Décidément, les mathématiques...
2
avr.
2009
Je me suis déjà penché dans ce blog sur l'incongruité des mathématiques dans le champ scientifique, une discipline absente des revues pluridisciplinaires comme Nature ou Science et qui se comporte comme une science sociale du point de vue bibliométrique.
Cette question me tarabuste à nouveau aujourd'hui. En effet, je découvre en parcourant mon flux Friendfeed que Michael Nielsen a mis en favori le blog mathématique de François Orais, "Mathemata". Je m'y précipite, en pensant avoir affaire à une nouvelle pointure des maths françaises marchant dans les traces du blogueur Alain Connes. Evidemment, j'ai tout faux :
- François Dorais, malgré son patronyme, est de nationalité américaine
- il a seulement soutenu sa thèse en 2007 et est actuellement post-doctorant à l'université du Michigan.
En regardant de plus près son parcours, je réalise qu'il n'a qu'une seule publication à son actif[1]. Pourtant, il semble suffisamment établi pour que Michael Nielsen ait repéré son blog et qu'il en soit déjà à son troisième poste, après être passé par Dartmouth College et l'université Cornell !
Je me suis alors rappelé que j'avais été interloqué par le parcours de David Madore, recruté comme maître de conférences à Telecom ParisTech seulement deux ans après la soutenance de sa thèse et trois publications.
On est bien loin des profils qui prévalent dans le domaine expérimentales et de la nature. Sans vouloir discuter ces cas particuliers, je me pose la question suivante : puisque le nombre d'articles publiés par les jeunes mathématiciens est très faible, à quoi juge-t-on de leur qualité ? Ou pour paraphraser Bourdieu, comment acquiert-on du capital dans ce champ ? Est-ce le manuscrit de thèse, le parcours académique, la participation à des séminaires, le nombre de collaborations, les prépublications qui circulent sur arXiv ou bien le bouche à oreille qui aide à trier le bon mathématicien de l'ivraie ?
Notes
[1] F. Dorais & R. Filipà³w, "Algebraic sums of sets in Marczewski-Burstin algebras", Real Analysis Exchange 31, no. 1 (2005), 133-142
Commentaires
Ah on devient bourdieusien ?? :-) Mais où sont les acteur-réseaux ? :-D
Ils font des concours de diagonalisation de matrices et de blagues à base de lemme de Jordan sur Usenet. C'était pourtant évident.
Il y a une logique en mathématiques qui n'est pas la même que disons, en médecine, et dans toutes les disciplines à gros budget. Dans ces disciplines, tout nouvel arrivant risque de vous piquer une grosse partie de votre budget. Donc, il faut retarder au maximum son accession à une demande de budget. Mieux, vous pouvez élaborer une stratégie gagnant-gagnant: le nouveau pourra avoir sa part du gâteau en remplissant consciencieusement des milliers de tubes à essais pendant plusieurs années, mais ça prend du temps, et vous n'avez pas réellement intérêt à ce que ça s'arrête parce que non seulement vous gardez votre budget, mais vous avez quelqu'un qui travaille pour vous. La sociologie, c'est pas compliqué.
Bonjour Enro, anon a raison sur un point : une bonne part de la recherche en mathématique n'est pas "budget-intensive". Elle peut se conduire à très petit budget (pas en math appli, d'accord, mais dans les autres branches). Les mauvaises langues disent d'ailleurs que c'est ce qui explique les bons résultats de la recherche française en mathématiques.
Ensuite, le faible nombre des articles dans la discipline permet aussi qu'ils soient plus lus, j'imagine. Autant il est impossible de lire l'ensemble des publications en physique nucléaire (par exemple), autant il est possible à un mathématicien d'avoir lu tous les articles de son domaine. Enfin, les mathématiciens sont très "quality-conscious". La chose qui compte, c'est la qualité des recherches, qu'elles aient été ou non récompensées par une publication. Une thèse qui contient la démonstration d'un théorème compte autant qu'une publi dans une revue de rang A.
Une autre explication possible qui me vient en tete: si on publie un article en mathematiques, il peut se suffir a lui meme, sans contexte. S'il demontre un resultat important, il n'y a quasiment aucun doute a avoir sur la validite de la recherche. Dans quasiment tous les autres domaines, un resultat ne peut que rarement s'analyser sans contexte. Au mieux, il faut que d'autres personnes reproduisent les resultats, etc...
Merci pour vos éclairages.
Je retiens que le nombre de publications en mathématiques est généralement plus faible qu'ailleurs, et ces publications plus "denses". Je ne sais toujours pas comment le capital se construit au-delà des maigres publications qu'un auteur peut compter mais 1) soit ces publications sont suffisantes à se faire une idée de la qualité du travail (sachant de toutes façons qu'un chercheur en mathématiques ne demande pas un investissement considérable donc qu'une équipe a un plus grand droit à l'erreur), 2) soit les preprints et la littérature grise (par exemple la thèse) qui circulent facilement viennent compenser cela.
En mathématiques, je pense qu'il ne doit pas être difficile de savoir qui a fait quoi. En sciences de la vie, le jeune chercheur peut être le signataire de nombreux papiers dans lequel il n'a fait qu'un travail d'exécutant. D'autre part la majorité des articles ne demandent aucune imagination ou créativité. Ce n'est pas pour autant qu'ils sont forcément inutiles. Mais de là à permettre identifier des "pointures"....
Un autre critère me vient à l'esprit : les mathématiciens français (j'entends, ceux qui ont fait leurs études en France) bénéficient d'un concours de classement national dans leur scolarité : l'agrégation. Bien qu'il s'agisse d'une perversion de la lettre des lois (l'agrégation étant censée sélectionner les futurs professeurs en Lycée), un très bon classement à l'Agreg' (mettons, dans les 10 premiers...) est vu comme un gage de qualité scientifique du candidat. Je ne juge pas de la qualité du critère, mais il est employé. Le fait d'avoir été major à l'agreg' est particulièrement recherché.
Le même concours permet aussi de juger des qualités d'enseignant (du candidat). Si vous faites des cours d'Agrégation, la qualité de votre enseignement est évaluée chaque année, par d'autres que vous. Si 100 % de vos élèves obtiennent l'Agreg chaque année, on peut conclure que vous n'êtes pas trop mauvais comme enseignant... A fortiori si vous avez formé les 10 premiers du classement.
Je ne sais pas si le critère a été déterminant dans ce cas particulier, mais DM a été 4e a l'agrégation en 1998 (l'information est bien cachée), et a donné des cours de préparation à l'agrégation.
Coïncidence amusante, DM est également l'auteur d'un texte sur l'agrégation de mathématiques :
http://www.madore.org/~david/misc/VIRUS/agreg/agreg.txt
@N : C'est tellement contre-intuitif de sélectionner des chercheurs sur concours que je n'y avais pas pensé mais oui, tu as raison !
L'agreg joue un rôle similaire dans d'autres disciplines (en SHS, notamment, à ma connaissance). àa n'est pas un billet automatique pour un poste de chercheur dans une grande université ou un grand institut, mais c'est un (gros) plus sur son CV (comme Normalien, par exemple... les deux sont parfois liés).
Il y a plusieurs choses qui rentrent en compte dans cette affaire :
- le côté "connaissance de l'ensemble de la discipline" est le plus justifiable. J'imagine la discussion en Commission de Spécialistes : "bon, il est spécialiste de biologie moléculaire, mais saura-t-il faire nos cours en biologie cristalline ? - évidemment, il a eu l'agreg', dans un bon rang. - Ah, d'accord."
- le côté "le meilleur de sa génération" (ou dans les 10 meilleurs), qui permet de situer le dossier du candidat par rapport à la centaine d'autres dossiers reçus joue certainement aussi. Les prix de thèse décernés par diverses sociétés savantes jouent le même rôle. Les Commissions de Recrutement sont très demandeuses de ce genre d'information.
àa n'est pas directement un recrutement sur concours, mais plus une source d'information sur la qualité des candidats. Qui explique, par ailleurs, la popularité de l'agrégation dans certaines disciplines, qui va bien au delà des besoins de la formation des enseignants en Lycée.
Quelques commentaires et explications de la part d'un CR en math�matiques recrut� au CNRS juste apr�s sa th�se sans aucune publication... Je vais essayer de vous expliquer comment �a marche en math...
Pour commencer par la fin, non l'agr�gation ne joue quasiment aucun r�le dans le recrutement en math�matiques. L'agr�gation de math est un concours de bas niveau (je ne saurais dire ce qu'il en est dans d'autres disciplines scientifiques, mais je sais par exemple qu'en histoire l'agr�gation est un concours bien plus d�r). Le programme de l'agreg couvre quelques petits morceaux des math�matiques du 19eme si�cle (certe reformul�es dans le langage moderne). Cela repr�sente essentiellement le programme de pr�pa. Un �l�ve ayant int�gr� une ENS pourrait passer l'agreg � la sortie de sa pr�pa (ce qu'il ne fait certe pas), il se contente en g�n�ral de lire le programme un mois avant de passer le concours et � mon �poque on �tait nombreux � l'avoir d�s l'�crit. En commission de sp�cialistes, pardon commit�s d'experts, on n'�voque quasiment pas l'agreg (sauf peut-�tre si la personne a �t� class�e premi�re effectivement). Pour juger si quelqu'un va pouvoir bien enseigner on utilise l'audtion (qui sert uniquement � cela) i.e. on v�rifie qu'il est capable de s'exprimer clairement . Il faut voir qu'en math n'importe qui, ind�pendamment de son sujet, peut enseigner n'importe quel cours jusqu'en L3. C'est presque vrai en M1 � part quelques sp�cialit�s du type probabilit�s ou analyse num�rique. Le point est qu'il y a une forte unit� dans les math�matiques qui fait que les gens ont les m�mes connaissances de base (attention �a diverge compl�tement en M2 et th�se ou deux personnes m�me dans des domaines proches ne se comprennent plus du tout). Maintenant sur le cas particulier de DM �voqu� pr�c�demment il faut temp�rer �a par le fait que c'est un poste en �cole d'ing�nieur ce qui est totalement atypique en math, DM est le seul cas que je connaisse, il n'y a aucun labo de math en �cole d'ing�nieur � part un petit labo � polytechnique. On peut donc penser que les qualit�s d'enseignement aient jou� beaucoup plus qu'� l'habitude sur ce type de poste (de toutes fa�ons dans les �coles d'ing�nieur, � part � polytechnique o� ils essaient de sauver un peu les apparences, la recherche ils s'en fichent compl�tement...).
Sur le nombre de publications, un article de math�matiques est beaucoup plus dense que ce que j'ai vu dans d'autres disciplines: - dans mon domaine la taille moyenne des articles est aux alentours de 60 pages - il n'est pas rare que lorsque je fais un r�f�r� je passe plusieurs jours � me casser la t�te sur une seule page - lorsque j'ai publi� ma th�se c'�tait un article de 200 pages - la plupart des articles ont un seul auteur (je n'ai jamais collabor�, bien que je discute intens�ment avec mes coll�gues du domaine) et lorsqu'il y a plusieurs auteurs ceux qui apparaissent ont tous contribu�s de fa�on importante � l'article.
Comment apr�cie-t-on un candidat qui postule sur un poste? C'est tr�s simple on lit les r�sultats qu'il a obtenu m�me si on ne comprend pas tout. Par "on lit" je veux dire on lit la th�se ! On porte �galement attention aux rapports de th�se. La seule chose qui compte c'est les r�sultats, de toutes fa�on s'ils sont bon ils seront publi�s dans une bonne revu.
Lorsqu'on recrute quelqu'un ce n'est pas pour travailler avec lui (de toutes fa�ons si on veut collaborer avec quelqu'un en math le mail est suffisant, pas besoin qu'il soit dans le bureau d'� cot�). On essaie de recruter le meilleur dans un domaine vaguement reli� au notre (dans mon labo les postes n'ont jamais de profil: c'est soit math pures soit math appliqu�es).
Attention cependant, l'assertion "autant il est possible � un math�maticien d'avoir lu tous les articles de son domaine" que j'ai lue dans les commentaires est compl�tement fausse. M�me si effectivement il y a clairement moins d'articles publi�s en math�mtiques que d'en d'autres domaines (puisque de toutes fa�ons la communaut� math�matique est beaucoup plus petite au niveau mondial que d'autres communaut�s scientfiques) il y a un ph�nom�ne d'empilement qu'il est le suivant. En math�matiques un article publi� en 1960 est toujours valable en 2009, il n'est pas d�pass� ou p�rim� i.e. si on veut rentrer dans un domaine il faut se taper tous les articles au moins jusqu'en 1960... Par exemple dans mon domaine quand on fait une th�se (qui dure 4 ans en g�n�ral) on passe les 2 premi�res ann�es de sa th�se � apprendre, un M2 �tant tr�s largement insuffisant pour rentrer dans le sujet. Par exemple un des ouvrages de base dans mon domaine, pour quelqu'un ayant un M1, est une s�rie de livres qui fait 2000 pages et qui vous am�ne � un tout petit bout des math de 1960. Pour aller jusqu'� 1970 dans le domaine c'est de l'ordre du dizaine de milliers de pages qu'il faut se taper en plus...c'est impossible de comprendre toutes les th�ories/objets que l'on manipule quotidiennement, il faut jongler et se d�brouilelr avec. Pour en rajouter, dans mon �quipe il n'y a pas deux personnes qui se comprennent.
Voila, j'esp�re vous avoir �t� utile.
Merci! C'est très intéressant àapprendre.