Les limites de l'expérimentation
27
janv.
2008
Le passage signé Ian Hacking que je citais dans mon billet précédent sur l'expérimentation se termine en fait sur cette phrase : Les critères d'identité pour un phénomène peuvent donc être hautement théoriques.
Ce que cela signifie, c'est que l'expérimentation essaye bien de faire parler la réalité mais que celle-ci ne répond pas de façon univoque. Pour dire si deux phénomènes traduisent bien la même réalité, il faut une théorie. Il faut une interprétation. Il faut une certaine "lecture". Ce sont ces limites de l'expérimentation dont nous allons discuter ici.
Par exemple : lors d'une observation, on ne rend pas compte de manière pure de ce qu'on observe. Comme dans cette illustration fameuse où l'on peut voir alternativement un vase et deux visages face à face, il ne suffit pas d'une expérience visuelle pour voir quelque chose mais il faut également une représentation a priori de ce qui peut être vu. Les faits s'imposent nullement comme tels à l'homme, en dehors d'un certain regard, d'une certaine perspective portée sur les choses, elle-même déterminée par une certaine attente, en rapport avec une certaine interprétation de la réalité.
Pour savoir comment les chercheurs se sortent de ces difficultés, les philosophes des sciences se sont fait anthropologues et ont séjourné dans les laboratoires. C'est ainsi que certains auteurs, notamment Harry Collins, ont attiré notre attention sur les savoirs tacites des expérimentateurs, reprenant un concept mis en avant dans les années 1950-1960 par Michael Polanyi. Ces savoirs tacites sont typiquement individuels puisqu'ils se transmettent difficilement, non pas sous forme de formule, de diagramme ou d'instruction mais par contact interpersonnel. Cela inclut les savoirs-faire manuels, qui ne s'acquièrent en général que par l'expérience, comme ces chercheurs qui sont tellement habitués à leur environnement de travail qu'ils peuvent dire si un instrument fonctionne correctement ou non rien qu'au bruit de sa pompe. Le savoir-faire peut en effet être aussi bien cognitif qu'olfactif, perceptif, visuel... Cela inclut également le savoir-être, cette forme d'intelligence dite "sociale", à l'instar de cette microscopiste qui comprend immédiatement ce qu'un chercheur veut obtenir et le traduit en terme de manipulation de l'échantillon et de l'instrument. On y inclut enfin les savoirs culturels, comme la capacité à lire, à comprendre des informations, à inférer pour arriver à un consensus... Ces savoirs culturels s'acquièrent par acculturation, c'est-à -dire par contagion sociale inconsciente, comme lorsque la mise au point du laser TEA put enfin être répliquée par d'autres laboratoires, non pas d'après le "mode d'emploi" qui avait été publié mais grâce à des séjours plus ou moins longs dans le laboratoire du concepteur initial. Toutes ces capacités mises ensemble font la force de l'expérimentateur et sa richesse ; elles lui sont tellement propres qu'on aurait tort de voir dans les expérimentateurs des individus interchangeables.
De la même façon, on peut citer ces "chercheurs artisans" qui sont amenés à "bricoler" en mettant en œuvre leur créativité et leur capacité d'adaptation. Un moyen courant de procéder consiste à opérer des catachrèses, c'est-à -dire à se servir d'un instrument en dehors de son usage habituel ou de ses limites normales de fonctionnement. C'est par exemple ainsi que le microscope à force atomique a pu être détourné par un chercheur qui en a modifié la pointe, pour étudier non plus la topographie d'un échantillon, à l'échelle nanométrique, mais les propriétés et défauts magnétiques des matériaux.
Voir, pour la science d'aujourd'hui, signifie presque exclusivement interpréter des signes obtenus par des instruments
écrit Paolo Rossi[1]. Et de prendre l'exemple de l'étude des galaxies lointaines grâce au télescope Hubble, qui repose sur le satellite mais aussi sur un système de miroirs, une lentille télescopique, un système photographique, divers ordinateurs, un appareil qui transmet ces images à la Terre sous forme d'impulsions radio, un appareil à terre qui retransforme ces impulsions radio en langage informatique, le logiciel qui reconstitue l'image et lui donne les couleurs nécessaires, la vidéo, une imprimante couleur... Toutes ces médiations instrumentales qui rendent possible l'observation ont été étudiées par Trevor Pinch sous le nom de "procédures d'externalisation". Si l'on y ajoute les savoirs tacites et la présence de catachrèses, l'expérimentation devient bien univoque : elle ne répond pas oui ou non aux questions que l'expérimentateur lui pose. C'est ce que l'on nomme la "flexibilité interprétative".
Rendez-vous dans le prochain billet pour traiter des conséquences de cette flexibilité.…
Notes
[1] Rossi P. (2004) [1999], Aux origines de la science moderne, Paris : Le Seuil, coll. "Points sciences", p. 277
Commentaires
Enro,
Ah, la fameuse réplication du laser CO2 TEA de Harry Collins! Ou toute la question de la réplication telle que l'aborde Collins dans "Changing Order". Je suis personnellement en désaccord, non avec les faits qu'il rapporte, mais avec son interprétation. Et je suis relativement bien placé pour commenter l'histoire du laser CO2, puisqu'à peu près à la même époque, j'entreprenais moi-même mes études de doctorat dans un des laboratoires pionniers de ce type de laser, à l'Université Laval. Rappellons que le laser CO2 TEA a été inventé au Centre de recherche pour la défense de Valcartier, à quelques kilomètres de là , et que les contacts entre les chercheurs de Valcartier et ceux de Laval étaient très, très étroits. J'ai donc vécu de près toute cette question du transfert d'une nouvelle technologie. Tous nos lasers CO2 étaient faits maison, et les problèmes relevés par Collins (arquage entre les électrodes) me sont infiniment familiers: je me suis confronté quotidiennement avec eux pendant trois ans!
Mon objection principale à l'interprétation de Collins est la suivante. La difficulté qu'il y a à créer une belle décharge dans un laser CO2 TEA n'a strictement rien à voir avec la théorie du fonctionnement d'un tel laser! Lorsqu'on obtient la décharge voulue, le laser se comporte tel que le prévoit la théorie. L'origine de la difficulté technique n'est pas compliquée à retracer. Les chercheurs en laser qui ont commencé à travailler là dessus avaient une formation théorique et pratique en physique, pas en électronique de haute puissance! Il fallait apprendre sur le tas une autre discipline, avec très peu d'aide de ceux qui pouvaient se prétendre spécialistes dans le domaine. C'est une difficulté récurrente en science expérimentale. Les expérimentateurs ont souvent à utiliser des techniques de pointe venant d'une autre discipline. Mais qui peut les aider dans leur environnement immédiat? On peut difficilement faire appel, par exemple, au professeur de génie électrique, pour qui ces problèmes techniques n'ont finalement que peu d'intérêt, car il (elle) est lui-même sur d'autres projets. Il faudrait idéalement engager un ingénieur expert dans le domaine, ou alors un technicien expérimenté. Or il n'y a jamais de budget pour ça!
Nous avions, au département, des techniciens incroyables, mais, comme je l'ai dit, il fallait apprendre sur le tas. Bien sûr, tout ça devient des "connaissances tacites". J'ai appris, par exemple, à repolir une électrode lorsqu'elle était endommagée, avec l'aide d'un de nos machinistes. Mais entendons-nous bien encore, ce ne sont que des contraintes matérielles qui dictaient cette façon de fonctionner, et les difficultés techniques n'avaient rien à voir avec l'accord entre la théorie et l'expérience. Donc, prendre cela comme exemple d'une prétendue "non-réplicabilité" des expériences, comme le fait Collins, c'est de la bouillie pour les chats.
Car reportons-nous dans un autre environnement, soit celui d'une entreprise commerciale qui décide de fabriquer de tels lasers. Pour cette entreprise, la réplicabilité est essentielle. C'est un impératif commercial que de codifier la fabrication du produit, et de minimiser les composantes "tacites". Le résultat est que l'entreprise peut produire des lasers se comportant tel que le décrit la brochure. Résultat: réplicabilité (presque) parfaite. Alors: où est le problème?
Au bout du compte, la difficulté de répliquer une expérience de pointe, l'appel à des connaissances tacites, et tout le reste, n'a aucune origine, ni aucune conséquence "épistémologique". De vouloir faire le lien entre l'épistémologie et le fait qu'un chercheur a inversé les bornes d'une alimentation, comme le fait Collins, je trouve cela proche de la malhonnêteté.
Non, personnellement, je crois que cette avenue, en philosophie des sciences, a été plus un cul de sac qu'autre chose.
François > Merci pour ces réflexions (et ce partage d'expérience) toujours enrichissantes sur la philosophie et la sociologie des sciences. Je pense qu'en effet, le point de vue de Collins est extrême. Certains auteurs, comme Allan Franklin, ont essayé de reprendre les études de cas de Collins en les démontant. Malgré tout, Collins et coll. ont soulevé un lièvre et ont tranché avec une vision un peu naïve de la science : Ici, je prends le parti pris de réutiliser des exemples étudiés par d'autres mais je reste modéré dans mes conclusions (pour l'instant...). Je passe aussi sous silence les solutions qu'apportent par exemple le recours à des instruments divers ("interinstrumentation"), la chasse systématique aux erreurs etc., autant de stratégies que racontent d'autres anthropologues de laboratoires...
Cela dit, dans le cas du laser TEA, on pourrait poursuivre la réflexion en se demandant ce qu'est un laser bien calibré ou "satisfaisant" ? Serait-ce, à l'image du prisme de Newton, un dispositif qui permette exactement d'obtenir ce que l'on souhaite ? Dans ce cas, n'est-on pas face à une forme du trilemme d'Agrippa ou une régression des causes à l'infini ?
Je me faisais la meme reflexion recement : je suis en train d'ecrire une publi, et les donnees qui sont presentees datent de la semaine derniere, alors que je bosse sur le sujet depuis 1 ans. c'est simplement que le phenomene est assez nouveau, et qu'il a fallu un an pour faire pas mal d'aller-retours entre les experiences et les equations pour finalement savoir quoi regarder !