Chercheurs 2.0 ?
29
juin
2009
Il y a quelques mois, Olivier Le Deuff écrivait un billet sur son blog pour esquisser un constat d'échec de la science 2.0, comme une bulle qui se dégonflerait avant même d'avoir vraiment grossi. J'avais à l'époque laissé un commentaire que je voulais moins sceptique et surtout, qui attirait l'attention sur une dimension un peu passée sous silence : le fait que la science 2.0 se fait déjà sur des plateformes non spécialisées, comme Friendfeed.
L'article académique issu de ce billet, co-écrit avec Gabriel Gallezot (un nom qui est familier, normal, ce chercheur a commis de nombreux écrits avec Olivier Ertzscheid d'Affordance), vient de sortir. Je me suis précipité dessus et j'y ai trouvé plein d'idées. La question principale posée par ces auteurs consiste à savoir si les pratiques informationnelles et communicationnelles des chercheurs sont profondément renouvelées par les outils du web 2.0, justifiant le vocable « chercheur 2.0 » ou sont le résultat d’une appropriation des outils liés au phénomène de l’eScience, débutée il y a quelques décennies déjà
(avec arXiv ou la bases de données de recherche GenBank par exemple). Pour notre part, nous nous intéresserons surtout au cas des blogs.
Les weblogs, représentants numériques des carnets de recherche, d’une certaine vulgarisation scientifique (dissémination sociétale des résultats), de réseautage, d’influence, de stratégies et d’expression envers ses pairs, présentent eux aussi des spécificités à analyser. Du site de chercheur aux « agrégateurs » de billets (Postgenomic), en passant par les plates-formes dédiées à la recherche (Hypothèses), les blogs ont dépassé l’extime au profit d’une expression scientifique.
Les auteurs font des blogs l’instrument le plus utilisé du web 2.0 pour les sciences
, lequel présente de nombreux atouts pour la valorisation du chercheur
.
Quelques chercheurs ont désormais pris l’habitude de bloguer régulièrement sur des sujets proches de leurs thématiques de recherche. Le phénomène parfois critiqué par une partie de la communauté scientifique, semble connaître si ce n’est un essor, un attrait du public.
Tout comme le web 2.0 offre la possibilité de commenter, de débattre et de recommander, les blogs de science ouvrent les savoirs scientifiques aux commentaires et aux critiques d’autres chercheurs mais également de tous types de lecteurs. Dès lors, comme dans le web 2.0, la popularité prend le pas sur l'autorité et l'opinion sur l'institution : Wikio classe les blogs de science selon leur popularité, la marque d'un chercheur l'emporte sur sa pertinence. Les blogs bien insérés dans le réseau, recevant de nombreux liens ou fonctionnant en communauté (à l'instar du C@fé des sciences, qui est mentionné), augmentent alors leur visibilité. Dommage qu'à ce stade, les auteurs ne s'appuient pas sur le travail de Gloria Origgi qui montre que ce glissement n'en est pas un : l'examen de l'autorité ne s'appuie pas moins sur des critères extérieurs de jugement (l'institution de rattachement, les hauts faits, le palmarès des revues ayant accepté une publication…) que la réputation numérique aujourd'hui. Surtout, il y a une vraie valeur épistémique dans les dispositifs citationnels - se fier à la réputation de ceux dont on parle le plus -
et la réputation est une notion essentielle à l’épistémologie, un critère rationnel d’extraction de l’information de n’importe quel corpus de savoir, scientifique ou pas
.
Cet état des lieux ne reflète que la situation actuelle, libre à nous de développer les outils permettant de capturer l'effet de la science 2.0 : suivi du partage des références sur les outils de social bookmarking, de la diffusion d'un item (article ou billet) sur la toile… Il s'agit à la fois de développer de nouvelles formes de bibliométrie-nétométrie et de moteurs de recherche d'information. En ligne de mire : la science en action mais aussi la science en liaison et la science en diffusion. Ce besoin est prégnant quand, après des décennies de dictature du facteur d'impact et d'obsession par quelques revues phares, ces nouvelles pratiques prônent un retour aux contenus des articles mais aussi aux résultats scientifiques qui les étayent, aux unités informationnelles qui les composent, mais encore à leur partage, leur réagencement
.
G. Gallezot et O. Le Deuff centrant leurs propos sur les blogs de chercheurs, il est normal qu'ils en viennent à déconsidérer le classement Wikio qui mélange toutes sortes de profils, voire même toutes sortes de contenu scientifique. À mon avis il n'y a pas lieu de se formaliser, ce classement étant très imparfait, pas fait pour cerner et disséquer finement l'univers des blogs de science — voire même pour durer. Au passage, ils commettent une erreur puisque les blogueurs de ScienceBlogs ne sont pas tous d’authentiques chercheurs
: on y trouve des journalistes scientifiques, des documentalistes, des professionnels de l'édition savante… Autre information erronée : ScienceBlogs ne fait pas payer l'hébergement pour garantir l'absence de publicité mais au contraire, offre un hébergement gratuit et rémunère ses auteurs en leur reversant une partie des gains publicitaires (du moins c'était leur fonctionnement au moment du lancement, je doute qu'ils en aient changé depuis).
Problème connexe : quelle est la place de la parole experte sur les blogs et que faire face à la tectonique des compétences
?
Le blog permet ainsi une sortie hors champ de compétence pour afficher régulièrement des opinions ou des faits qui ne sont pas proprement scientifiques. Le glissement s’opère notamment sur des questions politiques et plus particulièrement d’ailleurs en ce qui concerne l’éducation et la recherche. Cet aspect étant exprimé par Tom Roud :
Je m’autorise également à déborder (plus ou moins sérieusement) en donnant mon avis sur des sujets d’actualités plus généraux en essayant de garder un angle d’attaque scientifique.
À mon sens, il est dommage que les auteurs ne discutent pas plus longtemps de cette citation de Tom Roud qui vaut, je crois, qu'on s'y arrête (disclaimer : j'ai participé avec Tom à créer le C@fé des sciences). Car qu'est-ce qu'un angle d'attaque scientifique ? Comment caractériser un billet sur les accidents d'avion vus à travers le filtre des probabilités, écrit par quelqu'un dont le domaine d'expertise tient plus de la physique et la biologie théorique ? Quelle est l'expression scientifique propre aux blogs
dont parlent les auteurs dans ma première citation ? Où est passé le rapprochement entre sphère professionnelle et sphère scientifique
qui avait tant plu à Olivier Le Deuff dans son billet ? J'avais eu il y a quelque temps une discussion mouvementée avec André Gunthert concernant la faculté des blogs de permettre une vision à 360° de l'univers du scientifique. La question reste ouverte, mais c'est assurément un sujet important. Je vois en particulier deux points dont il faudrait tenir compte : la valorisation de l'esprit scientifique au quotidien par le blog et la pluralité des formes de l'expertise.
Les auteurs concluent en sortant de leur chapeau la distinction entre intellectuel et chercheur. Pour eux, le chercheur doit se garder de tomber dans les travers démagogiques de l'intellectuel, et confondre un classement de popularité avec un classement d'autorité. Mais est-ce vraiment la seule alternative ? Non, les sociologues Éric Dagiral et Sylvain Parasie ont décliné une typologie qui inclut également le chercheur engagé (dont les engagements politiques et moraux s'inscrivent dans la continuité de ses recherches), le vulgarisateur et le promeneur (qui, à l'instar de Jean-Louis Fabiani sur son blog aujourd'hui disparu, "Le Piéton de Berlin", rend compte sur un mode subjectif assumé de son activité et du monde de la recherche). En quoi est-ce contradictoire avec l'impératif des outils de mesure des effets viraux des blogs, sur lesquels les auteurs semblent tout miser à la fin de leur article ? Je ne le vois pas…
Si G. Gallezot et O. Le Deuf échouent en partie à comprendre ce qui se trame autour de la science 2.0, c'est peut-être parce qu'ils restent le nez collé à leurs concepts de l'ancien monde, incapables de percevoir comment les blogs de science bousculent ces catégories qu'ils ne veulent pas lâcher.
Commentaires
Sur le sujet, il serait de mon point de vue pertinent de prendre en compte l'excellent, Images des Mathématiques mêlant billets personnels de chercheurs et articles de fond.
@enro Je trouve ton jugement un peu dur sur le travail publié par Gallezot et Le Deuf. J'ai pris le temps de lire cet article et j'y ai trouvé de nombreuses pistes intéressantes de reflexion. Cet article a le mérite de poser de bonnes questions sur le phénomène "Science2.0". Je te rejoins sur la critique de l'approche utilisée par les auteurs, et la "netométrie" m'agace toujours un peu! Il existe indubitablement à mes yeux un phénomène "Science2.0"(j'ai horreur de ce terme) qui s'est amplifié ces dernières années. Pour étudier et mieux comprendre ce phénomène, vouloir s'intéresser principalement aux blogs de chercheurs me semble être une erreur. La part des chercheurs véritablement adeptes des outils du web2.0 et des e-sciences est encore très (trop) faible, et il est très prématuré de parler de "chercheur2.0".
@ol Exact, ce site est d'un excellent niveau. Je serais curieux de savoir par qui il est lu (la communauté ? des chercheurs d'autres disciplines ? un public éclairé ? le grand public ?) et quel impact il a — non pas tant quantitatif que qualitatif, pour mieux le situer dans ce nouveau système qui se crée sous nos yeux.
@Olivier Oui, je suis dur, mais qui aime bien châtie bien. Et j'attends toujours l'article ultime qui fera la lumière sur les ruptures de la science 2.0, en sortant des schémas habituels (à sa façon, Gloria Origgi et son projet LiquidPub fait cela pas mal) !!
Hello, Je réagis en vrac :
Je ne sais pas qui le lit régulièrement. Il y a moi et certainement tous les commentateurs. En tout cas il est intéressant de voir que les auteurs du site, qui sont des chercheurs, dont certains de très haut niveau ont pris soin de découpler les billets des habitués et ceux purement mathématiques auxquels ils ont affecté un code couleur afin de prévenir le lecteur du niveau de difficultés du contenu. Récemment, Jean-Pierre Kahane a réalisé 3 billets de couleurs différentes d'un même thème " la courbe en cloche": http://tinyurl.com/lyuc8m , ce qui, je pense est un très bon point, pour réfléchir sur la nature de la vulgarisation sur le Net et de ses possibilités, ainsi que pour modifier l'image de la transmission des sciences autrement qu'en imaginant une perte de contenu ou au contraire un accès impossible à cause d'une trop grande difficulté rencontrée.
Mon commentaire n'est pas vraiment lié au sujet du billet, sinon qu'un avantage des blogs est de permettre de poser des questions. J'ai cherché un vieux billet d'épistémologie pour la poser, mais je constate que dans tous les vieux billets, les commentaires sont fermés. Ici, donc, et je m'excuse si ça paraît déplacé.
Je suis en train de lire des entretiens de René Girard, anthropologue théoricien qui s'intéresse aux origines de la culture et de la religion. Aux critiques qui lui reproche d'avancer une théorie invérifiable et infalsifiable, il reconnaît implicitement qu'elle est infalsifiable, mais conteste l'importance de ce critère dans les termes suivants:
"Il y a beaucoup de choses absolument certaines, indubitablement vraies, qui ne sont ni vérifiables ni falsifiables au sens de Popper. La nature illusoire de la sorcellerie, par exemple. L'inefficacité de la sorcellerie est une vérité fondamentale pour notre conception des droits de l'homme et de la démocratie. Nous ne pouvons pas nous passer de cette certitude. Nous ne pouvons pas la qualifier de "religieuse", puisque nous sommes résolument laïques. Ce n'est pas non plus une certitude idéologique. C'est donc une certitude scientifique. La science nie effectivement la possibilité que certains individus aient sur la réalité un pouvoir occulte qui transcende le savoir scientifique. Le scepticisme au sujet de la sorcellerie doit donc se définir comme scientifique plutôt que religieux ou idéologique. La preuve qu'il en est ainsi c'est que, dans le monde moderne, nous révisons tous les procès faits jadis aux prétendus sorcières et sorciers et nous réhabilitons toutes les victimes. Nous savons qu'en agissant ainsi nous sommes dans le vrai, au sens le plus solide de ce mot, qui pour nous est scientifique: aux yeux de la science, la sorcellerie n'existe pas. Son inexistence a un caractère scientifique."
Je me suis fait ma propre idée sur cet extrait, mais n'étant pas familier de Popper et d'autres auteurs d'épistémologie, je voulais inviter un vrai scientifique à le commenter. Peut-on qualifier l'inexistence de la sorcellerie de "scientifique" comme le fait Girard? L'exemple est-il valide?
@Déréglé : Merci de venir poser cette question ici, ce n'est pas grave si tout n'est pas bien rangé dans des cases ! En ce qui concerne la réfutabilité des théories scientifiques, ce qui est indispensable dans une approche poppérienne de la science ne l'est pas dans toutes — et on ne peut à mon avis envoyer paître les théories de Girard sur ce seul motif. D'ailleurs, on comprend souvent Popper de travers : il ne dit pas que les théories scientifiques doit être réfutables mais qu'on ne connaît que ce qui est faux, et que la science progresse en éliminant le faux et en serrant de plus en plus près le vrai.
Je ne suis pas convaincu non plus par l'exemple que Girard donne pour se justifier. Si l'inexistence de la sorcellerie est "vraie" mais ni vérifiable ni falsifiable au sens de Popper, c'est bien qu'elle n'est pas scientifique au sens de Popper (puisque sinon elle serait soit fausse soit non-fausse). En fait, elle repose sur l'idée quasi-viscérale selon laquelle nature et culture sont séparées, qui caractérise nos sociétés dites modernes. Girard en fait une idée "scientifique" parce que ça arrange sa démonstration mais il me semble qu'on est au-delà de la science, dans une stratégie de civilisation qui a par exemple été décrite et discutée par Bruno Latour dans Nous n'avons jamais été modernes…
Merci pour la réponse.
"Si l'inexistence de la sorcellerie est "vraie" mais ni vérifiable ni falsifiable au sens de Popper, c'est bien qu'elle n'est pas scientifique au sens de Popper (puisque sinon elle serait soit fausse soit non-fausse)."
Ça rejoint pas mal ce que j'en pensais. D'autre part, je trouvais la logique de l'exemple douteuse. On ne prouve pas, il me semble, la "non-existence" de quelque chose.