Kuhn, Popper et le dessein intelligent
4
nov.
2007
Ce texte est la traduction autorisée d'un billet de Steve Gimbel, professeur de philosophie au Gettysburg College, que je remercie.
"Mike the Mad Biologist" a récemment blogué sur la notion de changement de paradigme (Thomas Kuhn) appliquée au dessein intelligent. Mike a raison sur quelques points :
Les changements de paradigme sont très rares. A chaque fois que vous entendez parler d'une théorie "nouvelle", souvenez-vous en. Einstein en avait une. Darwin en avait une. Kimura en avait une. Peu d'autres en ont. C'est très heureux car si les disciplines étaient révisées de A à Z tous les mois, il serait très difficile de travailler (et ce serait une bonne preuve que le travail lui-même était bancal).
Oui, la très grande majorité de chercheurs font ce que Kuhn appelle la "science normale", qui est fermement ancrée dans le paradigme guidant la science, et les révolutions sont si rares que quand elles se produisent, c'est crucial.
Deuxièmement,
Il y a une différence entre une perspective ou vue du monde (''worldview", "Weltanschauung") et une théorie. Les théories (et hypothèses) peuvent être remplacées par de nouvelles données ou analyses. De nombreuses soi-disant théories ne sont pas des théories rigoureuses qui peuvent être réfutées (et je ne compte pas discutailler ici de Popper). Comment réfuter par exemple le dessein intelligent ?
Pour Kuhn, un paradigme entraîne une vision du monde complète. Il contient des présupposés fondateurs ; il définit quelle sorte de questions peut être posée et lesquelles valent le coup d'être approfondies ; il définit quelles approches sont considérées légitimes pour répondre aux questions ; et il définit ce qui compte comme une réponse valable. De cette façon, Kuhn est dans la lignée de Pierre Duhem, selon lequel un paradigme n'est pas falsifiable parce que l'on peut toujours faire des ajustements dans le réseau pour expliquer les anomalies qui apparaissent. Certaines anomalies sont facilement mises au placard quand d'autres nécessitent des modifications ad hoc majeures, mais on peut toujours sauver une partie quelconque du paradigme si l'on est prêt à ajuster quelque part ailleurs.
Ainsi, non seulement le dessein intelligent n'est pas réfutable au sens de Popper mais la théorie de l'évolution, la théorie quantique ou tout ce qu'on veut non plus. La référence à Popper, que l'on voit si souvent, est fautive puisque les hypothèses ne sont pas testées individuellement. Elles font partie d'un réseau plus large de croyances et peuvent être sauvées face à des observations problématiques en arrangeant d'autres éléments du réseau.
Est-ce que cela signifie une certaine équivalence épistémologique entre la théorie de l'évolution et le dessein intelligent ? Non. Cela signifie juste que Popper n'est pas la bonne carte à jouer. Il y a des personnes intelligentes qui travaillent dur pour montrer qu'il pourrait y avoir des conséquences testables du dessein intelligent et ce serait une erreur de considérer qu'elles sont fausses a priori. Peut-être qu'elles sont testable indirectement, peut-être pas. Le fait est que cela importe peu puisque ce n'est pas la réfutabilité qui va nous donner un critère de choix ici.
Imre Lakatos était un étudiant de Popper qui trouvait aussi certains aspects de la théorie de Kuhn extrêmement attractifs. Il réalisa qu'on ne pouvait pas, sans problèmes, appliquer à la science vue par Kuhn la réfutabilité d'hypothèses individuelles comme critère de démarcation. Mais il vit aussi un des problèmes saillants du système de Kuhn. Si un paradigme est une vision du monde et définit les questions que l'on pose, les moyens d'y répondre et ce qui compte comme réponse acceptable, alors toute la rationalité réside au sein du paradigme. Du coup, il ne peut pas y avoir de bonne raison de passer d'un paradigme à l'autre puisque la raison ne fait sens qu'au sein d'un paradigme donné. Il n'y a pas de moyen de comparer les paradigmes avant d'acheter, si bien que le changement de paradigme est semblable à une reconversion religieuse.
Lakatos utilisa Popper pour résoudre ce problème avec Kuhn. Popper avait souligné que des propositions réfutées pouvaient être repêchées par l'utilisation d'hypothèses ad hoc mais les exclut en considérant qu'elles n'étaient pas permises. Pour Kuhn, elles sont permises. L'idée de Lakatos fut de reformuler Kuhn pour qu'elles soient acceptées mais en devenant des handicaps dans l'acceptation d'une théorie. Et un programme de recherche (c'est ainsi qu'il renomma les paradigmes) peut être sauvé en ajustant d'autres parties de la théorie mais quand votre ajustement la rend moins réfutable, le programme devient "dégénéré". Quand le programme de recherche est capable d'expliquer de plus en plus sans modification ad hoc, il est considéré comme progressiste. Kuhn a raison (et Popper tort) quand il affirme qu'on n'est jamais obligé d'exclure une théorie, qu'elle peut toujours être sauvé de données problématiques et demeurer scientifique. Mais Popper avait raison (et Kuhn tort) en disant que cette façon de la sauver a un coût.
Alors, quand nous regardons le dessein intelligent et l'évolution darwinienne, nous avons deux programmes de recherche qui peuvent être maintenus quelles que soient les données. Mais il se trouve que le dessein intelligent est assez dégénéré pour avoir besoin de tout un tas de rustines qui n'augmentent pas sa testabilité face aux phénomènes observés. La théorie de l'évolution, par contre, est un programme de recherche incroyablement progressiste qui rend compte d'un volume croissant de données allant de faits macro-écologiques à des faits de génétique moléculaire ou des faits géologiques. L'évolution darwinienne est testable d'un très grand nombre de façons et rend facilement compte des observations à travers elles. Y'a-t-il des anomalies ? Bien-sûr ! Toute théorie a des anomalies. Certaines d'entre elles seront-elles résolues par l'ajout de faits aujourd'hui inconnus ? Evidemment. D'autres faits nous forceront-ils à repenser certains pans de la théorie comme elle est acceptée aujourd'hui ? Sans aucun doute. Y'en aura-t-il qui provoqueront la dégénérescence du programme de recherche dans son entier et rendront son adhésion complètement irrationnelle ? Possible, mais vous feriez mieux de parier sur ma victoire au prochain Tour de France.
Commentaires
Excellent billet. Mais attention : une seule rustine injustifiee peut amener un changement de paradigme. La seule rustine dans la mecanique pre Einstein, c'etait l'ether et l'absence du "vent d'ether". Cela ne faisait pas beaucoup, mais c'etait le petit grain de sable qui a amene le changement de theorie. J'ajoute d'ailleurs qu'en fonction de la science, une revolution scientifique n'est pas necessairement synonyme de mise au placard de la theorie precedente. La mecanique newtonienne marche tres bien a notre echelle et est utilisee regulierement. Par contre, je ne sais meme pas ce que serait une theorie pre darwinienne.
il ne manque plus que feyerabend et on a le bouquin de chalmers brillament resume en un post, bravo !
t'as commence l'EPO?
merdre, je viens de voir que, quoique brillant, le billet n'est pas de toi
laisse tomber l'epo
Tom > C'est bien ça, les rustines (ou modifications ad hoc) ont un coût, et trop de rustines rendent le programme dégénéré. Par ailleurs, si l'on continue à utiliser la théorie newtonienne, c'est bien parce qu'elle est une approximation correcte de la théorie d'Einstein. Mais on a laissé tombé l'éther, ce qui prouve bien que ce n'est plus réellement la théorie newtonienne d'avant Einstein. Quant à un paradigme pré-darwinien, ce pourrait être l'histoire naturelle qui cherchait à retrouver l'ordre même de la nature, les plans secrets du Créateur ("fixisme"). On peut penser par exemple à Linné (dont tout n'a pas été jeté à la poubelle, comme pour Newton : il est seulement réinterprété à la lumière du paradigme actuel) et à Cuvier, face auxquels Buffon et Lamarck, avant Darwin, proposeront un transformisme ou au moins une conception "continuiste" du vivant.
blop > Je prends le compliment quand même, merci ! :-p
Enro,
Steve Fuller ne serait pas d'accord avec toi. Lors de son témoignage au procès de Dover, il affirmait que le dessein intelligent était bel et bien une science, mais une science encore trop jeune pour être rejetée. Les arguments qu'il apporte sont convaincants jusqu'à un certain point, et résument bien tout ce que la sociologie des sciences a fait de bon et de mauvais au cours des quarante dernières années! Par exemple, il notait que l'appel au surnaturel n'était pas une raison pour rejeter le dessein intelligent. Newton lui-même avait de fortes convictions religieuses qui influençaient fortement son cheminement intellectuel. Et à l'époque, l'appel à une action à distance était justement vu comme une sorte de force surnaturelle. Pour Fuller, donc, on ne peut pas exclure d'emblée le surnaturel.
Pour Fuller, les travaux des quelques chercheurs qui tentent de publier sur le dessein intelligent devraient être évalués d'une façon objective, sans tenir compte de leur motivation religieuse. On peut difficilement être en désaccord avec cela. Par contre, lorsqu'il affirme que le dessein intelligent devrait faire partie du cursus scolaire, il va trop loin : si la théorie est effectivement trop jeune et n'a pas de support significatif, elle ne devrait pas encombrer les manuels scolaires. Là où il marque un point, cependant, c'est dans son souhait que les étudiants soient exposés à une image plus réaliste de la science, où les théories ne seraient pas présentées comme des évangiles immuables. Si on prend la théorie de l'évolution, par exemple, la façon dont elle est enseignée reflète rarement son histoire mouvementée, et encore moins les polémiques qui font encore rage à son sujet, comme par exemple au sujet du niveau de sélection (gène, organisme ou groupe...).
Au procès de Dover, le juge n'a finalement pas accepté les arguments de Fuller. Il a conclu que le design intelligent était bel et bien de la religion et non de la science. Dans les circonstances, et compte tenu de l'enjeu du procès, c'était probablement la meilleure décision. Mais le témoignage de Fuller reste néanmoins intéressant, et j'en recommande la lecture...
François > Merci pour cette pierre dans mon jardin ! D'autant que je lisais justement un papier de science politique sur le procès de Dover qui défend l'idée que peut importe ce qu'est le dessein intelligent, on peut l'exclure des programmes scolaires en faisant appel à John Dewey et à sa conception du rôle de la science et de l'éducation dans la société. A lire et à méditer... Pour revenir au commentaire, en deux mots : pour Fuller le dessein intelligent est bien une science mais encore jeune, selon ce billet le dessein intelligent peut être passé au crible de l'épistémologie et il ressort que c'est un programme de recherche bien plus faible que la théorie de l'évolution. Selon Fuller , selon ce billet on ne peut effectivement pas les réfuter a priori (mais ce n'est pas si intéressant de chercher à les réfuter puisque ce paradigme "dégénéré" pourra toujours trouver de nouvelles rustines). Deux points de vue, au lecteur de choisir !
Termines The God Delusion et on rediscutera des arguments Popperiens contre le dessein intelligent ^^
Enro, en fait la position de Steve Fuller reflète celle des "science studies", et ce n'est pas surprenant qu'il ait témoigné du côté du dessein intelligent. En effet, la défense des scientifiques se résume bien souvent à dire: "mais ce n'est pas de la science!". A quoi les créationnistes ont beau jeu de répondre: "Ah oui? Mais qu'est-ce que la science au juste?". Et ils ont beau jeu, car les sociologues des sciences se sont amusés à démonter toutes les prétentions des scientifiques à une présumée supériorité épistémologique depuis quarante ans. On en est donc rendus à revenir à Popper! L'épistémologie n'aurait donc fait aucun progrès depuis tout ce temps!
Personnellement, je trouve cette croisade contre le créationnisme un peu délirante, car je ne vois pas où exactement est la menace, mais il faudrait probablement vivre aux Etats-Unis pour en avoir une meilleure idée (je suis au Québec, pas loin physiquement, mais idéologiquement très différent). Tout cela ressemble à une diversion, car la science, et l'institution scientifique en particulier, ont des problèmes autrement plus pressants.
François > En effet, la sociologie des sciences est "tolérante" vis-à -vis du créationnisme à la différence de l'épistémologie. Par contre, dire que l'on revient à Popper est exagéré puisque l'épistémologie a aussi évolué et que, comme ce billet essaye de le démontrer, Popper sans Kuhn et sans Lakatos est assez impuissant à distinguer la théorie de l'évolution du créationnisme...
existe il une connaissance sans sujet connaissant à la manière de popper quand sait que le sujet lui même est la base de produit
quelles sont les critques formulées à l'épistémologie de popper surtout dans sa vision de l'objectivité de la connaissance
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