ou les autres mettent les articles importants à la disposition des journalistes quelques jours avant publication, à condition que ceux-ci ne sortent pas leur article avant le jour de publication, ou la veille. Alors, les journalistes se croyant dépositaires d'un savoir rare et déférents vis-à -vis des sources d'information dont ils dépendent, considèrent qu'il suffit d'être la caisse de résonance des maîtres du Verbe
[2] (sans regard critique !) pour faire leur travail. De plus, les communiqués de presse diffusés par les mêmes revues ou parfois les équipes de recherche (aux Etats-Unis) favorisent le journalisme paresseux et l'information homogène.
Mais alors, que faudrait-il ? Eh bien, pour reprendre les arguments de Franco Prattico[3], il ne faudrait plus "traduire" le langage ésotérique du savant dans le langage "vulgaire" du public mais chercher à en identifier les points communs, les viaducs et les isthmes. Mais pour cela,
il faut construire une nouvelle figure d'intellectuel disposant d'une vaste formation, non seulement scientifique et philosophique, mais aussi littéraire et artistique, qui soit en mesure de lire notre époque de manière critique sans préjugés. Cette nouvelle figure doit se faire porte-parole d'une prise de conscience, d'une part, de la pénétration de la technologie (et donc la lire avec un regard critique), d'autre part du fait que l'image du monde que nous avons héritée des siècles passés est désormais déstructurée, et que ce tremblement de terre (…) concerne aussi l'imaginaire et demande donc une reconstruction des points de repère et des valeurs. (pp. 206-208)
Les scientifiques qui font de la vulgarisation doivent aussi éviter de penser que seule la "vérité" (sur l'origine de la vie, les causes du cancer, les mécanismes du réchauffement climatique…) intéresse leur public alors qu'eux-mêmes sont intéressés par toute autre chose, et qu'ils n'attendent pas de leur collègue qu'il s'intéresse à un énoncé scientifique sous le seul prétexte qu'il est vrai. Comme l'écrivent Françoise Bastide et al., il faut trahir la science, c'est-à -dire trahir ce que les scientifiques ne disent pas au "public", ce par quoi ils trahissent eux-mêmes la différence qu'ils font entre publics et collègues
[4].
A la lumière de ces principes, j'ai essayé de réécrire une brève de Science & vie consacrée à la toxoplasmose et brocardée par Timothée. Pas facile, surtout dans ce format aussi court. Mais je persiste à croire que c'est possible — et après tout, il existe bien des formations où les journalistes scientifiques pourraient apprendre à s'y mettre !
Notes
[1] Baudouin Jurdant (1996), "Enjeux et paradoxes de la vulgarisation scientifique", Actes du colloque La promotion de la culture scientifique et technique : ses acteurs et leurs logiques, Université Paris 7 - Denis Diderot, 12-13 décembre, pp. 201-209.
[2] Franco Prattico (1998), "Divulgation scientifique et conscience critique", Alliage, n° 37-38, pp. 204-210.
[3] Op. cit.
[4] Françoise Bastide, Denis Guedj, Bruno Latour et Isabelle Stengers (1987), "Il faut trahir la science", Le résistible objet des films scientifiques, club Scientifiction.
Commentaires
Un site qui peut vous amuser, à ce sujet : http://www.scientistsofamerica.com
Quelques commentaires (désolée pour la longueur)
Ni plus, ni moins, que le reste du journalisme, me semble-t-il.
Un peu, mais pour d'autres raisons que celles que tu cites. En effet, à ma connaissance, les journaux scientifiques n'ont jamais supprimé les informations sous embargo à un journal trop critique : la seule raison d'une telle suppression est la rupture de l'embargo. Donc la dépendance n'est pas aussi forte qu'on le dit. D'autre part, cette question de l'embargo ne concerne que les quotidiens et les radios, un peu les hebdos. Mais tous les mensuels spécialisés (Science et vie, La Recherche...) s'en fichent. En revanche, je suis d'accord sur la "paresse intellectuelle" à cause des communiqués de presse. Cela dit, même les chercheurs ne lisent pas tout ce qui sort dans leur spécialité, alors les journalistes sont plus ou moins obligés d'avoir des "digests".
De toute façon, le but du journaliste n'est pas de "traduire" ce que lui disent les scientifiques, ni d'être un "passeur" des connaissances scientifiques, comme je l'entends souvent. Son rôle est d'informer, pas de vulgariser. Informer, ça veut dire garder un regard critique, remettre en perspective (quelle avancée par rapport aux recherches précédentes,...) , imaginer les implications sur la société...
J'ai lu la critique, mais pas ta tentative de réécriture. Où est-elle ?
Oui, il existe notamment une formation à Lille spécialement faite pour les scientifiques. Mais n'oublie pas que beaucoup de journalistes scientifiques ont une formation scientifique, parfois jusqu'au doctorat.
Cécile > Merci pour ton commentaire, qui va me forcer à expliciter un peu mon propos. Si le journalisme scientifique a (à mon avis) encore moins bonne presse que le reste du journalisme, c'est parce qu'il fait aussi oeuvre de vulgarisation scientifique, prêtant ainsi deux fois plus facilement le flanc aux critiques (en particulier en provenance des scientifiques eux-mêmes). L'embargo de l'information ne joue pas tant en ce qu'il priverait les journalistes de leur liberté de commentaire mais en ce qu'il les assujetit systématiquement à une même source d'information (typiquement, les journaux Nature ou Science), qu'ils sont obligés de traiter rapidement et de manière stéréotypée puisque leurs concurrents feront de même (ex. : Le Monde / Le Figaro). Psychologiquement, l'embargo les fait aussi passer pour récepteurs privilégiés d'une information "de première main" qui détient une "nouvelle vérité", d'où la répétition d'un mode de diffusion "savant -> ignorant". Sur la formation, je ne nie pas la compétence scientifique des journalistes scientifique. Mais paradoxalement, c'est peut-être elle qui ralentit toute rénovation des modes de vulgarisation puisque l'on sait que les scientifiques sont campés sur certains modèles épistémologiques et cognitifs. Et c'est pour cela que je pointais vers une formation de Master qui a, à mon sens, une approche plurielle et intéressante du journalisme scientifique...
Enfin, si j'ai essayé dans ma tête de repenser la brève de Science & vie, il n'en est rien ressorti d'original... Ce n'est pas un métier facile, comme tu peux en témoigner !
J'ai placé votre note en lien sur mon blog, j'espère que vous n'y voyez pas d'inconvénient.
Le post et les commentaires sont intéressants mais il me semble que vous avez réuni deux aspects qui sont en général disjoints : l'origine des sources (embargo ou pas...) et le contenu d'un article ("traducteur', "vulgarisateur"...). Sauf à considérer les situations d'urgence om l'info arrive et où il faut écrire vite et donc mal, les deux choses me paraissent distinctes.
A propos des embargo, Cécile a raison : ils ne concernent que les journalistes de quotidiens ou du web. Mais il ne faut pas exagérer l'importance de ce canal. Il y a plein d'autres sources (j'ose à peine vous signaler quelques pages web que j'ai fait là -dessus et qui dévoilent toutes mes sources ! Je n'ai pas le sentiment de me sentir privilégié et donc obligé vis à vis de ces types d'actualités. En général ce sont plus les voyages de presse qui mettent dans cet état d'esprit...(même en science !) Mais c'est une autre histoire.
A propos de la façon de rédiger, là il faudrait plus de temps pour analyser les biais, les habitudes d'écriture, les schémas de pensée, l'effet du temps dont on dispose pour écrire, le but recherché...
David > Merci pour le lien, c'est une ressource extrêmement intéressante qui mérite d'être connu pour mieux comprendre la journalisme scientifique "en train de se faire". C'est vrai que le schéma du journaliste qui fait du copier-coller de communiqués de presse ou écrit dès expiration de l'embargo, est surtout vrai pour la presse quotidienne, la radio ou le web (comme il y a quelques jours avec le buzz autour de l'exploit de Craig Venter, livré sans lecture critique). C'est bien à eux que je pensais, car cela reste malgré tout je crois le canal n° 1 de diffusion de la science au grand public. Dans ce cas, l'influence sur l'écriture et le cadre épistémologique est clair. Je pense que les brèves que l'on trouve par exemple dans les mensuels comme Science &vie ou La Recherche reproduisent ce schéma, car c'est une contrainte d'espace. Dans les autres cas, il faudrait effectivement creuser les présupposés épistémologiques et les relations aux chercheurs, "détenteurs du savoir", avant de conclure aussi clairement !
Bonjour, je suis étudiante en maîtrise professionnel et je prépare mon mémoire sur les enjeux de la vulgarisation scientifique dans les équipements culturels à vocation scientifique. Je suis à la recherche d'études qui auraient été menées sur le sujet ou d'ouvrages le traitant. Merci beaucoup pour votre aide.
Nanou > Voici les références que je peux te conseiller :
Puis-je me permettre de suggérer dans cette bibliographie le récent numéro (mai 2007) des Annales des Mines consacré au partage du savoir (j'ai mis en ligne sur la page suivante l'article que j'y ai rédigé, basé sur mon expérience de la vulgarisation scientifique.
Alexandre > Je l'ai cité, sous le titre Réalités industrielles qui semble être le vrai titre de la revue. Ou alors j'ai rien compris et il me faut plus d'explications !