Souvenons-nous de ce que woody écrivait sur ce blog en avril dernier :

En biologie et médecine, la France est à  la traîne de l’innovation (pas de prix Nobel depuis plus de 28 ans, ça commence à  être sérieux).

Eh bien voilà , c'est fait : Françoise Barré-Sinoussi et Luc Montagnier viennent de recevoir le prix tant convoîté pour leur découverte du virus du SIDA, le VIH, en 1983 (l'Institut Pasteur en fêtait les 25 ans il y a quelques mois).

L'histoire de cette découverte est instructive à  plusieurs titres. Nous savons qu'elle a donné lieu à  une querelle de priorité entre l'équipe américaine de Robert Gallo et celle de Montagnier. Lors de l'annonce du prix, on pouvait voir sur le webcast un porte-parole du comité Nobel affirmer qu'ils se sentaient suffisamment qualifiés pour écarter Gallo (une information que je dois à  Attila Csordas). On s'en convaincra en lisant ce récit de Montagnier ou cette chronologie écrite à  quatre mains : le LAV fut isolé en mai 1983 par l'équipe française alors que le HTLV-3 identifié par l'équipe de Gallo fut annoncé en grande pompe (par la Secrétaire d'état à  la santé américaine) en avril 1984. Il s'avèrera que ces deux virus n'en sont qu'un, renommé VIH à  la suite d'une conférence internationale. Par la suite cependant, Gallo fit plus que Montagnier pour soumettre le virus aux postulats de Koch.

Mais la lecture socio-politique de cette controverse est éclairante. Dans un article paru en 1989, Johan Heilbron et Jaap Goudsmit montrent pourquoi l'équipe française a découvert le virus et pourquoi les Américains, qui avaient plus d'expérience et plus de crédit (dans tous les sens du terme), ne l'ont pas trouvé. Heilbron y voit le paradoxe de ce système américain dont l'extrême efficacité peut se transformer en relative inefficacité.

Explications. L'équipe de Gallo formula l'hypothèse que l'agent du SIDA est un rétrovirus et se lança à  la recherche d'un variant du HTLV, le seul rétrovirus humain connu qu'ils avaient eux-même identifié. L'équipe de Montagnier, elle, saisit l'hypothèse au bond mais rechercha plus généralement un rétrovirus humain. En partie par manque d'expérience, et parce qu'ils ne disposaient pas du matériel des Américains, les Français utilisèrent une stratégie plus prudente et une technique plus traditionnelle. Le retard technologique français s'est avéré être un avantage. Le groupe de l'Institut Pasteur collaborait avec un groupe français informel de médecins intéressés par le SIDA. Lorsqu'ils présentèrent ces résultats à  un colloque au Cold Spring Harbor en décembre 1983, le travail fut largement critiqué (notamment par les membres de l'équipe de Gallo) et le virus LAV considéré comme le produit d'une contamination. Toutes sortes de détails, comme l'accent français du groupe ou leurs méthodes de travail, ne pouvait les rendre crédibles face aux mastodontes de la recherche en rétrovirologie humaine. D'autant que Gallo ne se priva pas d'utiliser sa position dominante pour faire paraître dans les actes du colloque un résultat postérieur à  la date du colloque, entre autres pratiques indélicates qui se retournèrent contre lui par la suite.

La morale ? Il y en a plusieurs. Déjà , tout retard n'est pas mauvais en soi : il ne suffit pas d'être à  la pointe pour réussir. Aussi, le groupe français réussit par sa structure souple, son indépendance à  l'égard des bureaucraties de la recherche et de l'establishment médical, alors que dans d'autres pays toutes sortes de procédures administratives ou autres faisaient perdre aux chercheurs un temps coûteux. Comme ce serait le cas aujourd'hui, l'esprit aventureux qui réussit si bien au groupe français fut malheureusement reproché à  Montagnier, l'un des rares membres de l'équipe à  être doté d'un poste "à  responsabilité". Enfin, des résultats sont souvent accueillis à  l'aune de celui qui les porte, et le fait est que les autres Européens s'alignèrent sur les Américains dont ils adoptèrent toute la terminologie, et rirent au nez de nos compatriotes…

Une autre morale nous est fournie par woody, dans son récit de cette découverte et de ses conséquences politiques :

En 1982, un petit groupe de médecin français [dirigé par Willy Rozenbaum] contacte un directeur de laboratoire de Cochin pour lui demander de rechercher un rétrovirus dans le ganglion d’un malade. Ce dernier les envoie sur les roses [tout comme d'autres partenaires contactés] et les médecins s’adressent alors [en décembre 1982] à  Luc Montagnier de [l'Institut] Pasteur. Rapidement, le virus est identifié et la France est à  la tête de la recherche sur le virus du SIDA. Puis le pouvoir politique s’en mêle, crée une agence de recherche sur le SIDA dont la direction est confiée….. au directeur du laboratoire de Cochin. La position de la France sur le domaine du SIDA a rapidement chuté. 10 ans après la politique de cette agence n’était pas évaluée, mais la revue américaine Science s’est fendue d’un article critique qui a fini par aboutir au changement de directeur.

J'ai bien peur que nous soyons encore ce mauvais élève qui ne tire pas ses leçons du passé…