Dans ses délicieux portraits imaginaires de chercheurs[1], Pierre-Gilles de Gennes juxtapose deux figures bien éloignées : Béziers, l'un des grands théoriciens de notre temps, constructeur de concepts vastes et superbes, face à  Kuba, magicien de l'expérimentation, qui a construit des machines subtiles ; et il en a extrait des faits importants. Cette juxtaposition n'est probablement pas le fruit du hasard.

En effet, on oppose souvent théorie et expérimentation. La première serait le fruit de génies ou de visionnaires, façon Einstein ou Newton, tandis que la seconde serait le fait de chercheurs affairés ou d'ingénieurs consciencieux, tout à  leurs machines et leurs problématiques techniques. Cette division des tâches prend sa source dans la démarche de la science : traditionnellement, elle oppose la théorie, considérée comme primordiale, et l'expérimentation quasi-mécanique qui sert à  tester les hypothèses et à  créer de nouveaux faits à  expliquer. La première relève de la logique, du raisonnement froid et elle forme la substantifique moelle de la science. La seconde relève du bricolage, de l'ingéniosité et permet à  la science d'avoir toujours du grain à  moudre en même temps qu'une emprise sur le réel. Ainsi, ce que le philosophe Carl Hempel a retenu dans l'histoire de Semmelweis, c'est son raisonnement basé sur des déductions et réfutations successives et non l'expérimentation qui suivit naturellement. Popper, lui, n'affirmait-il pas que le théoricien pose certaines questions déterminées à  l'expérimentateur et ce dernier essaie, par ses expériences, d'obtenir une réponse décisive à  ces questions-là  (La Logique de la découverte scientifique, Payot, 1995, p. 107) ?

Mais la sociologie et l'histoire des sciences nous aident à  réviser cette vision. Voyons cette histoire que nous raconte Ian Hacking dans son cours au Collège de France :

En 1839, A. C. Becquerel (1788-1878), le premier d’une famille renommée de physiciens — son petit-fils a partagé un prix Nobel avec Marie Curie — remarque une chose très curieuse. Avec son fils, il a fait des expériences sur l’électricité, la lumière et certaines solutions salines comme le chlorure d’argent — cela se passe quelques années après que L.-J.-M. Daguerre a utilisé l’iodure d’argent pour le daguerréotype. Quand on illumine une électrode dans un dispositif composé de deux électrodes identiques baignées dans cet électrolyte, il apparaît une différence de potentiel entre les électrodes. A l’origine, ce sont des recherches liées à  la fascination suscitée par la photographie qui ont révélé par hasard des indices d’effets plus profonds : on dit que c’est ce Becquerel qui a découvert l’effet photoélectrique.

En 1885, Heinrich Hertz (1857-1894) réalise ses expériences fondamentales sur les ondes électromagnétiques. Lorsqu’il applique un rayonnement électromagnétique à  des électrodes sous tension dans un gaz raréfié, il se produit une décharge. L’étincelle étant un peu faible, pour mieux l’observer, il place des électrodes dans une boîte noire protégée par une plaque de verre. L’étincelle est moins forte quand on ajoute le verre, mais une plaque de quartz (qui n’arrête pas les rayonnements ultraviolets) n’entraîne pas la même baisse d’intensité.

On pense aujourd’hui que les deux phénomènes décrits l’un par Hertz et l’autre par Becquerel, apparemment très différents, illustrent en réalité le même phénomène : l’effet photoélectrique. Les faits expérimentaux sont établis définitivement par Philippe von Lenard en 1902, et Einstein en donne l’explication en 1905. Qu’est-ce que cet effet photoélectrique ? Le phénomène observé par Becquerel n’est-il pas tout à  fait différent du phénomène de Hertz ? Non, ils sont identiques, parce que dans chaque cas des électrons sont libérés par des photons qui entrent en collision avec les atomes d’un métal.

Où il apparaît que la théorie vient parfois après l'expérimentation et surtout, que la théorie n'est peut-être qu'une fiction utile permettant de "sauver les phénomènes" et de construire la réalité.

Pour en revenir aux idéaux types, on peut avancer que les théories-cadres comme celles d'Einstein ou de Darwin sont bien dues à  de purs théoriciens — à  condition qu'on ne leur retire pas leur formidable capacité à  saisir le fait, qui est en général beaucoup plus difficile qu'élaborer l'hypothèse (Jean Fourastié, Les Conditions de l'esprit scientifique, Gallimard, coll. "Idées", 1966, p. 132). Et qu'à  côté cohabitent des êtres hybrides, à  la fois théoriciens et expérimentateurs, comme Louis Pasteur ou les prix Nobel Monod et Jacob. Mais une chose est sûre, les uns auront toujours besoin des autres. Et il serait faux d'accorder un crédit supplémentaire à  la théorie ou à  l'expérimentation, tant leur intrication est profonde.

Notes

[1] Petit point, Le Pommier, 2002