Axel Kahn expliqué par la sociologie des sciences (3)
25
oct.
2006
Les travaux du sociologue Pierre Bourdieu, après ceux de Weingart et de Merton, vont nous permettre de jeter les dernières lumières sur le cas Kahn. Pour Bourdieu, les chercheurs qui s'affrontent dans le champ scientifique ont un même but, la recherche de la vérité, et une même arme, leur capital. Ce capital symbolique peut être "scientifique" (lié à la reconnaissance des pairs et acquis par des publications reconnues) ; ou "temporel" (lié au pouvoir institutionnel sur les moyens de production et acquis par la stratégie politique et institutionnelle). Axel Kahn, donc, posséderait très peu de capital scientifique et beaucoup de capital temporel.
Or, continue Bourdieu, si le capital scientifique peut devenir à la longue du capital temporel, il est plus fréquent de voir des chercheurs directeurs de laboratoires ou engagés dans les instances de décision acquérir du capital scientifique. En particulier en co-signant de nombreuses publications pour lesquelles leur travail scientifique nominal est quasi-nul. C'est le cas d'Axel Kahn, qui a co-signé 48 articles depuis qu'il est directeur de l'Institut Cochin — septembre 2001 — (données PubMed). Enfin, cette distinction entre deux types de capital des chercheurs permet d'éclairer les prises de position et les stratégies de chacun des acteurs, évidentes dans le cas qui nous occupe ici…
Alors, Kahn pourra-t-il être académicien ? Il semble que le capital scientifique prime sur le capital temporel pour l'élection à l'Académie des sciences ; mais même s'il signe beaucoup d'articles, on peut mettre en doute l'impact réel de ces publication sur la somme de capital scientifique d'Axel Kahn. Notre pauvre Axel devra donc sans doute rester à la porte et se contenter d'être mortel (ou au moins correspondant), comme nous tous…
Commentaires
Pauvre Axel Kahn, son ego doit souffrir lorsqu'il est dit qu'il doit "se contenter d'être mortel"... Y a du bon chez lui mais en étant réaliste, il s'écoute un peu parler et est très imbus de sa personne ce qui peut rendre assez imbuvable ses discours. Pas mal l'article en tout cas.
"En particulier en co-signant de nombreuses publications pour lesquelles leur travail scientifique nominal est quasi-nul. "
Euh... si j'étais mauvaise langue, je dirais que c'est le cas de pas mal de professeurs qui n'ont pas tous l'aura médiatique d'Axel Kahn ;) . Arrivé à un certain stade, ton rôle essentiel est administratif + un rôle d'impulsion ou de coordination d'idées (surtout en biologie) + l'écriture des papiers. Ce pauvre Axel Kahn, quand même, tu y va bien fort (moi je l'aime bien Axel Kahn, j'aurais préféré que tu tapes sur quelqu'un d'autre !).
OK, j'y vais fort, et c'est lui qui fait les frais de la démonstration qui pourrait s'appliquer à tant d'autres !! ;-) Comme tu le dis, les chercheurs qui ont des responsabilités font essentiellement de l'administratif ; ils gèrent (et ici on parle de l'Institut Cochin en entier !!) et c'est déjà beaucoup. Pourquoi chercher alors à tout prix à co-signer des papiers où l'on a probablement à peine mis son nez (quasiment 1 article par mois — même si le calcul se complique par les délais entre soumission et publication —, c'est bien hors de la portée de tout chercheur normalement constitué) ? Il s'agit essentiellement de gagner un peu de crédit et de partager le crédit déjà accumulé avec les chercheurs de son laboratoire. On revient à l'analyse proposée par la sociologie des sciences, donc...
Pourriez-vous, s'il vous plaît, donner les références des textes de Bourdieu dans lesquels vous trouvez la notion de «capital temporel»? Pourriez-vous également expliquer comment ce «capital temporel» s'articule avec ou recouvre les indicateurs construits aux pages 65 à 69 de Homo academicus (Minuit, 1984)?
Par ailleurs, les premiers paragraphes de votre note laissent entendre que Pierre Bourdieu aurait examiné spécifiquement le «cas» d'Axel Kahn ce qui, autant que je sache, n'est pas le cas. Comment faites-vous pour allier l'intransigeance de Bourdieu sur la nécessité de prendre en compte un champ - i.e. un système organisé de relations - avec votre brève note marquée du sceau de l'individualisme méthodologique?
Max > Je suis désolé si j'ai pu laisser entendre que Bourdieu avait traité spécifiquement le cas Kahn, ce n'est évidemment pas le cas !! Dans ce billet comme dans les deux précédents de la série, je mobilise des réflexions et des modèles généraux sur des problèmes spécifiques ; je fais de l'étude de cas, quoi... Je sais que Bourdieu ne m'aurait pas forcément approuvé mais il nous a laissé des outils conceptuels qu'il serait dommage de ne pas utiliser même dans un mode semi-ludique et pédagogique comme ici.
Si je ne m'abuse, on retrouve la notion de « capital temporel » dans Science de la science et réflexivité (Liber). Je n'ai malheureusement pas Homo academicus sous la main mais je ne serais pas surpris s'il s'avérait que ce livre et celui sur lequel je m'appuie, écrit quelques 20 ans après, diffèrent sensiblement. Bourdieu s'est penché sur le champ scientifique à la fin de sa vie avec un nouveau regard et sa réflexion se démarque sans doute de certaines de ses intuitions antérieures (par exemple, sa conception du capital scientifique est différente dans "La spécificité du champ scientifique et les conditions sociales du progrès de la raison", Sociologie et sociétés, vol. 7 n°1, 1975)...