J'ai appris il y a quelques jours (merci Louis) que le magazine Ciel & espace avait publié dans son numéro de mai un article intituté "Relativité : les preuves étaient fausses". Un titre choc pour un contenu relatif à  la fameuse preuve expérimentale de la relativité obtenue par Eddington en 1919. Or mes lecteurs avaient eu droit à  cette histoire exemplaire trois mois auparavant, au détour d'un commentaire sur ce blog. La voici à  nouveau, avec un bonus track (voir à  la fin pour ceux qui connaîtraient l'histoire par cœur).

Dans leur livre indispensable intitulé Tout ce que vous devriez savoir sur la science[1], les historiens des sciences Collins et Pinch consacrent quinze pages à  la campagne de mesures d'Eddington cherchant à  démontrer expérimentalement la théorie de la relativité. D'après les auteurs, l'effet du champ gravitationnel était prédit par Newton comme par Einstein, mais pas dans les mêmes proportions (la relativité générale d'Einstein prédisait une déviation deux fois plus grande des rayons lumineux). Ne restait donc qu'à  la mesurer.

Eddington doit comparer la position habituelle des étoiles (photographie prise de nuit) avec leur position visible quand elles frôlent le soleil (photographie prise pendant une éclipse solaire), avec une différence attendue qui a l'ordre de grandeur du diamètre d'une pièce de 50 centimes vue à  deux kilomètres ! Les contingences climatiques, le fait que l'éclipse est visible depuis l'hémisphère sud et nécessite le transport de télescopes légers donc moins puissants et nécessitant un temps de pose plus long, la différence de température entre le jour et la nuit qui modifie la distance focale des télescopes… compliquent le tout.

L'expédition se compose de deux équipes, l'une partant à  Sobral (Brésil), l'autre (dirigée par Eddington lui-même) partant pour l'île de Principe (au large des côtes africaines). L'équipe de Sobral est équipée d'un téléscope astrographique qui donnera dix-huit plaques photographiques et d'un télescope de dix centimètres qui donnera huit plaques assombries par les nuages. L'équipe de Principe obtint seize plaques avec son instrument astrographique, dont seules deux sont utilisables. Les dix-huit plaques donnent une valeur de la déviation égale à  0,86 secondes d'arc (la marge d'erreur de cet instrument n'a pas été communiquée), comparable à  la prédiction newtonienne de 0,84. Les huit plaques (les meilleurs, malgré la mise au point imparfaite) donnent une valeur située entre 1,86 et 2,1 secondes, supérieure à  l'estimation d'Einstein qui était de 1,7 seconde. Enfin, bien que les plaques de Principe soit les plus mauvaise de toutes, Eddington les fit parler en posant une valeur de la déviation a priori et obtient un résultat compris entre 1,31 et 1,91 seconde. Malgré ces résultats incertains, loin d'être éclatants, l'astronome annonce le 6 novembre 1919 que les observations confirment la théorie d'Einstein.

Dans les débats qui suivirent, Eddington affirma qu'il ne se reposait que sur les deux plaques obtenues par lui à  Principe, qu'il avait fait parler en fonction des prédictions d'Einstein, en affirmant que les plaques de Sobral étaient entachées d'erreur systématique — dont il ne fournit jamais une preuve convaincante. Les auteurs insistent sur le fait que confirmer les prédiction d'une théorie n'est pas équivalent à  confirmer la théorie et remarquent surtout que rien de décisif ne ressortait des observations elles-mêmes jusqu'à  ce qu'Eddington, l'astronome royal et le reste de la communauté scientifique aient arrêté a posteriori la signification que l'on devait donner aux observations

Bonus track : Après avoir pris connaissance de cette histoire, plusieurs attitudes sont possibles. Soit on considère que la science est ainsi faite qu'elle procède parfois (toujours ?) par intuitions et tâtonnements plutôt que par expériences cruciales, les résultats étant souvent (toujours ?) dans une zone floue, avec une série de systèmes de mise au point imparfaits plutôt qu'un unique système parfait. Soit on considère que la science est la méthode logique par excellence, telle qu'on l'a appris à  l'école, auquel cas Eddington s'est égaré et son résultat est un exemple de mauvaise science, voire de fraude. Je penche pour la première solution, comme les auteurs et un paquet d'historiens et de sociologues des sciences. Mais l'auteur de l'article de Ciel et espace est un astrophysicien professionnel et loin d'adopter une méthode post-bachelardienne, il se figure que la vérité du passé peut se juger à  la lumière de la vérité du présent[2]. Que croyez-vous qu'il advint ? Il pencha pour la deuxième solution, avec force superlatifs : manipulations peu avouables, fraudes caractérisées… Et ainsi fut préservée pour l'éternité la gloire immaculée de la Science.

Notes

[1] Collins H. et T. Pinch (2001) [1993], Tout ce que vous devriez savoir sur la science, Le Seuil coll. "Points sciences"

[2] C'est-à -dire qu'avec nos connaissances actuelles (sur le comportement du matériel d'astronomie, les erreurs dont peuvent être entachées une observation etc.) qui nous donnent un avantage sur les acteurs de l'époque, il se permet de juger ce que ceux-ci auraient dû faire ou ne pas faire et leur reproche par conséquent d'avoir mal travaillé. C'était évidemment beaucoup moins facile à  dire en 1919, où la balance ne penchait ni d'un côté ni de l'autre et où il fallait faire naître des conclusions à  partir d'alignements de chiffres ! Et cela ne nous aide pas nécessairement à  comprendre la science d'aujourd'hui (à  part pour recommander de ne pas rejeter des observations sans bonne raison, mais il faudrait n'avoir jamais mis les pieds dans un labo pour croire que de telles préconisations sont réalistes).