La science, la cité

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

Trouvez l'auteur : Technosciences et politique

Voici à  nouveau un texte traduit en français, publié dans la seconde moitié du XXe siècle :

De par les conséquences socio-culturelles imprévues du progrès technique, l'espèce humaine s'est elle-même mise au défi non seulement de provoquer la destinée sociale qui est la sienne mais encore d'apprendre à  la maîtriser. Et il n'est pas possible de relever ce défi lancé par la technique avec les seules ressources de la technique. Il s'agit bien plutôt d'engager une discussion, débouchant sur des conséquences politiques, qui mette en rapport de façon rationnelle et obligatoire le potentiel dont la société dispose en matière de savoir et de pouvoir techniques avec notre savoir et notre vouloir pratiques.
D'une part, une telle discussion pourrait éclairer les acteurs de la vie politique, dans le cadre de ce qui est techniquement possible et "faisable", sur la conception que les intérêts auxquels ils ont affaire se font d'eux-mêmes, telle qu'elle se trouve déterminée par la tradition. D'autre part, à  la lumière des besoins ainsi articulés et ré-interprétés, ils pourraient juger par rapport à  la pratique dans quelle direction et dans quelle mesure nous désirons développer notre savoir technique dans l'avenir. (p. 95)

Je peux donner un indice supplémentaire (c'est-à -dire un autre extrait) si vous séchez trop ;-)

[Mà J 13/03, 22h00] : Bravo à  Anon qui a reconnu Jà¼rgen Habermas dans La technique et la science comme "idéologie", et plus précisément le chapitre "Progrès technique et monde vécu social" (Gallimard, "Tel", 1990). Pour un texte paru pour la première fois en 1966, on ne peut que saluer son extrême pertinence et acuité, ce qui a d'ailleurs trompé François !

Partage

Les chercheurs en campagne

En cette période de campagne électorale, la recherche scientifique est un passage obligé des candidats… et les chercheurs ne lésinent pas sur les moyens pour réclamer de l'attention et des promesses de financements.

L'occasion de ressortir ce vieux sketch des Nuls, toujours aussi... pertinent (via Owen).

Partage

Pour quelques degrés de plus

Je ne me lasse pas des réflexions sur le réchauffement climatique en général, et le rapport du GIEC en particulier. J'espère que vous non plus ! Le présent billet s'intéresse au passage suivant du troisième rapport du groupe 2[1], adopté en séance plénière le 16 février 2001 (c'est moi qui souligne) :

Totalisé à  l’échelle du globe, le produit intérieur brut (PIB) mondial pourrait augmenter ou diminuer de quelques points de pourcentage pour une élévation de la température moyenne à  la surface du globe ne dépassant pas quelques degrés Celsius (degré de confiance faible) et des pertes nettes plus importantes s’en suivraient dans le cas d’une élévation plus grande (degré de confiance moyen).

Il s'agit de la traduction officielle en français. Mais voilà , le texte approuvé a lui été rédigé en anglais. Et les quelques degrés Celsius y étaient décrits comme a few Celsius degrees. Très bien, et alors ?

Eh bien, comme le raconte magnifiquement (pp. 70-72) Jean-Pascal van Ypersele, physicien et climatologue délégué de la Belgique à  cette réunion, cet a few correspondait dans le rapport des experts à  une valeur d'environ 2 °C. Mais,

Il est clair que ceux qui ne croient pas avoir intérêt à  ce que les émissions de CO2 et autres gaz à  effet de serre diminuent préféreraient que ces seuils soient plus élevés, et aussi moins précis. Cela n’a pas échappé au chef de la délégation de l’Arabie Saoudite, conseiller du ministre du pétrole. Il nous dit la main sur le coeur : « Pourquoi utiliser des chiffres ? Parlons plutôt de petit, moyen ou grand réchauffement ». Le délégué chinois (soutenu par la Thaïlande et Guyana) va plus loin et propose de supprimer le paragraphe.

Van Ypersele argumente et plaide pour la conservation du paragraphe, qui est nécessaire à  la compréhension du reste du texte. Alors,

Le délégué du Royaume-Uni (soutenu par la Nouvelle-Zélande) propose de remplacer « 3 °C et plus » par a few, ou par « environ » (roughly) suivi d’un chiffre. Les Pays-Bas disent qu’ils pourraient accepter de remplacer « 2-3 °C » par a few. Les Emirats arabes unis sont favorables à  cette proposition. Dans un souci de simplification du paragraphe, le Royaume-Uni propose d’écrire qu’il y aurait des gains en dessous de a few °C et des pertes au-dessus.

Voilà  donc a few en position de s'imposer. Mais le délégué belge, soutenu par les délégués de la Suisse et du Bénin (francophonie oblige !),

explique que, à  [son] avis, il est très trompeur de remplacer « jusqu’à  environ 2 °C » par up to a few, qui sera sans doute traduit par « quelques » en français, et donc interprété comme « jusqu’à  environ 3 °C ». [Il] plaide pour 2 ± 1 °C, ou pour l’usage d’adjectifs comme small, moderate ou high définis par des intervalles de température dans une note de bas de page. Le Royaume-Uni, peu enclin à  écouter des arguments qui relèvent d’une autre langue que l’anglais, laisse tomber « I have no problem with ‘a few’ ».

A few emporte finalement le morceau. Et il s'avérera plus tard que a few s'intreprète en chinois comme de 1 à  10 et jusqu'à  6 en russe ! On est donc bien loin des environ 2 °C initiaux. Seule concession qui sera donc faite aux délégués réticents : que chaque traduction de ces a few °C dans les cinq autres langues des Nations unies soit accompagnée par l’original anglais entre parenthèses pour tenter de diminuer quelque peu le risque de mauvaise interprétation

Voilà  où va se loger la politique au sein du GIEC, et en particulier au sein des groupes de travail 2 et 3 comme le remarquait Amy Dahan-Dalmedico. Aussi un autre argument en faveur de la diversité linguistique au sein de la science et la technologie, et en particulier de la défense du français !

Notes

[1] Rappelons que le groupe 2 s'intéresse aux conséquences probables du changement climatique sur la biosphère et sur les systèmes socio-économiques.

Partage

Politique et science en Suède

Puisque l'exemple de la Suède revient sans arrêt dans la campagne des présidentielles en France, arrêtons-nous un instant sur la situation des relations entre science et politique là -bas. Et ce grâce à  un rapport de 2006 dont le résumé en anglais est paru le 2 janvier dernier. Ce travail de l'association "Vetenskap & Allmà¤nhet" (VA), qui s'intéresse au dialogue entre science et société, nous apprend (après avoir interrogé près de 600 députés et politiciens) :

  • les politiciens sont plus optimistes et enthousiastes vis-à -vis de la science que le grand public, comptant notamment sur elle pour contribuer à  la croissance économique (83 %) et à  la lutte contre le réchauffement climatique (78 %) ;
  • les politiciens, surtout ceux de droite, ont aussi plus confiance dans les chercheurs (du public surtout, du privé un peu moins) que le grand public ;
  • pourtant, dans les revues officielles des partis politiques, la science est d'abord présentée sous l'angle des risques (cf. figure ci-dessous) ;

  • comme attendu, les politiciens affirment que les politiques dans les domaines de la santé et de l'énergie/environnement sont celles où les résultats scientifiques influent le plus (cf. figure ci-dessous) ;

  • par contre, ce sont les recherches en sciences humaines et sociales qui influent le plus sur les décisions politiques (policy proposals) ;
  • mais pas la macro-économie, qui est majoritairement jugée comme peu scientifique (surtout par les partis de gauche !) -- ceci expliquant probablement cela...  ;
  • 2 politiciens sur 3, et presque 9 parlementaires sur 10 ont cherché activement de l'information sur la science ou la recherche dans les 12 derniers mois. Ils ont en majorité trouvé ce qu'ils cherchaient mais ils voudraient avoir plus de résumés accessibles des recherches en cours (qui ne soient pas des rapports alarmistes, dont 7 politiciens sur 10 jugent qu'il n'y en a que trop !) ;
  • enfin, les politiciens jugent que les scientifiques ne communiquent pas assez avec le grand public, celui-ci étant électeur, et donc un moyen d'atteindre et d'influencer les politiciens (étonnante vision politico-centrée, mais soit) !

Partage

Les coulisses du GIEC

Le dernier rapport du GIEC a donc été rendu public hier. Vous pourrez bientôt pouvez lire les commentaires qu'en fait Amanda et d'ores et déjà  constater que les pressions ont été fortes sur les experts du GIEC comme sur tous les experts du climat (avec en première ligne ExxonMobil, encore !).

Mais nous souhaitons ici nous intéresser au GIEC lui-même, pour voir — selon une formule courante en sociologie des sciences — ce que fait le GIEC et ce qui fait le GIEC. Le GIEC, créé en 1988, ce sont d'abord 2 500 chercheurs venus de 130 pays, divisés en plusieurs groupes de travail (pour les amateurs de vidéos qui n'ont pas peur de l'anglais, je les renvoie vers cette page). Le rapport rendu hier est celui du groupe 1, qui recense les bases scientifiques physiques sur le phénomène climatique. Selon Le Monde,

Le groupe 2 diffusera en avril à  Bruxelles ses conclusions sur les conséquences probables du changement climatique [sur la biosphère et sur les systèmes socio-économiques]. (…) Suivront le rapport du groupe 3 sur les options envisageables [et les réponses stratégiques], attendu en mai à  Bangkok, puis un rapport de synthèse qui sera publié en novembre en Espagne.

Un rapport scientifique, donc. Mais les travaux de l'historienne et sociologue des sciences Amy Dahan-Delmedico nous offrent un éclairage différent. Attention : il ne s'agit pas de dire que le GIEC n'est pas scientifique ou autre jugement à  l'emporte-pièce souvent attribué à  tort aux sociologues des sciences. Mais, selon un article récent qui va me servir de trame[1], il s'agit de montrer comment sa structuration en trois groupes de travail, les études qu’il suscite, l’agenda qu’il définit, tendent à  reconfigurer l’ensemble du champ.

Trois groupes de travail

En 1990 comme en 1995 et en 2001 (quid de 2007 ?), c'est le groupe 1, celui des climatologues, qui a eu la plus forte audience et dont les conclusions ont été reprises le plus largement. S’appuyant sur une longue tradition de recherches, leurs modèles de circulation générale — seuls outils qui permettent de se projeter quantitativement dans le futur — jouent un rôle crucial. Pourtant, les rapports entre les trois groupes de travail se modifient au cours du temps, notamment sous l'influence du processus politique. De fait, les économistes acquièrent un poids de plus en plus grand : comme l'évaluation économique des dommages (groupe 2) se heurte à  de très grandes difficultés, leur travail se concentre surtout dans le groupe 3 et résultera dans le protocole de Kyoto. Les économistes s’efforcent d’élaborer des mesures de mécanismes de marché concernant la réduction des émissions, dans un contexte assez confus de vives controverses. En particulier, une mise en scène autour de l’expression droits à  polluer oppose une rhétorique de l’efficacité et de la puissance du marché (incarnée par les USA et d’autres pays de l’OCDE) à  une rhétorique de l’environnement et de l’équité (Europe, écologistes). Après Kyoto, les modèles économiques n’ont plus à  explorer que des trajectoires arrivant toutes à  un même point, celui fixé par le résultat des négociations. Ce moment marque les débuts de la montée en puissance du groupe 2, celui s’occupant des impacts, de la vulnérabilité et de l’adaptation au changement climatique.

Co-construction des connaissances

Le GIEC a un credo officiel, constamment réaffirmé par les présidents successifs, selon lequel il a seulement les moyens et la mission d’évaluer les recherches déjà  existantes. Un rôle de "consommateur" de la recherche, en quelque sorte. Pourtant, le GIEC a contribué incontestablement à  reconfigurer la recherche sur le changement climatique en mettant en avant des questions peu considérées jusque-là  : rôle des sols et des forêts, prédictions régionales, vulnérabilité à  la montée des eaux (par exemple, le rapport "Land Use, Land-Use Change and Forestry" (2000), demandé par le SBSTA, a souligné l’importance de la séquestration du carbone et orienté des recherches vers les cycles du carbone). Vu que les motivations du GIEC sont aussi politiques, l'enjeu n'est pas mince. De fait, on est loin ici du processus linéaire de la recherche ("à  la science les faits et la connaissance, à  la politique les valeurs et les décisions"). Au GIEC comme plus généralement dans le domaine du changement climatique, il y a un aller-retour constant entre le scientifique et le politique. C'est le cas des modèles de circulation générale (GCM), dont l'utilisation comme outil de prévision du changement climatique est grandement déterminé[e] par leur utilisation pour la décision politique – les chercheurs et les politiques renforçant mutuellement leur légitimité par le recours aux GCM. On voit un des effets de cette co-construction dans l'utilisation des "ajustements de flux", un procédé empirique parfois utilisé dans les modèles pour corriger les dérives dues aux défauts des couplages entre océan et atmosphère, qui constituait il y a encore 10 ans la meilleure façon de produire des prévisions "réalistes" à  long terme. L’enquête auprès de différents centres de recherche atteste que tous les modélisateurs étaient d’accord sur le caractère peu rigoureux de cette technique, mais certains considéraient qu’on pouvait l’utiliser tandis que d’autres l’évitaient ; or, ce choix dépendait de facteurs institutionnels et sociaux (liens avec l’IPCC ou recherche d’abord académique), bien plus que scientifiques.

Fabrication d'un consensus

Il est remarquable de voir dans le GIEC une fabrication de consensus propre à  l'activité scientifique, traversé en plus par des tensions politiques. Mais à  ce titre, le résumé pour décideurs a un statut bien différent du rapport complet (quelques milliers de pages). Ce dernier constitue un état des lieux de la connaissance scientifique relativement fidèle et satisfaisant, faisant même apparaître les divergences et les incertitudes dans les résultats alors que le premier, discuté mot par mot en séance plénière pendant la semaine écoulée, représente inévitablement une sélection et une synthèse pour trouver un consensus entre les politiques. Les discussions en séance plénière sont bien un processus intensément politique où s’exprime toute une gamme d’intérêts nationaux divergents : les pays [insulaires du Pacifiques] plaident pour l’introduction d’une rhétorique du risque, les pays producteurs de pétrole plaident pour la mention répétée des incertitudes scientifiques et celle de gaz autres que le CO2 ; les pays en développement veulent mentionner le poids des émissions passées, les pays du Nord insistent sur les émissions futures...

Enjeux géopolitiques

Comme l'affirme un chimiste du Bengladesh, membre du groupe 2 : Dans le 1er Rapport du GIEC, on parlait de molécules, dans le 2e Rapport, de molécules et de dollars, dans le 3e, on a introduit enfin les humains, et désormais cela va aller croissant. Cela signifie que le groupe 2 prend de l'importance, notamment avec la question nouvelle de l'adaptation et une critique grandissante de la modélisation, vue comme un "langage du Nord" qui a eu ses mérites mais ne peut plus suffire aujourd’hui. Ce que les pays du Sud dénoncent, c’est le cadrage politique du régime du changement climatique dans lequel la modélisation numérique a occupé une place trop longtemps exclusive. La méthode des modèles consiste principalement en la résolution numérique d’un problème mathématique d’évolution dont on fixe l’état initial. Or, ce qu’expriment ces critiques, c’est que, utilisée dans le cadre politique, la méthode efface le passé, naturalise le présent et globalise le futur. Ainsi, en fixant l'instant initial à  l'année 1990 (année du protocole de Kyoto), cette vision "physiciste" efface un ensemble de conditions politiques, économiques et sociales héritées de l’histoire et globalise (le méthane produit par les rizières d’Asie étant par exemple confondu avec le CO2 des voitures du Nord !).

[Mà J 02/08/2007] : Au final, c'est bien une image différente du GIEC qui ressort. Et il devient difficile de continuer à  affirmer, comme le Secrétaire général de l'Organisation météorologique mondiale qui a co-fondé le GIEC, que celui-ci s'est imposé sur la scène politique mondiale parce que le contenu scientifique y a toujours primé sur le reste !

Notes

[1] Dahan-Dalmedico et Guillemot 2006, "Changement climatique : dynamiques scientifiques, expertise, enjeux géopolitiques", Sociologie du travail, vol. 48, n° 3, pp. 412-432

Partage

- page 3 de 4 -