La médecine scientifique selon "Grey's Anatomy"
16
déc.
2008
Depuis quatre saisons, la série américaine "Grey's Anatomy" dissèque pour nous le monde de la médecine, encore mieux que ne l'avaient fait d'autres séries antérieures. Problèmes sentimentaux à l'hôpital, difficultés relationnelles, attachement trop fort à un patient conduisant à enfreindre les codes d'éthique de la profession (l'histoire entre Izzie Stevens / Denis Duquette) mais aussi la voix off qui ouvre et referme chaque épisode sont là pour nous rappeler que la médecine est une activité avant tout humaine et qu'elle est le paroxysme du théâtre de la vie (et de la mort).
Mais la 5e saison diffusée actuellement aux Etats-Unis a introduit un personnage détonnant dans ce paysage : le Dr. Virginia Dixon, interprété par Mary McDonnell… déjà aperçue dans la série "Urgences" ! Le Dr. Dixon, contrairement à ses acolytes, ne fait preuve d'aucune empathie et n'a aucun sens des relations sociales. Comme le veut la mode, les scénaristes l'ont affublé du syndrome d'Asperger, ceci expliquant cela. Mais, dans l'épisode 10 diffusé le 4 décembre dernier, elle révèle tout autre chose et sa fonction apparaît enfin.
Attention spoiler
Alors qu'une jeune patiente de 16 ans meurt devant ses yeux, le Dr. Dixon se réjouit de disposer ainsi d'une donneuse d'organes en bonne santé et s'étonne que la décision soit difficile à prendre pour les parents de la jeune fille. Pour elle l'équation est simple, et elle ne peut se résoudre à faire entrer les sentiments dans la balance.
Fin spoiler
Ce personnage, qui n'est pas plus "scientifique" que ses collègues (pensons par exemple au Dr. Shepherd et ses essais cliniques publiés dans une revue académique), est incontestablement moins humain. Le téléspectateur réalise alors en creux que l'exercice de la médecine est autant un art qu'une science ou une technique, autant une activité contingente et subjective que l'application stricte de méthodes dont l'efficacité a été rigoureusement démontrée. Cela semble évident ? Et pourtant ! Pendant que la communauté médicale s'écharpe autour de l'evidence-based medicine (EBM) anglo-saxonne, c'est-à -dire la médecine basée sur les preuves, le patient est ravalé au rang d'une unité statistique plutôt que d'un individu singulier. Pour les partisans de l'EBM, la statistique des essais cliniques randomisés et des méta-analyses fait force de loi et peut importe la cohorte minoritaire, seule compte le résultat de la cohorte majoritaire. Les cas isolés ou allant à l'encontre du courant actuel sont redéfinis en anecdotes, en artefacts ou paradoxes. On imagine très bien tout cela sortir de la tête du Dr. Dixon.
Mais on voit aussi dans cet épisode de "Grey's Anatomy" que la médecine traite des humains et que la formation des futurs soignants doit intégrer la dimension sociale de la pratique médicale, à l'instar de ces cours d'humanités donnés par des philosophes, éthiciens, historiens et sociologues dont Anne Rasmussen défend à juste titre la raison d'être dans le numéro de décembre de La Recherche (p. 90). Comme l'explique dans Le Matin le rédacteur en chef de la Revue médicale suisse :
La médecine moderne est très technique, de plus en plus cloisonnée, il est donc important que les étudiants apprennent à la relier à la narration subjective que le patient fait de sa maladie. La littérature favorise cette approche du sens, d'autant plus précieuse que le patient attend beaucoup du médecin. Souvent, il projette sur lui des pouvoirs exagérés. Le médecin doit avoir conscience de cette image de « gourou », de son rôle devenu encore plus complexe avec l'effondrement des croyances traditionnelles.
Commentaires
La médecine est effectivement aussi une histoire de sentiments. C'est la tension entre la science et la rencontre unique qu'est le colloque singulier qui rend l'exercice médical passionnant. Il ne faut pas se laisser aveugler par la science, ni par l'émotion mais chercher une voie d'équilibre sur le fil entre les deux. Savoir extraire du cursus scientifique indispensable (il faut une base de réflexion solide) les informations qui vont permettre de répondre aux problèmes posés par l'homme malade en face de nous. Un exercice intellectuel passionnant.
Au risque de mettre les pieds dans le plat, la médecine est-elle une science?
@Benjamin : La médecine n'est pas une science mais plutôt un ensemble de techniques, à fort contenu scientifique. Un peu comme une ingénierie du corps humain. D'où il découle que l'on peut faire passer le côté "ingénierie" d'abord (cf. l'EBM) ou, le corps humain n'étant pas n'importe quelle machine et la maladie n'importe quelle panne, le côté humain d'abord.
Je ne sais pas si cela répond à ta question, il doit y avoir une arrière-pensée qui m'échappe...
"la communauté médicale s'écharpe" Désolé, mais ce n'est pas de la sociologie, c'est du journalisme (au sens de Burnier et Rambaud). Votre auteur, avocat au barreau, n'est pas membre de la communauté médicale. Son texte manifeste d'une totale incompréhension de ce qu'est l'EBM. Que la communauté médicale se base sur des preuves plutôt que sur la parole des anciens, qu'il s'agisse d'Aristote ou de Claude Bernard, c'est plutôt rassurant, non?
@woody : Désolé pour le mauvais journalisme, je ne le ferai plus ^^. Il y a des travaux plus sociologiques sur l'EBM (autre exemple) mais je ne les ai pas lus, à ma grande honte. Concernant le lien vers Opimed, je l'ai mis car il a l'avantage de regorger de références et d'explications accessibles au profane, mais ce ne sont pas les attaques contre l'EBM qui manquent au sein de la communauté médicale, à l'instar de cet article critique commenté par le blog de PLoS, et largement discuté ensuite en commentaire. D'ailleurs, l'auteur n'oppose pas parole des anciens et preuves mais plutôt démarche statistique et méthode expérimentale à la Claude Bernard.
Laissez les sentiments en dehors de ça. Laissez les sentiments en dehors de la science.
Elle doit avoir lu ce billet d'Adam Rutherford sur le blog du Guardian:
http://www.guardian.co.uk/commentisfree/2008/may/20/heartsorminds
"The conflict here is between evidence and feeling. Feeling, of course, has no place in science. And nor should it in policy based on science."
@enro Désolé, le "mauvais journalisme" s'adressait davantage à l'expression "s'écharpe" qu'au lien. Sur le reste, on ne peut pas opposer démarche statistique à méthode expérimentale. L'EBM utilise la méthode expérimentale. Les statistiques sont là parce que les résultats diffèrent toujours d'un sujet à l'autre.
Si en science les sentiments ne jouaient pas un rôle, ça se saurait. J'ai en réserve quelques preuves du style "I don't believe in these results", "My feeling is ..." à propos de résultats (commentaire de reviewers dans de bonnes revues). La science est un lieu de grande subjectivité, de mode, d'influence, de combat irrationnel etc. Refuser de voir la part d'irrationnel dans la production de la science est nier qu'il s'agisse d'une activité humaine. Il me semble que les scientifiques sont humains très humains, on peut parfois le déplorer mais je trouve ça rassurant.
Je clarifie mon arrière pensée : comme le suggérait ma question aux esprits retors, je partage ton opinion, pour moi la médecine n'est pas une science, mais "un ensemble de techniques, à fort contenu scientifique", comme tu l'écris si bien. Un peu comme la mécanique auto, la programmation informatique... Pourtant, le mélange des termes est fréquent, y compris dans la bouche du Dr Dixon (et de Stéphane)