Les publications, frontière de la science ?
19
avr.
2008
Peut-on entrer en science sans visa ?
se demandait récemment le groupe de réflexion TRACES à l'Ecole normale supérieure. Questions qui ne trouvât pas de réponse définitive ce soir-là et sur laquelle j'aimerais me pencher à la lumière d'une petite expérience personnelle.
Récemment, Béné et moi avons monté un atelier pour le festival Paris-Montagne, montrant à un jeune public la science en train de se faire, par le biais de l'écrit scientifique (de la demande de financement à l'article scientifique en passant par le brevet et le cahier de laboratoire). L'atelier s'est suffisamment bien passé, a suffisamment été bien reçu par les professionnels (nous l'avons refait à leur demande dans une bibliothèque municipale de la région parisienne) et nous a paru suffisamment digne d'intérêt pour que nous souhaitions en laisser une trace, à destination des professionnels. Dans notre naïveté, nous avons cru qu'un article soumis à une revue français de didactique des sciences, dans une rubrique spécialement conçue pour donner la parole aux acteurs du terrain, passerait comme une lettre à la poste. Mais nous ne connaissions pas suffisamment les auteurs clés du domaine (malgré un travail préalable de bibliographie, quand même !), nous ne nous rattachions pas suffisamment à un courant de pensée et nous n'explicitions pas assez les présupposés cognitifs de notre petit atelier : article rejeté par les rapporteurs (trois rapporteurs, un très favorable, un très défavorable, un nuancé). Certes nous avons nos chances si l'article est retravaillé et resoumis, mais ça n'ira pas sans des heures de travail pour bétonner l'article au niveau théorique, quand celui-ci se voulait une proposition d'ordre pratique.
Voilà pour moi où se situe la barrière à l'entrée en science. Je savais, pour avoir déjà publié, qu'un article n'est pas un long fleuve tranquille. Mais soumettant pour la première fois un article dans une discipline où je ne suis que débutant, j'ai réalisé le coût nécessaire pour mener cette opération à bien. Et je ne parle pas ici des critères habituels de scientificité (rigueur, réplicabilité...), la barrière se situant encore au-delà . Elle se manifeste également pour les chercheurs du sérail qui se livrent à des travaux un peu originaux ou interdisciplinaires. Dans notre cas, nous empruntions aussi bien à la sociologie qu'à la didactique ou l'histoire. Eh bien, en fonction du profil du rapporteur, tel aspect était systématiquement ignoré tandis que tel autre était jugé comme pas suffisamment approfondi. Forcément... nous avions aussi une limite de caractères à respecter !
Certes on peut publier ce que l'on veut sur arXiv (mais en anglais uniquement, et à condition de se trouver un parrain). Certes on peut publier ce que l'on veut sur HAL (à condition d'être rattaché à un laboratoire français). Certes on peut publier ce que l'on veut sur son blog. Mais pour publier dans une revue avec comité de lecture, rien à faire, il faut se glisser dans le moule. Les chercheurs ne s'en rendent plus compte, eux qui ont intériorisé les contraintes de leur communauté (de leur champ, dirait Bourdieu). Mais c'est flagrant pour un marginal façon Nottale ou un dilettante comme moi. Alors non, on ne peut entrer en science sans visa et ce visa, c'est l'ensemble des codes tacites (quels auteurs citer, dans quel courant s'inscrire...) qui font que l'on est reconnu comme un pair ou non. Après, on ne s'étonnera pas que les scientifiques amateurs ont leur propre revue et que le fossé persiste...
P.S Depuis l'écriture de ce billet, notre papier a été accepté dans sa seconde version. On pourra trouver qu'elle est "mieux", elle dit en tous cas beaucoup plus de choses que la première fois, en dépassant largement les contraintes de longueur qui figuraient dans les instructions aux auteurs. Evidemment, cet heureux dénouement n'enlève rien à la réflexion ci-dessus...
Commentaires
Au-delà de la communauté scientifique, on peut extrapoler en constatant que quels que soient son engagement, sa motivation et sa passion personnels pour un sujet donné, si l’on veut se faire sa place au soleil dans un milieu, il faut vaincre ses réticences et apprendre à se couler dans le moule.
Je t’invite dans cette optique à relire L’Origine des Espèces, notamment le passage où Charles Darwin met en évidence que pour évoluer dans un environnement, il faut prendre la couleur cryptique du milieu.
Il y a eu pas mal de débat là -dessus dans le courrier des lecteurs dans Science. La conclusion que j'en ai tiré c'est qu'un article devrait être jugé sur ce qu'il apporte au sujet, et non sur certaines faiblesses (d'écriture, méthodologique ou "lacunes" plus ou moins graves dans les citations ou les discussions). Autrement dit, récompenser ce qui est bien mais ne pas pénaliser ce qui est mal. En réalité c'est souvent le contraire qui se passe : je suis persuadé qu'un article qui n'apporte pas grand chose mais est béton question méthode, discussion, citation ... a plus de chances de passer qu'un article qui montre quelque chose de très novateur mais ne rentre pas forcément dans l'orthodoxie scientifique (en étant par exemple par moment un peu trop spéculatif). Maintenant, il faut aussi reconnaître que les contraintes formelles ou les traditions peuvent être vécues comme injustes, mais elles aident aussi à structurer l'écriture et permettent à chacun de retrouver ses petits. C'est en quelque sorte un langage commun. PS : félicitations pour ce papier
Quelques remarques.
Je plussoie les commentaires de Tom sur le fait qu'on devrait s'occuper plus de l'apport que de la méthode. On peut faire de la très bonne science sans rien apporter à aucune discipline (c'est à dire résoudre 3 fois le même problème avec 3 méthodes différentes, ou se lancer dans une débauche technologique pour aboutir à bien peu — le grand mal de la biologie actuelle, si on me demande mon avis), et faire de la science plus "approximative" mais conceptuellement novatrice.
Je dirais aussi que le "passage de frontière" est important ; je ne sais plus qui disait que la grad school consiste à transformer des lecteurs en auteurs, mais c'est à ce moment qu'on sort son premier papier. Et il est parfois difficile de le faire si on a pas de "nom", pas de réputation.
PS : bien joué…
Le problème n'est pas tant de publier que de publier dans une revue ou l'on peut avoir un impact. Le fait d'avoir une antériorité peut-être intéressant si la découverte donne le prix Nobel, mais pour la majorité d'entre nous, nos travaux ne sont connus que s'ils passent par le canal de publication adéquat.
J'avoue que je n'ai pas trop compris ton billet. Ce que tu as vécu avec cet article est ce que vivent tous les scientifiques. Et ça nous emmerde tous de devoir réécrire. Et on pense tous que notre article n'a pas été directement approuvé parce qu'on était "hors normes" (forcément meilleur à nos yeux). Donc je ne comprend pas en quoi le "coût" que tu as dû payer est plus cher que celui que nous payons tous à chaque fois... (NB: j'ai un article qui descend l'échelle d'IF depuis 9 mois)
tous > Merci pour vos encouragements.
Tom > J'aime aussi beaucoup cette idée. Mais je suis assez pessimiste quant à son application réelle...
blop > Les rejets sont monnaie courante, oui, j'en parlerai dans mon prochain billet. La différence c'est qu'ici 1) je suis un "outsider", ni professionnel ni spécialiste, 2) soumettant à une rubrique conçue pour donner la parole aux acteurs du terrain mais 3) ressentant d'autant plus la frontière de la science.
@Enro > désolé mais je ne comprends toujours pas*. Ton expérience est exactement la même que celle de n'importe quel auteur. Donc je ne comprends pas en quoi ton statut d'outsider a changé quoi que ce soit dans le processus, ni en quoi cela marque une frontière (difficilement franchissable).
* réplique typique de referee à la deuxième version qui a le dont d'énerver le plus zen des auteurs. :-)Nous sommes typiquement la dans le cas de la recherche d'un critère scientifique qui serait plus valable qu'un autre. Quand Kuhn présentait la question du paradigme c'était pour révélé l'embarquement des chercheurs dans une idéologie qui les dépasse et dont ils peuvent ne pas avoir conscience et qui passer un certain temps disparait pour une autre... Certes... mais quel critère peuvent permettre de choisir rationnellement entre un paradigme et un autre paradigme une fois la connaissance des paradigmes reconnu ? La question peu paraitre stupéfiante pour le non philosophe des sciences : QUOI ? Tout ne serait pas donc clair dans les sciences ? Certes avec l'approche science chaude/science froide on peu avoir une idée de la question, la science en train de se faire nous révèle une partie de la problèmatique... mais en fait le problème ne concerne pas que les nouvelles théories, que la science en train de se faire, mais TOUTES les théories entre lesquelles ils faut choisirs, même les anciennes. Oui nous choississons entre des théories. La réponse la plus courante pour faire ce choix est la suivante : mais il suffit d'une bonne expérience... la fameuse "expérience crutiale" baconienne... ferai bien marrer Poincarré et Duhem défenseur du conventionnalisme! La science est faite de conventions (+ ou - consciente, + ou - favorisé) : il arrive que plusieurs théories différentes explique une même observation ! Et que le dilemne se représente continuement... de quoi décourager les plus grand défenseur de l'expérience. Alors que faire ? En fait on peu observer (merci monsieur Brenner !) que 5 critères reviennent courament, présentant à chaque fois en fait une idée différente de ce qu'est la vérité. Ces 6 critères sont les suivants : fécondité, simplicité, exactitude, cohérence, beauté, amplitude. Ils viennent suivant les auteurs dans des ordres différents et certains plus favorisé que d'autres, mais invariablement on ne les évite pas (ça c'est quand on choisi librement parcequ'en général il y a aussi des conflits politique : ancienneté...) Certains critères paraissent plus surprenants que d'autres mais c'est que nous n'avons pas tous les mêmes faveurs. Ils sont aussi problématique, ce qui paraitra simple à certains paraitra compliqué à d'autres, et parfois ils sont carrément en opposition (simplicité et amplitude de choses expliquée). Quand Tom Round donne son idée par exemple, il promeut la fécondité, la nouveauté, le fait qu'on apporte des éléments nouveaux. C'est le même critère que Fayerabend (la créativité) et il correspond à une compréhension de la vérité dite "pragmatique". Mais cette position n'est pas tout le temps la plus favorable et peu rencontrer d'autres lectures de la vérité, comme celle qui exigerai de la cohérence ou de l'exactitude... En général chacun apprécie les critères indiqués mais dans une hiérarchisation différente... évidement tout l'enjeux est la :)
blop > Je vais essayer une dernière fois de m'expliquer : quand tu soumets un article et qu'il est rejeté, ça fait partir des aléas de ton travail, tu perfectionnes ou modifies l'article, voire tu le soumets ailleurs. Tu acceptes les contraintes du champ parce que tu en fais parti. Moi je suis un outsider, qui écris et soumets un article "pour le plaisir". Que penses-tu qu'il arrivât ? Nous sommes rejetés non pas sur des bases de scientificité (est-ce que la méthode est bonne, est-ce que les résultats sont reproductibles, est-ce que la réflexion est cohérente et nouvelle...) mais essentiellement sur des arguments qui visent à souligner que nous ne sommes effectivement pas membres de la communauté ou du champ à laquelle nous avons la prétention de chercher à appartenir. Voilà où l'on ressent la frontière : il ne suffit pas d'être scientifiquement acceptable pour être accepté, il faut se fondre dans la communauté comme le remarque Audrey H. en commentaire. Et la question
que posait cette conférence (que je t'invite à visionner) trouve là une réponse assez satisfaisante ma foi...Il se produit au cours du peer review le même processus que dans n'importe quelle activité humaine: la confiance n'est établie que si l'on a des garanties. L'ancienneté et l'origine de l'auteur sont l'équivalent des lettres de recommandations pour chercher du travail. Sinon, cela entraînerait pour le reviewer la nécessité de scruter à fond l'article, ce dont il n'a ni le temps ni l'envie. Donc l'idée que l'on puisse arriver à s'imposer facilement en science par la simple cohérence de sa pensée relève plutôt du mythe.
anon > Sur le sujet, voir cette expérience de soumission en double à des revues en changeant le nom et l'affiliation des auteurs !
Oui, je me rappelle avoir été choqué de la réaction de Rosalyn Yallow quand j'en ai eu connaissance. Mais j'étais jeune alors. Maintenant, ce qui me choque davantage, c'est que l'institution accorde autant d'importance aux publications des jeunes chercheurs, alors que tout le monde sait parfaitement qu'elles reflètent le milieu où ils évoluent, et qu'un esprit original a plus de mal à émerger.
@ Enro et anon : En même temps, les papiers qui sortent de nulle part, c'est quand même assez rare. On commence rarement par un coup de génie : les gens font quand même des thèses, ont un historique de leur recherche, commencent en général par de petits papiers, etc .... J'imagine ma réaction si j'avais à référer un papier de mon domaine qui a l'air très profond, mais dont les auteurs me sont totalement inconnus; je vérifierais ce qu'ils ont fait avant, où ils sont... Si je ne trouve rien et s'ils sortent de nulle part, je serais très suspicieux sur la validité des résultats.
"Tu acceptes les contraintes du champ parce que tu en fais parti" > donc ne pas en faire partie, écrire "pour le plaisir", te permettrait de t'affranchir des règles du champs ?!
"Nous sommes rejetés non pas sur des bases de scientificité ... mais essentiellement sur des arguments qui visent à souligner que nous ne sommes effectivement pas membres de la communauté" > mais comme tu ne nous a pas dit quels étaient ces commentaires, jusqu'à ta réponse il nous était impossible de le savoir...
"il ne suffit pas d'être scientifiquement acceptable pour être accepté" > mais on vit exactement la même chose !! Pour te donner une anecdote : je suis passé d'un labo où mon chef était relativement connu à un labo où ma cheffe est mondialement connue. J'ai un article qui se fait rejeter d'une revue après l'autre. Commentaire de ma nouvelle cheffe (qui aime bien l'article) : "c'est parce que le nom d'Erik mon chef précédent avec qui je signe l'article n'est pas assez connu." Autrement dit, avec son nom à elle sur le papier, l'article serait passé :-( Elle a ajouté un petit laïus sur les éditeurs des revues prestigieuses qui sont des scientifiques ratés ne connaissant rien à la science et regardant uniquement la liste des auteurs.
Je ne doute pas qu'il soit dur de publier un article. Mais je ne crois pas que les règles soient différentes pour les outsiders. Ou plutôt, je ne pense pas qu'il y ait une frontière et qu'il faille un visa. Plus on est connu et plus il est facile de publier, mais il n'y a pas un seuil qui séparerait le dedans du dehors. cf le "where is the datas" de Timothée.
Arf, les crochets se transforment en liens hypertextes rouges...
comme ca
blop >
Non, mais cela permet de sentir d'autant plus durement les contraintes de ce champ. Par là j'entends les codes tacites, les clins d'oeil complices qu'on ignore si l'on n'est pas dans le sérail. Toi, par exemple, je suis sûr que malgré tes déboires tu sais quels auteurs citer, dans quel courant t'inscrire (ta cartographie des neurosciences est là pour le prouver) etc. Et par définition, comme je suis à l'extérieur et que ces contraintes tacites rendent plus difficiles d'y rentrer alors qu'elles sont relativement acceptées par ceux de l'intérieur, elles forment une frontière.
Quant à ton exemple qu'un article est mieux accepté avec un co-auteur célèbre, ma frontière entre l'intérieur et l'extérieur n'empêche pas d'autres sous-frontières d'exister à l'intérieur, comme celle de "mon co-auteur est plus beau que le tien" ! ;-)
Comme souvent Enro, je trouve ta vision des choses tres orientees ; tu va directement a des conclusions qui sont partielles et orientees : lorsqu'on te lis, il ressort de tous tes raisonnements un fond subjectif.
Il ne faut pas perdre de vue que les champs de recherches sont tous sans doutes auto-centres. Les journaux specialises sont principalement lus par les specialistes du domaine en question, et lorsqu'on ecrit dans ces journaux, on ecrit principalement pour ces specialistes. Les editeurs et reviewer ajoutent donc a un controle plus ou moins performant du contenu un controle de la forme, destine a s'assurer que les articles sont construits et rediges de facon a etre compris et utilises le plus facilement possible par ces specialistes, a s'integrer le mieux possible dans le champs de recherche en question.
Ce qui ne veut pas dire qu'il n'y a pas de communication avec d'autres champs de recherches, qu'il n'y a pas de chercheurs a cheval sur deux champs (ou plus). Mais que cela reste minoritaire, et que les regles du jeux ne sont pas ecrites pour cela.
On peut le regretter, ou peut souhaiter l'apparition d'un plus grand nombre de medias propices a la publications de travaux aux interfaces, ou leur integration plus facile aux champs abordes. Mais bon, il faut rester realiste : c'est difficile a faire. Et si c'est peu fait, c'est pas necessairement parceque les chercheurs ont tendance a etre sectaires, mais peut etre plus simplement parceque c'est extremement difficile, et que c'est difficile a caser, que la demande (peut etre meme le besoin) de telles approches n'est pas enorme.
Je ne vois pas trop en quoi un status d'outsider serait en cause, c'est tout simplement que la publication demande un apprentissage, champs par champs, de facon a s'adapter aux lecteurs.