Nous avons montré, dans le billet précédent, comment de nombreux facteurs autres que "scientifiques" interviennent pour juger du résultat d'une expérience et pouvoir dire si elle est valide, ce qu'elle nous apprend etc. Cette flexibilité interprétative, si elle peut être surmontée à  terme par le chercheur isolé, peut être beaucoup plus problématique pour la science comme collectif. En effet, si chaque chercheur est potentiellement capable d'une interprétation différente du résultat observé, il devient très difficile de s'accorder.

Typiquement, c'est le cas lors d'une controverse : une équipe déclare avoir observé le phénomène X, une autre équipe lui oppose son résultat Y et il faut trancher. Nous verrons dans un prochain billet que la science est surtout faite de ces moments de flottement mais il apparaît maintenant que pour trancher, l'expérimentation ne suffit pas. J'enfoncerai le clou avec deux exemples :

  • on considère souvent que la science reproduit systématiquement ses résultats ; de cette façon, on devrait pouvoir s'accorder sur ce que l'on observe et sa signification. Mais comme le rappelle Sir George Thomson[1] : Il y aura toujours quelque chose de différent… Quand vous dites que vous répétez une expérience, vous répétez que sont pertinents tous les paramètres d'une expérience déterminée par une théorie. En d'autres mots, vous répétez l'expérience comme exemple de la théorie. Ce que Thomson nous dit là  encore, c'est qu'il n'existe pas d'expérience pure ;
  • de plus, aucune expérience ne permet réellement de rejeter une hypothèse. On a longtemps cru à  la fameuse expérience cruciale qui fait éclater la vérité au grand jour, comme Boyle mettant en évidence l'existence du vide avec sa pompe ou Eddington confirmant la théorie de la relativité grâce à  l'observation d'une étoile dont le rayon lumineux est dévié quand il passe à  proximité du soleil. Cette vision est un peu écornée par Pierre Duhem dans son livre de 1906, La Théorie physique, son objet et sa structure, qui n'a acquis toute son importance que rétrospectivement. Selon ce physicien et philosophe, l'expérience cruciale est impossible : une expérience de physique ne peut jamais condamner une hypothèse isolée, mais seulement tout un ensemble théorique. Et lorsque l'expérience est en désaccord avec ses prévisions, elle lui apprend que l'une au moins des hypothèses qui constituent cet ensemble est inacceptable et doit être modifiée ; mais elle ne lui désigne pas celle qui doit être changée. Duhem soutenait donc qu'on peut toujours sauver une théorie qui contredit une observation en modifiant une hypothèse auxiliaire (typiquement une hypothèse concernant le fonctionnement d’un instrument) ou en ajustant la théorie grâce à  des hypothèses ad hoc.

Pour juger, donc, de la validité d'une expérience réalisé par un autre labo et pour pouvoir trancher entre deux affirmations apparemment opposées, Harry Collins a avancé l'idée que d'autres critères entrent en compte : la confiance, l'intelligence, la réputation, le style, le prestige etc. qu'un chercheur prête à  un autre chercheur[2]. Tous les chercheurs, en effet, regardent d'abord d'où vient un résultat et par qui il est avancé avant de donner leur avis sur sa validité. Souvent même, ils chercheront à  discréditer le chercheur avant de critiquer son expérience, l'accusation suprême étant celle de pseudo-science ou d'anti-science. Mais redonnons la parole à  Collins et Pinch[3] :

Le fossé qui sépare défenseurs et critiques, fossé creusé lorsqu'un des deux partis accuse l'autre de se comporter de manière "antiscientifique", est caractéristique des controverses scientifiques. Les détracteurs font avant tout appel à  des résultats négatifs pour fonder leur rejet du phénomène controversé et tous les résultats positifs s'expliquent, selon eux, par l'incompétence, l'illusion ou même la fraude. Les défenseurs expliquent quant à  eux les résultats négatifs par l'inaptitude à  reproduire exactement les conditions de l'expérience qui a permis d'obtenir les résultats positifs. A elles seules, les expériences ne semblent pas suffire à  régler la question.

Le prochain billet, lui, racontera une petite histoire qui nous emmènera encore plus loin…

Notes

[1] Thomson G. (1965) [1963], "Some thoughts on scientific method" dans Boston Studies in the Philosophy of Science, vol. 2, Humanities Press, p. 85

[2] Collins H. et T. Pinch (2001) [1993], Tout ce que vous devriez savoir sur la science, Le Seuil coll. "Points sciences", p. 138

[3] ibidem, p. 101