Les leçons de la découverte du VIH
6
oct.
2008
Souvenons-nous de ce que woody écrivait sur ce blog en avril dernier :
En biologie et médecine, la France est à la traîne de l’innovation (pas de prix Nobel depuis plus de 28 ans, ça commence à être sérieux).
Eh bien voilà , c'est fait : Françoise Barré-Sinoussi et Luc Montagnier viennent de recevoir le prix tant convoîté pour leur découverte du virus du SIDA, le VIH, en 1983 (l'Institut Pasteur en fêtait les 25 ans il y a quelques mois).
L'histoire de cette découverte est instructive à plusieurs titres. Nous savons qu'elle a donné lieu à une querelle de priorité entre l'équipe américaine de Robert Gallo et celle de Montagnier. Lors de l'annonce du prix, on pouvait voir sur le webcast un porte-parole du comité Nobel affirmer qu'ils se sentaient suffisamment qualifiés pour écarter Gallo (une information que je dois à Attila Csordas). On s'en convaincra en lisant ce récit de Montagnier ou cette chronologie écrite à quatre mains : le LAV fut isolé en mai 1983 par l'équipe française alors que le HTLV-3 identifié par l'équipe de Gallo fut annoncé en grande pompe (par la Secrétaire d'état à la santé américaine) en avril 1984. Il s'avèrera que ces deux virus n'en sont qu'un, renommé VIH à la suite d'une conférence internationale. Par la suite cependant, Gallo fit plus que Montagnier pour soumettre le virus aux postulats de Koch.
Mais la lecture socio-politique de cette controverse est éclairante. Dans un article paru en 1989, Johan Heilbron et Jaap Goudsmit montrent pourquoi l'équipe française a découvert le virus et pourquoi les Américains, qui avaient plus d'expérience et plus de crédit (dans tous les sens du terme), ne l'ont pas trouvé. Heilbron y voit le paradoxe de ce système américain dont l'extrême efficacité peut se transformer en relative inefficacité.
Explications. L'équipe de Gallo formula l'hypothèse que l'agent du SIDA est un rétrovirus et se lança à la recherche d'un variant du HTLV, le seul rétrovirus humain connu qu'ils avaient eux-même identifié. L'équipe de Montagnier, elle, saisit l'hypothèse au bond mais rechercha plus généralement un rétrovirus humain. En partie par manque d'expérience, et parce qu'ils ne disposaient pas du matériel des Américains, les Français utilisèrent une stratégie plus prudente et une technique plus traditionnelle. Le retard technologique français s'est avéré être un avantage
. Le groupe de l'Institut Pasteur collaborait avec un groupe français informel de médecins intéressés par le SIDA. Lorsqu'ils présentèrent ces résultats à un colloque au Cold Spring Harbor en décembre 1983, le travail fut largement critiqué (notamment par les membres de l'équipe de Gallo) et le virus LAV considéré comme le produit d'une contamination. Toutes sortes de détails, comme l'accent français du groupe ou leurs méthodes de travail, ne pouvait les rendre crédibles face aux mastodontes de la recherche en rétrovirologie humaine. D'autant que Gallo ne se priva pas d'utiliser sa position dominante pour faire paraître dans les actes du colloque un résultat postérieur à la date du colloque, entre autres pratiques indélicates qui se retournèrent contre lui par la suite.
La morale ? Il y en a plusieurs. Déjà , tout retard n'est pas mauvais en soi : il ne suffit pas d'être à la pointe pour réussir. Aussi, le groupe français réussit par sa structure souple, son indépendance à l'égard des bureaucraties de la recherche et de l'establishment médical, alors que dans d'autres pays toutes sortes de procédures administratives ou autres faisaient perdre aux chercheurs un temps coûteux
. Comme ce serait le cas aujourd'hui, l'esprit aventureux qui réussit si bien au groupe français fut malheureusement reproché à Montagnier, l'un des rares membres de l'équipe à être doté d'un poste "à responsabilité". Enfin, des résultats sont souvent accueillis à l'aune de celui qui les porte, et le fait est que les autres Européens s'alignèrent sur les Américains dont ils adoptèrent toute la terminologie, et rirent au nez de nos compatriotes…
Une autre morale nous est fournie par woody, dans son récit de cette découverte et de ses conséquences politiques :
En 1982, un petit groupe de médecin français [dirigé par Willy Rozenbaum] contacte un directeur de laboratoire de Cochin pour lui demander de rechercher un rétrovirus dans le ganglion d’un malade. Ce dernier les envoie sur les roses [tout comme d'autres partenaires contactés] et les médecins s’adressent alors [en décembre 1982] à Luc Montagnier de [l'Institut] Pasteur. Rapidement, le virus est identifié et la France est à la tête de la recherche sur le virus du SIDA. Puis le pouvoir politique s’en mêle, crée une agence de recherche sur le SIDA dont la direction est confiée….. au directeur du laboratoire de Cochin. La position de la France sur le domaine du SIDA a rapidement chuté. 10 ans après la politique de cette agence n’était pas évaluée, mais la revue américaine Science s’est fendue d’un article critique qui a fini par aboutir au changement de directeur.
J'ai bien peur que nous soyons encore ce mauvais élève qui ne tire pas ses leçons du passé…
Commentaires
On ne va pas être peu fier de ce premier Nobel français depuis des années, partagé, il est important de le rappeler, avec Harald zur Hausen pour ses travaux sur le virus du papillome humain. Pourtant j'ai bien peur que la récupération politique de ce prix n'occulte la détérioration de la considération et de l'état de la recherche française aujourd'hui. Albert Fert avait en 2007 lancé un appel contre la réforme de la recherche, il n'a pas été écouté. Je doute que ce prix en appelle d'autres dans les années à venir
Merci de cet article, à chaud par rapport à l'annonce du Nobel : je recherchais des rensignements sur l'affaire Montagnier/Gallo, et votre article est très intéressant. Au fait qui est ce directeur du labo de Cochin auquel vous faites allusion ? Puisque vous dites qu'il a été le premier directeur de l'agence du sida, vous pourriez donner son nom...
Intéressante aussi votre analyse de la stratégie de recherche française sur cette affaire...
Au passage, par rapport au commentaire ci-dessus, qui me paraît un peu hâtif et, pour le coup, lui-même récupérateur : 2005 (Chauvin), 2007 (Fert), 2008 (Montagnier et Barré-Sinoussi), c'est pas mal pour la recherche française, il y a longtemps qu'on n'avait pas vu çà en l'espace de trois ans ; ne soyons pas oiseau de mauvais augure pour l'avenir.
As-tu lu l'article sur le conflit de paternité dans STHV ?
Fr. > Merci pour la référence, avec ce pronostic qui s'est avéré juste : un article dans le New Scientist, disponible en ligne et plus accessible pour le profane.
. L'auteur a également écrit«Le Prix Nobel considère de temps en temps la carrière d’un scientifique, de temps en temps sa découverte», conclut le professeur Bernardino Fantini, directeur de l’Institut d’histoire des sciences et de la médecine. «Mais l’attribution du Prix Nobel reste toujours mystérieuse.» Certains n’ont-ils pas dit: «Luc Montagnier, le scientifique qui a été découvert par le sida?»
lu in "La Tribune de Genève"
Salut Je suis d'accords avec ce qu'écris Woody dans l'article d'avril et le passage relayé dans ce texte. Ces 3 prix Nobel dans 3 discipline différentes(05-07-08) récompensent avant tout un age d'or de la recherche en France, où il y avait encore pas mal de budget pour tout le monde, des crédits récurents qui permettaient de bosser (liberté thématique) et des perspectives d'avenir importante pour les jeunes. La situation est tres différentes aujourd'hui. On est beaucoup plus corseté dans nos thématiques, on doit se ranger sur des programmes thématiques, des appels a projet, un pilotage politico-administratif de la recherche et globalement une faible visibilité pour les jeunes chercheurs en terme de carrières. C'est beaucoup de temps et d'energie perdus, et derrière on manque de gens a la paillasse pour continuer a produire des données. En bio, où l'on est dépendant des "petites mains" et d'argent frais régulièrement pour au moins financer la recherche de base (consomable , réactifs etc...) je pense que l'on décroche a grande vitesse et qu'il devient tres compliqué de s'aligner sur des sujets chauds avec des concurents un peu partout... A+ J
Merci de me citer aussi généreusement.
Pour AlexM:
Le premier directeur de l'ANRS était Jean-Paul Levy.
Pour Pablo:
"Certains n’ont-ils pas dit: «Luc Montagnier, le scientifique qui a été découvert par le sida?"" Mais justement, les découvreurs ont cette particularité d'être inconnus avant leur découverte. Et quoi! Il faudrait qu'ils passent à la télé avant, comme l'autre, qui n'a rien découvert (vous voyez de qui il s'agit)?
Je pense que la réflexion de Pablo est intéressante, car elle témoigne bien de l'esprit de l'institution française. La découverte en France n'est autorisée que si belle respecte la hiérarchie, hiérarchie institutionnelle, hiérarchie politique ou hiérarchie de valeur. Sinon, la découverte est rien de moins qu'un coup d'état.
Lors de la découverte du virus du SIDA, Luc Montagnier était considéré par "ceux qui comptaient" dans l'institution comme un "nul". Il y a environ 15 ans, l'annonce des prix Nobel était attendue avec terreur par certains scientifiques influents de Pasteur parce qu'il risquait de devenir le directeur de Pasteur. L'absence de soutien (c'est un euphémisme) des scientifiques français a pu contribuer à l'attribution aussi tardive du Prix Nobel à Montagnier.
Concernant la "nullité" de Montagnier, je n'ai pas d'avis direct, mais comme toute évaluation dans notre système de recherche, elle émane de personnes qui sont à la fois juges et parties, et n'est donc pas à prendre au sérieux.
Par ailleurs, Montagnier n'a pas reçu de la France le soutien qu'il aurait pu recevoir parce qu'il n'avait pas le bon profil pour les médias: quelqu'un qui fréquente le pape comme un vulgaire Bigard ne peut pas être un scientifique sérieux, alors que l'on sait à quoi doit ressembler un scientifique sérieux pour un journaliste: engagé à gauche (voire communiste), citoyen, humaniste, anti-raciste, comme euh... qui déjà ?
@woody : La citation n'est pas de moi, mais de Fantini dans l'article linké.
Cela dit, il y a une nuance entre être connu du grand public et être connu du monde scientifique. Mon interpétation de la citation est qu'avant la découverte du SIDA (dans les conditions narrées par Enro), Montagnier était inconnu de ses pairs. Et qu'après la découverte du SIDA, il n'a rien fait de fracassant. Ce n'est pas le lot commun. Les prix Nobel de physique de cette année par exemple étaient connus des physiciens avant leurs articles récompensés et ont continué à faire des découvertes importantes après... Sans qu'ils soient devenus des stars de la télé pour autant !
@ woody
Je crois que j'ai reconnu celui dont tu n'oses pas dire le nom. Ce n'est pas Axel Kahn par hasard?
@ pablo
Le fait de ne pas être très connu de ses pairs au moment de la découverte n'est pas l'exception mais plutôt la règle. Le fait de le penser est très symptomatique d'un point de vue bien français.
Par ailleurs, Montagnier n'était pas un total inconnu: il avait mis au point avec McPherson le test de clonage en agar des cellules transformées, largement utilisé. Par ailleurs, si Montagnier, après avoir mis en évidence le virus, s'est cantonné à ce domaine de recherche, il n'en a pas moins participé à des étapes importantes de sa caractérisation: clonage, séquence, identification du récepteur, dans des revues très importantes. En cela, rien ne le différencie de beaucoup de Prix Nobel de Médecine.
Certes, on peut toujours dire que la découverte du virus du SIDA n'a pas impliqué d'idée géniale et que Montagnier s'est seulement comporté comme un bon gestionnaire d'équipe. Mais ce serait manquer l'élément le plus important: lorsque Montagnier présentait en public ses premiers résultats à Paris, les pontes scientifiques français (dont Jean-Paul Levy) riaient ostensiblement. Ce qui explique les aspects ambigus de la compétition Gallo-Montagnier. Alors que le premier avait abusé de la collaboration en s'appropriant le virus, Montagnier savait qu'il avait plus d'aide à recevoir de Gallo (qui l'aurait aidé à faire accepter son article dans Science en 83 selon certains) que de l'establishment français qui était purement et simplement destructeur. Pendant plus d'un an après la découverte, cet establishment ne considérait d'ailleurs que Gallo comme le découvreur.
Après sa consécration scientifique, Montagnier a commis une grosse erreur qui a été de se porter candidat à la direction de Pasteur. Cela a entraîné une cabale des pastoriens qui ont essayé (et réussi), via l'Académie des Sciences a éviter qu'il n'obtienne le Nobel. Le discrédit a été tel qu'il a empêché Montagnier de trouver une situation favorable à sa retraite.
Finalement, cette histoire est très exemplaire des luttes de pouvoirs qui sont la nature même du système français. Elle permet de comprendre les difficultés des jeunes chercheurs qui "trouvent" en France mais ne peuvent même pas poursuivre leurs travaux en raison de l'hostilité ambiante.
@ curieux
Bravo, vous avez gagné, mais ce n'était pas vraiment une devinette.
Dans la liste des querelles, inimitiés et autres controverses qui ont nui à Montagnier dans les années 1980, il ne faut tout de même pas sous-estimer l'attitude des Américains: eux non plus n'ont pas voulu croire qu'un "obscur" français ait pu coiffer au poteau Robert Gallo, "sommité internationale", et les médias américains, pendant les premières années, ont pris presque systématiquement le parti de Gallo. Le moins qu'on puisse dire, c'est que ça n'a pas aidé... :-)
Un truc un peu similaire que je n'ai jamais compris : qui a vraiment découvert Lucy ? En France, on dit que c'est Yves Coppens, mais aux US, à Yale en particulier, il n'est même pas cité au détriment d'une équipe US. Quelqu'un a des infos là -dessus ?
Euh, je me suis un peu embrouillé dans mon commentaire précédent avec le mot "détriment" (mot manifestement trop compliqué pour moi), mais tout le monde aura compris je pense...
@ Tom : Tout à fait, j'avais noté chez Bill Bryson l'américano-centrisme qui lui fait attribuer la découverte de Lucy à Donal Johanson uniquement — même si la littérature francophone tombe dans le travers opposé en l'oubliant souvent au profit d'Yves Coppens.
Une question au latourien auteur de ce blog. Si la science n'est qu'une construction sociale, comment expliquer le succès d'un Montagnier si peu armé ? On est dans l'antithèse de l'exemple Pasteur-Pouget tant mis en avant par Latour et Callon...
@ Pablo : Le latourien ne dira pas que la science n'est que construction sociale mais que c'est la construction sociale qui fait tenir la science. Notre exemple n'est d'ailleurs pas si différent de celui de Pasteur-Pouchet (pas Pouget), qu'il faut remettre dans son contexte : Pasteur était un jeune cristallographe et Pouchet un biologiste bien installé, correspondant de l'Académie des sciences. Dans notre cas, les pratiques répréhensibles de Gallo (le fait qu'il ait antidaté une publication, que la souche qu'il a "découverte" provienne du labo de Monatgnier, qu'il ait manifesté tant de mauvaise foi en ne faisant jamais référence aux travaux des Français etc.) a joué contre lui et son capital s'est effondré, au bénéfice de celui de Montagnier. Ce n'est que quand Gallo s'est écroulé que Montagnier a pu être reconnu. Le succès de Montagnier dont tu parles s'est construit lentement, il ne peut pas être daté de la publication dans Science qui est tout... sauf un succès à ce moment là ! Alison Rawling l'explique bien, données à l'appui, dans l'article que j'indiquais plus haut :
Tiens! Le VIH repondrait-il vraiment aux postulats de Koch? Je suis surpris.
@Enro : Devant ta mauvaise foi légendaire :-) j'ai répondu à ta réponse de ma réponse sur mon blog. "Rejoignez la conversation !" qu'il disait ;-)