Controverses et expérimentation
1
fév.
2008
Nous avons montré, dans le billet précédent, comment de nombreux facteurs autres que "scientifiques" interviennent pour juger du résultat d'une expérience et pouvoir dire si elle est valide, ce qu'elle nous apprend etc. Cette flexibilité interprétative, si elle peut être surmontée à terme par le chercheur isolé, peut être beaucoup plus problématique pour la science comme collectif. En effet, si chaque chercheur est potentiellement capable d'une interprétation différente du résultat observé, il devient très difficile de s'accorder.
Typiquement, c'est le cas lors d'une controverse : une équipe déclare avoir observé le phénomène X, une autre équipe lui oppose son résultat Y et il faut trancher. Nous verrons dans un prochain billet que la science est surtout faite de ces moments de flottement mais il apparaît maintenant que pour trancher, l'expérimentation ne suffit pas. J'enfoncerai le clou avec deux exemples :
- on considère souvent que la science reproduit systématiquement ses résultats ; de cette façon, on devrait pouvoir s'accorder sur ce que l'on observe et sa signification. Mais comme le rappelle Sir George Thomson[1] :
Il y aura toujours quelque chose de différent… Quand vous dites que vous répétez une expérience, vous répétez que sont pertinents tous les paramètres d'une expérience déterminée par une théorie. En d'autres mots, vous répétez l'expérience comme exemple de la théorie.
Ce que Thomson nous dit là encore, c'est qu'il n'existe pas d'expérience pure ; - de plus, aucune expérience ne permet réellement de rejeter une hypothèse. On a longtemps cru à la fameuse expérience cruciale qui fait éclater la vérité au grand jour, comme Boyle mettant en évidence l'existence du vide avec sa pompe ou Eddington confirmant la théorie de la relativité grâce à l'observation d'une étoile dont le rayon lumineux est dévié quand il passe à proximité du soleil. Cette vision est un peu écornée par Pierre Duhem dans son livre de 1906, La Théorie physique, son objet et sa structure, qui n'a acquis toute son importance que rétrospectivement. Selon ce physicien et philosophe, l'expérience cruciale est impossible :
une expérience de physique ne peut jamais condamner une hypothèse isolée, mais seulement tout un ensemble théorique
. Etlorsque l'expérience est en désaccord avec ses prévisions, elle lui apprend que l'une au moins des hypothèses qui constituent cet ensemble est inacceptable et doit être modifiée ; mais elle ne lui désigne pas celle qui doit être changée
. Duhem soutenait donc qu'on peut toujours sauver une théorie qui contredit une observation en modifiant une hypothèse auxiliaire (typiquement une hypothèse concernant le fonctionnement d’un instrument) ou en ajustant la théorie grâce à des hypothèses ad hoc.
Pour juger, donc, de la validité d'une expérience réalisé par un autre labo et pour pouvoir trancher entre deux affirmations apparemment opposées, Harry Collins a avancé l'idée que d'autres critères entrent en compte : la confiance, l'intelligence, la réputation, le style, le prestige etc. qu'un chercheur prête à un autre chercheur[2]. Tous les chercheurs, en effet, regardent d'abord d'où vient un résultat et par qui il est avancé avant de donner leur avis sur sa validité. Souvent même, ils chercheront à discréditer le chercheur avant de critiquer son expérience, l'accusation suprême étant celle de pseudo-science ou d'anti-science. Mais redonnons la parole à Collins et Pinch[3] :
Le fossé qui sépare défenseurs et critiques, fossé creusé lorsqu'un des deux partis accuse l'autre de se comporter de manière "antiscientifique", est caractéristique des controverses scientifiques. Les détracteurs font avant tout appel à des résultats négatifs pour fonder leur rejet du phénomène controversé et tous les résultats positifs s'expliquent, selon eux, par l'incompétence, l'illusion ou même la fraude. Les défenseurs expliquent quant à eux les résultats négatifs par l'inaptitude à reproduire exactement les conditions de l'expérience qui a permis d'obtenir les résultats positifs. A elles seules, les expériences ne semblent pas suffire à régler la question.
Le prochain billet, lui, racontera une petite histoire qui nous emmènera encore plus loin…
Notes
[1] Thomson G. (1965) [1963], "Some thoughts on scientific method" dans Boston Studies in the Philosophy of Science, vol. 2, Humanities Press, p. 85
[2] Collins H. et T. Pinch (2001) [1993], Tout ce que vous devriez savoir sur la science, Le Seuil coll. "Points sciences", p. 138
[3] ibidem, p. 101
Commentaires
Bonjour,
Enseignant de SVT passionné par l'épistémologie et l'histoire des Sciences et conduisant mon enseignement en l'ancrant dans des "questions vives", sociales, environnementales, éthiques..., je lis vos articles régulièrement. Merci pour ces derniers sur l'expérimentation, dont , si vous ne voyez pas d'inconvénient, je pourrais faire un usage pédagogique, dans le respect de vos droits d'auteur, pour traiter un aspect d'une question épistémologique en classe de première littéraire. Cette question est celle du partage possible, sans discussion ou non, au sein de la collectivité scientifique des observations fondant ses démarches productrices de savoirs. Sa mis een débat mepermet d'aborder le fonctionnement de notre système visuel au programme de cette classe. De telles questions vives, faisant sens pour les élèves me paraissent les plus pertinentes pour redonner à l'enseignement scientifique sa dimension réellement humaine en retrouvant son objet, celui de comprendre le Monde. La difficulté est de repérer des problématiques fécondes pour aboutir à ce questionnement qui doit déboucher sur des questions de savoirs que les programmes définissent sans pour autant avoir été prévus pour une telle approche pédagogique. C'est l'objet d'une formation continue d'enseignant de SVT que j'anime ce lundi 4 février. Les choses bougent...
Je ne sais pas comment est relatée effectivement l'expérience d'Eddington, mais voilà ce que j'en ai entendu dire : tout le monde raconte que cette expérience confirmait la relativité générale. Or, on peut aussi utiliser la théorie de Newton pour calculer une déviation des rayons lumineux (modulo une hypothèse). La déviation newtonienne est alors la moitié de la déviation relativiste. Il paraît qu'Eddington avait trouvé en réalité expérimentalement une déviation qui était à peu près entre les deux. Modulo les barres d'erreur, il n'était pas possible d'exclure le résultat Newton, mais Eddington dans son élan est complètement passé outre. En as-tu entendu parler ?
[Avertissement aux crackpots de tout poil : la relativité générale a bien sûr été confirmée expérimentalement depuis, je ne parle ici que de l'expérience "originelle" de vérification]
Yves > Vous tombez effectivement à pic, l'enseignement des "questions vives" est pour moi une conséquence immédiate, et nécessaire, de l'image que je me fais de la science. Rien de plus naturel que vous retrouviez dans le contenu de ce blog de quoi enrichir vos cours, ce que je ne peux que vous autoriser et vous inciter à faire !
Tom > Dans le livre de Collins et Pinch (que je t'invite à lire), quinze pages sont consacrées à la campagne de mesures d'Eddington. D'après les auteurs, l'effet du champ gravitationnel était prédit par Newton comme par Einstein, mais pas dans les mêmes proportions (la relativité générale d'Einstein prédisait une déviation deux fois plus grande des rayons lumineux). Ne restait donc qu'à la mesurer. Eddington doit comparer la position habituelle des étoiles (photographie prise de nuit) avec leur position visible quand elles frôlent le soleil (photographie prise pendant une éclipse solaire), avec une différence attendue qui a l'ordre de grandeur du diamètre d'une pièce de 50 centimes vue à deux kilomètres ! Les contingences climatiques, le fait que l'éclipse est visible depuis l'hémisphère sud et nécessite le transport de télescopes légers donc moins puissants et nécessitant un temps de pose plus long, la différence de température entre le jour et la nuit qui modifie la distance focale des télescopes compliquent le tout. L'expédition se compose de deux équipes, l'une partant à Sobral (Brésil), l'autre (dirigée par Eddington lui-même) partant pour l'île de Principe (au large des côtes africaines). L'équipe de Sobral est équipée d'un téléscope astrographique qui donnera dix-huit plaques photographiques et d'un télescope de dix centimètres qui donnera huit plaques assombries par les nuages. L'équipe de Principe obtint seize plaques avec son instrument astrographique, dont seules deux sont utilisables. Les dix-huit plaques donnent une valeur de la déviation égale à 0,86 secondes d'arc (la marge d'erreur de cet instrument n'a pas été communiquée), comparable à la prédiction newtonienne de 0,84. Les huit plaques (les meilleurs, malgré la mise au point imparfaite) donnent une valeur située entre 1,86 et 2,1 secondes, supérieure à l'estimation d'Einstein qui était de 1,7 seconde. Enfin, bien que les plaques de Principe soit les plus mauvaise de toutes, Eddington les fit parler en posant une valeur de la déviation a priori et obtient un résultat compris entre 1,31 et 1,91 seconde. Malgré ces résultats incertains, loin d'être éclatants, l'astronome royal britannique annonce le 6 novembre 1919 que les observations confirment la théorie d'Einstein. Dans les débats qui suivirent, Eddington affirma qu'il ne se reposait que sur les deux plaques obtenues par lui à Principe, qu'il avait fait parler en fonction des prédictions d'Einstein, en affirmant que les plaques de Sobral étaient entachées d'erreur systématique dont il ne fournit jamais une preuve convaincante. Les auteurs insistent sur le fait que confirmer les prédiction d'une théorie n'est pas équivalent à confirmer la théorie et remarquent surtout que
Bonjour! Je suis content de tomber sur cet article, il me rapelle un cour de philosophie des sciences que j'ai eu il y'a qq.années. Il à l'avantage majeur de montrer les différentes conceptions de la vérité qui se confronte pour élire la bonne théorie. En fait, le terme de Vérité accepte un ensemble de sens variant : il y a la vérité cohérence ou encore vérité harmonie, qui consiste essentiellement à dire qu'une théorie est intéressante parcequ'elle est cohérente, il y a la vérité pragmatique, qui dit : une théorie est bonne car elle produit des résultat intéressant etc... Si ça t'intéresse, je dois pouvoir remettre la main dessus :)