Via le numéro de mars du magazine La Recherche, j'apprends que l'Institut Pasteur vient de mettre en ligne le journal personnel de Madeleine Brunerie, qui fut "pastorienne" pendant 58 ans, d'abord comme employée puis comme bénévole. Elle fut notamment technicienne de laboratoire et secrétaire du service de Chimie biologique, dirigé successivement par Michel Machebœuf (1946-1953) et Jacques Monod (1953-1954), secrétaire de Jacques Monod au service de Biochimie cellulaire (1954-1971) puis secrétaire de direction, chargée du courrier personnel et scientifique du directeur de l'Institut Pasteur, Jacques Monod (1971-1976).

La transcription par son auteur des notes presques quotidiennes, au moins jusqu'en 1970, a demandé un sacré travail qui est désormais à  la disposition de chacun. Profitons de ce trésor pour explorer plusieurs décennies de recherche de pointe française, dans le domaine de la chimie des protéines (dont Michel Machebœuf fut un pionnier) et de la génétique et biologie moléculaires (dont Jacques Monod, prix Nobel, fut l'un des chefs de file). Et, comme le remarque l'éditorial, on a rarement l'occasion de suivre de près ce qui se passe dans un laboratoire, les événements qui permettent sa création puis sa disparition, ou son passage à  d’autres mains, les conditions relationnelles et matérielles qui permettent la production d’une information scientifique communicable (…), la circulation des personnes en son sein et le réseau dans lequel il est inséré (…), bref ce qui fait la vie d’un laboratoire.

Pas d'hagiographie ici mais un témoignage vivant, au plus près du personnel des laboratoires et des institutions de recherche (souvent, d'ailleurs, le "petit personnel"). Extraits choisis :

Notre service était réputé pour les festivités qui y étaient organisées. En début d’année, notre Patron [Michel Machebœuf] nous offrait la galette des rois avec du Jurançon qu’une fois nous réussîmes à  cristalliser plus ou moins en le mettant à  rafraîchir un peu trop longtemps dans la chambre froide à  –20°C !

Cet après-midi, Monsieur Monod me demande si je peux travailler un peu pour lui. Il me confie une bibliographie à  faire d’après les Chemical abstracts de la bibliothèque de Chimie sur une enzyme dénommée glucuronidase. Certainement pour tester mes capacités en anglais aussi bien qu’en termes biologiques. (…) J’ai vu Monsieur Monod qui continue de m’appeler Madeleine, ce que je préfère à  mon patronyme. Il m’a aperçue à  la bibliothèque et n’en revient pas de voir tant de fiches sur la glucuronidase. A dire vrai, ce sujet m’étant naturellement totalement étranger, j’avais préféré en noter plus que pas assez…

Monsieur Monod fit installer un système discret que je qualifierai « d’éjecteur des indésirables » qui pouvait être mis en action grâce à  un interrupteur dissimulé sous chacun des plateaux de nos bureaux respectifs, avec voyant rouge interposé. Si un importun prenait trop de temps auprès du Patron, je guettais la loupiotte. Si celle-ci s’allumait, je décrochais le téléphone et informais Monsieur Monod d’une urgence impérative ailleurs.

Je me souviens d’une fois où je prenais en sténographie une demande de subventions quand, s’arrêtant brusquement de dicter, Monsieur Monod quitta son bureau et se dirigea vers le tableau noir sur lequel il se mit à  écrire à  la craie de mystérieuses formules et des tas de chiffres. J’étais littéralement fascinée parcet interlude auquel je ne comprenais évidemment strictement rien. Soudain, revenant sur terre, il s’exclama : Regardez, ça y est ! Le crayon en l’air, pleine d’un innocent enthousiasme, assurément d’accord, je n’osais remuer le petit doigt, de crainte de troubler ses réflexions. En fait, filant vers son laboratoire contigu, il me planta là  pour discuter avec ses collègues et élèves de la nouvelle idée ou du dernier concept qui venait de naître dans son esprit ! Et moi, je restais là , calée dans mon fauteuil devant un bureau vide, attendant la reprise de la demande de crédits.

Cet après-midi, le Patron m’a longuement dicté du courrier. Comme je riais d’une bêtise qu’il venait de dire : Vous n’êtes pas sérieuse, Madeleine, vous riez toujours ! Tous deux nous entamons alors une discussion sur un « canular » possible. Il faudrait publier, par exemple, un article qu’il signerait E. Kohli ! Le Patron propose alors de faire un petit papier plutôt signé E. Coli sur des travaux effectués sur l’homme et non sur les bactéries. Ce ne sera pas très facile ! Et il me demande de le faire !

A ne pas rater évidemment, les pages 197 et suivantes qui racontent les coulisses de l'annonce du prix Nobel (lequel est précédé de grosses rumeurs et s'évente forcément) ! Ainsi que ses suites, avec cette réponse magnifique à  la question incongrue d'un journaliste : Monsieur, toutes les déclarations scientifiques sont du ressort des trois professeurs lauréats du prix Nobel [Jacob, Monod et Lwoff]. Pour les questions idiotes, nous n’avons personne prévu. Et cette remarque de Jacques Monod : C’est drôle, depuis que le Nobel a été annoncé, je n’entendais plus ma petite voix intérieure et j’étais très triste. Heureusement, elle est revenue ce matin.

Enfin, le lecteur interessé trouvera en annexe (pages 268 et 269) la liste des engagements politiques de Jacques Monod, preuve s'il en fallait de l'extraordinaire fécondité d'un chercheur et homme hors du commun.