Le numéro 10 du magazine de vulgarisation étudiante et apéritive Plume! vient de paraître, sur le thème de la culture et médiation scientifiques. On peut y trouver un article par ma pomme, que je vous invite à lire ici-même. L'article s'appuie sur ce que je connais le mieux (les blogs de sciences dures et de la nature qui font la part belle à la médiation scientifique) mais je promets d'aborder les blogs de SHS dans le prochain billet.

Le chercheur-blogueur ne court pas (encore) les rues, et encore moins le chercheur dont le blog mêle recherche en train de se faire, communication vers le grand public et réflexion sur l'activité scientifique… bref, un blog de science. Néanmoins, une longue fréquentation des blogs de science nous fait sentir, derrière la face virtuelle du blog, l'émergence d'un nouvel être hybride. C'est le portrait de ce chercheur-blogueur que nous allons tenter ici, en risquant quelques généralités que l'on n'espère pas trop vaines.

Le chercheur sans trompe l'œil

Quand il blogue, le chercheur échappe aux mythes de la science livresque et froide pour se risquer à livrer en public la science en train de se faire, que Bruno Latour nomme la science chaude. Plutôt que de cacher les coulisses, les enjeux et les controverses de la recherche, il parle alors à la première personne. Exercice difficile pour des chercheurs habitués à gérer un contexte de production et des forces contingentes en privé avant de tout camoufler, dans les arènes publiques, du voile pudique de l'universel. Pourtant, Bruno Latour offre plusieurs raisons d'espérer. Pour lui, l'idéologie scientifique qui cache les coulisses et offre au public un déroulement théorique sans personnage ni histoire (…) n'est pas celle des savants, mais plutôt celle que les philosophes veulent leur imposer[1]. Montrer la science chaude est donc plus conforme à leur épistémologie naturelle mais aussi plus motivant pour eux : pour les scientifiques une telle entreprise apparaît bien plus vivante, bien plus intéressante, bien plus proche de leur métier et de leur génie particulier que l'empoisonnante et répétitive corvée qui consiste à frapper le pauvre dêmos indiscipliné avec le gros bâton des "lois impersonnelles".[2]

En effet, le chercheur s'intéresse précisément à ce qui n'est pas encore un fait ; la source de son intérêt, de sa passion, c'est le tri entre ce qui sera jugé scientifiquement valable et ce qui ne le sera pas[3]. Alors, pourquoi vouloir sans arrêt intéresser le public aux faits, alors que pas un seul scientifique ne s'y intéresse ? Le chercheur-blogueur se met à nu et sans fard, il peut partager plus intelligemment ce qui rend la science et son contenu si riches et si intéressants.

Le chercheur comme guide

Historiquement, l'auteur fut d'abord celui qui "varie" sur les textes précédents au Moyen Âge, puis le créateur de contenu original avec l'avènement du droit d'auteur au XVIIIe siècle, et enfin l’auteur du blog qui tient parfois davantage du commentateur ou compilateur. Les blogs de science n'échappent pas à cette règle et le chercheur-blogueur tend à devenir un guide, dont l'autorité intellectuelle n'est plus liée à sa connaissance brute mais à son réseau social et à sa capacité à naviguer entre les savoirs et les mettre en perspective. C'est ainsi que sur le Bactérioblog, on trouvait en février 2008 un billet sur le tabagisme passif et le risque d'infarctus. Or son auteur est doctorant en bactériologie et rien ne le rapproche a priori de la tabacologie, si ce n'est sa capacité à s'orienter dans la littérature spécialisée et à rapprocher des faits pour en tirer des conclusions relativement solides. En écrivant ce billet, il s'engageait dans la controverse sur la diminution des infarctus du myocarde un mois après l'interdiction de fumer dans les lieux de convivialité et s'érigeait comme un guide sérieux sur le sujet.

Le chercheur comme raconteur d'histoire

Le chercheur qui vulgarise peut adopter deux postures différentes, rarement plus. Ou bien il est professoral, et va s'ériger en redresseur de torts, ou bien il se fait conteur et va se mettre au service des histoires de science pullulant dans sa discipline, son institut ou son laboratoire. Cette seconde figure est de plus en plus prisée par ces documentaires scientifiques qui se débarrassent des éléments de contexte (titres, affiliation institutionnelle et domaine de recherche) pour mettre en scène une parole et une voix (voir par exemple le film "1+1, une histoire naturelle du sexe" de Pierre Morize), mais aussi par des émissions de radio comme "Savanturiers" ou "Kriss Crumble" sur France inter.

Les blogs n'échappent pas à la règle et certains internautes vont favoriser les blogs redresseurs de torts pour affûter leur lame critique et argumentative tandis que d'autres vont préférer un raconteur d'histoire, qui sait mettre en scène son travail et ses savoirs pour donner du plaisir à ses lecteurs. Il n'en reste pas moins que le blog offre un espace de liberté à ces chercheurs-conteurs d'une nouvelle ère, et que le public des internautes sait les accueillir et les encourager[4].

Le chercheur comme discutant

La pratique de la "disputatio" est une des plus anciennes traditions de la scolastique mais la prédominance de l'écrit scientifique comme forme de communication a fait passer au second plan les qualités argumentatives et d'engagement des chercheurs. En particulier, souligne Marie-Claude Roland, depuis que le discours scientifique s'est accommodé d'un "prêt-à-écrire" qui a peu à peu fourni aux chercheurs un ersatz, sous forme de "prêt-à-penser", les privant du goût d'argumenter, de débattre et de s'engager dans des controverses. Résultat : on se retrouve souvent, lors de la Fête de la science ou des bars des sciences, avec des chercheurs qui sont à l'aise dans le monologue mais butent dès qu'il s'agit d'engager la conversation et de communiquer (au sens premier du terme) avec le public. Le blog, parce qu'il accueille les commentaires des lecteurs et favorise l'échange à plusieurs voix, permet de retrouver esprit critique, capacité à formuler et manier des concepts, à défendre ses idées et à se relier à la société qui sont en effet très difficiles à acquérir et à développer dans l'environnement de recherche actuel. Songeons d'ailleurs que les blogs à succès sont souvent ceux où s'échangent de vrais arguments et où le maître des lieux sait se faire aussi bien attaquant que défenseur, opposant ou avocat du diable.

Le chercheur comme être réflexif

Le chercheur est souvent un être schizophrène. Il publie ses résultats scientifiques dans des revues à comité de lecture et réserve ses réflexions sur l'activité scientifique pour les discussions de la pause café ou la liste de diffusion de son institut. Ces deux sphères sont très peu perméables et hormis quelques publications grand public comme "Nature" ou les éditoriaux des revues, les canaux de publication formels sont rarement des espaces réflexifs. Au contraire, le chercheur-blogueur est encouragé à mêler ces aspects pour ne plus séparer artificiellement ce qui le pousse à chercher et le résultat de ces recherches. Ne serait-ce que parce que son public n'est plus segmenté et que sur Internet, tout le monde peut vous lire.

Réconcilié avec lui-même et avec le grand public, le chercheur-blogueur serait-il l'avenir du chercheur ? Nous le croyons, nous l'espérons, et nous l'encourageons !

Notes

[1] Bruno Latour et Paolo Fabbri (1977), "La rhétorique de la science : pouvoir et devoir dans un article de science exacte", Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 13, pp. 81-95

[2] Bruno Latour (2007), L'espoir de Pandore. Pour une version réaliste de l'activité scientifique, La Découverte, p. 278

[3] Bruno Latour, Le Métier de chercheur, regard d'un anthropologue, INRA éditions, coll. "Sciences en questions", 2001, p. 45

[4] Quelques exemples de blogs de raconteurs d'histoire, dont aucun n'est chercheur assez étrangement : Le webinet des curiosités, L'ameublement du cerveau, Tube à essai