Ce texte est la traduction autorisée d'un billet de Steve Gimbel, professeur de philosophie au Gettysburg College, que je remercie.

"Mike the Mad Biologist" a récemment blogué sur la notion de changement de paradigme (Thomas Kuhn) appliquée au dessein intelligent. Mike a raison sur quelques points :

Les changements de paradigme sont très rares. A chaque fois que vous entendez parler d'une théorie "nouvelle", souvenez-vous en. Einstein en avait une. Darwin en avait une. Kimura en avait une. Peu d'autres en ont. C'est très heureux car si les disciplines étaient révisées de A à  Z tous les mois, il serait très difficile de travailler (et ce serait une bonne preuve que le travail lui-même était bancal).

Oui, la très grande majorité de chercheurs font ce que Kuhn appelle la "science normale", qui est fermement ancrée dans le paradigme guidant la science, et les révolutions sont si rares que quand elles se produisent, c'est crucial.

Deuxièmement,

Il y a une différence entre une perspective ou vue du monde (''worldview", "Weltanschauung") et une théorie. Les théories (et hypothèses) peuvent être remplacées par de nouvelles données ou analyses. De nombreuses soi-disant théories ne sont pas des théories rigoureuses qui peuvent être réfutées (et je ne compte pas discutailler ici de Popper). Comment réfuter par exemple le dessein intelligent ?

Pour Kuhn, un paradigme entraîne une vision du monde complète. Il contient des présupposés fondateurs ; il définit quelle sorte de questions peut être posée et lesquelles valent le coup d'être approfondies ; il définit quelles approches sont considérées légitimes pour répondre aux questions ; et il définit ce qui compte comme une réponse valable. De cette façon, Kuhn est dans la lignée de Pierre Duhem, selon lequel un paradigme n'est pas falsifiable parce que l'on peut toujours faire des ajustements dans le réseau pour expliquer les anomalies qui apparaissent. Certaines anomalies sont facilement mises au placard quand d'autres nécessitent des modifications ad hoc majeures, mais on peut toujours sauver une partie quelconque du paradigme si l'on est prêt à  ajuster quelque part ailleurs.

Ainsi, non seulement le dessein intelligent n'est pas réfutable au sens de Popper mais la théorie de l'évolution, la théorie quantique ou tout ce qu'on veut non plus. La référence à  Popper, que l'on voit si souvent, est fautive puisque les hypothèses ne sont pas testées individuellement. Elles font partie d'un réseau plus large de croyances et peuvent être sauvées face à  des observations problématiques en arrangeant d'autres éléments du réseau.

Est-ce que cela signifie une certaine équivalence épistémologique entre la théorie de l'évolution et le dessein intelligent ? Non. Cela signifie juste que Popper n'est pas la bonne carte à  jouer. Il y a des personnes intelligentes qui travaillent dur pour montrer qu'il pourrait y avoir des conséquences testables du dessein intelligent et ce serait une erreur de considérer qu'elles sont fausses a priori. Peut-être qu'elles sont testable indirectement, peut-être pas. Le fait est que cela importe peu puisque ce n'est pas la réfutabilité qui va nous donner un critère de choix ici.

Imre Lakatos était un étudiant de Popper qui trouvait aussi certains aspects de la théorie de Kuhn extrêmement attractifs. Il réalisa qu'on ne pouvait pas, sans problèmes, appliquer à  la science vue par Kuhn la réfutabilité d'hypothèses individuelles comme critère de démarcation. Mais il vit aussi un des problèmes saillants du système de Kuhn. Si un paradigme est une vision du monde et définit les questions que l'on pose, les moyens d'y répondre et ce qui compte comme réponse acceptable, alors toute la rationalité réside au sein du paradigme. Du coup, il ne peut pas y avoir de bonne raison de passer d'un paradigme à  l'autre puisque la raison ne fait sens qu'au sein d'un paradigme donné. Il n'y a pas de moyen de comparer les paradigmes avant d'acheter, si bien que le changement de paradigme est semblable à  une reconversion religieuse.

Lakatos utilisa Popper pour résoudre ce problème avec Kuhn. Popper avait souligné que des propositions réfutées pouvaient être repêchées par l'utilisation d'hypothèses ad hoc mais les exclut en considérant qu'elles n'étaient pas permises. Pour Kuhn, elles sont permises. L'idée de Lakatos fut de reformuler Kuhn pour qu'elles soient acceptées mais en devenant des handicaps dans l'acceptation d'une théorie. Et un programme de recherche (c'est ainsi qu'il renomma les paradigmes) peut être sauvé en ajustant d'autres parties de la théorie mais quand votre ajustement la rend moins réfutable, le programme devient "dégénéré". Quand le programme de recherche est capable d'expliquer de plus en plus sans modification ad hoc, il est considéré comme progressiste. Kuhn a raison (et Popper tort) quand il affirme qu'on n'est jamais obligé d'exclure une théorie, qu'elle peut toujours être sauvé de données problématiques et demeurer scientifique. Mais Popper avait raison (et Kuhn tort) en disant que cette façon de la sauver a un coût.

Alors, quand nous regardons le dessein intelligent et l'évolution darwinienne, nous avons deux programmes de recherche qui peuvent être maintenus quelles que soient les données. Mais il se trouve que le dessein intelligent est assez dégénéré pour avoir besoin de tout un tas de rustines qui n'augmentent pas sa testabilité face aux phénomènes observés. La théorie de l'évolution, par contre, est un programme de recherche incroyablement progressiste qui rend compte d'un volume croissant de données allant de faits macro-écologiques à  des faits de génétique moléculaire ou des faits géologiques. L'évolution darwinienne est testable d'un très grand nombre de façons et rend facilement compte des observations à  travers elles. Y'a-t-il des anomalies ? Bien-sûr ! Toute théorie a des anomalies. Certaines d'entre elles seront-elles résolues par l'ajout de faits aujourd'hui inconnus ? Evidemment. D'autres faits nous forceront-ils à  repenser certains pans de la théorie comme elle est acceptée aujourd'hui ? Sans aucun doute. Y'en aura-t-il qui provoqueront la dégénérescence du programme de recherche dans son entier et rendront son adhésion complètement irrationnelle ? Possible, mais vous feriez mieux de parier sur ma victoire au prochain Tour de France.