Lewis Wolpert écrivait en 1992 que le seul moyen de comprendre ce qu'est la science est sûrement de faire de la recherche[1], et on pourrait dire la même chose pour ce qui est de comprendre comment un chercheur voit le monde. Évidemment, c'est difficilement envisageable pour tout un chacun et nous voilà condamnés à projeter sur la figure du chercheur nos fantasmes les plus anciens : savant fou, professeur Nimbus etc.

Enfin, c'était vrai avant Nicholas Harberd. Ce biologiste des plantes renommé de l'Université d'Oxford a tenu un journal de bord durant l'année 2004, pour à la fois suivre le développement d'un plant sauvage d'Arabette des dames (cette plante-modèle que la plupart des biologistes ne connaissent qu'au laboratoire, j'ai nommé Arabidopsis thaliana) et nous offrir une tranche de sa vie et de ses réflexions de chercheur. Les objectifs qu'il avait en tête en commençant étaient ceux-là : montrer que l'esprit scientifique procède en sautant d'une chose à l'autre au lieu d'être platement logique et canalisé, étudier une petite plante et sa place dans le monde pour sortir sa science du laboratoire et la mettre à l'épreuve de la réalité. Puis après le mois de juillet, un autre objectif apparaît : tenter de fusionner les esprits, de partager avec le plus grand nombre la vision touffue, colorée et riche du monde que lui offrent ses yeux de chercheur.

Avec ce constat, cette frustration qu'il fait le 3 mars, après un résultat expérimental enthousiasmant :

Comment communiquer cet enthousiasme ? Les raisons qui les sous-tendent, le contexte, sont cruciaux. Pourtant il est difficile de dépeindre fidèlement la profondeur et la résonance du contexte, car la langue avec laquelle ce tableau est peint n'est pas commune. C'est le problème de la spécialisation. Elle nous divise. Nous sommes séparés en cellules individuelles qui parlent du monde dans des langues différentes. Et bien que nous luttons pour comprendre notre monde, nous échouons à en former une vision collective.

Le résultat, Seed to Seed, est un des plus beaux livres de science qu'il m'ait été offert de lire. Harberd montre que derrière la technicité du travail de chercheur et des expériences de laboratoire (dont son équipe se charge le plus souvent) il y a très souvent un style scientifique, un questionnement singulier. Lorsque Harberd commence son journal, son travail scientifique est presqu'au point mort et il patauge avec une série de problématiques qui semblent mener nulle part. Il lui manque une vision d'ensemble, un cadre permettant de comprendre ce que dit la famille de protéines DELLA qu'il étudie. La réponse viendra en deux temps : d'abord en prenant du recul par rapport à son sujet de recherche, en essayant de changer de perspective, de s'élever. Il va alors faire une hypothèse biologique contre-intuitive, selon laquelle la croissance de la plante est réprimée par défaut, l'hormone giberelline étant indispensable pour activer la cascade de réactions qui donnera à la plante sa taille normale. Puis en posant la question "pourquoi ?" plutôt que "comment ?", que les biologistes posent rarement et qui change radicalement son cadre de pensée, avec un succès qui se révèle à la fin du livre.

En nous montrant comment cette nouvelle façon de pensée lui vient, il évite l'imposition par en haut de phénomènes abstraits et nous les rend concrets. D'ailleurs, c'est parce qu'on a assisté à cette genèse que l'on est si touché à la fin du parcours. Sortis de leur contexte, les paragraphes qui expliquent que les DELLA servent d'interface entre le monde intérieur et le monde extérieur de la plante nous laisseraient de marbre. Harberd lui-même s'étonne que ce qui semble si simple, si clair, ait mis autant de temps à prendre forme dans son esprit — et on réalise notre chance d'avoir été témoins de ce processus laborieux, un cheminement de la pensée qui restera un événement unique dans l'histoire du monde. Par le truchement du journal de bord, c'est bien une vérité sans artifice qu'offre Harberd. Le développement de ses réflexions au cours du livre semble presque trop beau pour être vrai mais il faut faire confiance à son honnêteté. Et probablement que le fait même d'avoir tenu ce journal lui a permis d'accoucher plus facilement de ses pensées, et de les faire rentrer en l'espace d'une année.

Les imbrications entre les différents niveaux de lecture qu'il propose (la vie de la plante et de la campagne environnante, son travail de biologiste et ses réflexions sur l'activité du chercheur) forment le gros de l'intérêt du livre et ce va-et-vient lui permet des analogies qui tombent toujours juste. C'est ainsi par exemple qu'il contraste l'archipelisation des sciences (spécialisation à outrance) avec la communauté des cellules dans un organisme. Ou que l'observation de la forme changeante des nuages l'interroge sur le fait qu'on ignore la forme que prend la protéine GAI dans les cellules. Ou encore qu'une sensation nouvelle au bord de la mer lui fait dire que c'est cela la science : la perception de choses auparavant inconnues ou imperceptibles.

L. Wolpert avait bien théorisé à quel point la nature de la science n'est pas naturelle, mais contre-intuitive. Et il proposait que l'éducation aux sciences devrait reconnaître plus explicitement combien la pensée scientifique est différente du "sens commun". Avec Nicholas Harberd, on est en plein dedans, et c'est une belle réussite.

Notes

[1] L. Wolpert (1992), The unnatural nature of science, Londres: Faber and Faber