Les scientifiques seraient-ils des constructivistes qui s'ignorent ?
20
nov.
2006
Pour rebondir sur le débat relativisme/réalisme (mais je ne prévois pas non plus de m'attarder sur ce terrain-là ), je voudrais vous soumettre cet extrait (qu'EL devrait reconnaître) du rapport final des Assises nationales des Etats généraux de la recherche (Grenoble, 28-29 octobre 2004, p. 14) :
L’électricité n’a pas été inventée en cherchant à perfectionner les bougies.
Voilà une phrase qui apparaît dans un texte soutenu par une grande majorité des chercheurs français pour défendre une conception relativement ancienne de la recherche fondamentale, que l'on peut faire remonter à la "science pure" chère à Jean Perrin (fondateur du CNRS et du Palais de la découverte) : la recherche doit être libre et détachée de toute influence extérieure, notamment politique ou économique. Mais cette phrase, anodine au premier abord, affirme bien que l'électricité a été inventée et non découverte ! Il me semble que la différence est de taille alors que l'électricité pourrait être considérée comme ayant existé de tout temps (dans les anguilles, dans les éclairs...) et que le chercheur n'aurait fait que la découvrir. Il aurait, à la rigueur, inventé le paratonnerre, la pile, la lampe à incandescence ou le transistor... Mais "inventer l'électricité" signifie créer un objet idéal à partir de ses manifestations naturelles, lui donner des lois, l'apprivoiser, lui donner du sens.
Les chercheurs considèreraient donc que les objets de la science sont des inventions. L'électricité mais aussi l'ADN, le microbe, l'espace-temps etc. On n'est pas loin de la vision constructiviste (souvent adoptée par les relativistes et critiquée par une majorité de chercheurs "durs") selon laquelle les savoirs et objets scientifiques sont construits par l'homme dans un certain contexte cognitif, institutionnel et socio-économique. Etonnant, non ?
Commentaires
Salut, en lisant ton billet, j'ai d'abord été convaincu. Après réflexion, je ne suis plus tout à fait sûr. Certes, l'électricité existe dans la nature sous forme d'éclairs, est produite par les anguilles... Mais il me semble que la production d'électicité ne visait certainement pas à "copier" ou "exploiter" ces phénomènes naturels; typiquement, l'effet dynamo par exemple n'existe pas à ma connaissance dans la nature (c'est d'ailleurs un sujet de recherche actuel de montrer que le champ magnétique terrestre est dû à cet effet). De même, la pile de Volta est une création totalement humaine. Autrement dit, la production d'électricité, elle, a été vraiment inventée, apprivoisée comme tu le dis... Un cas tout à fait différent serait par exemple les fameux brevets sur le vivant.
Je n'avais pas relevé ça, en effet. Ceci dit, cela me semble un peu capilotracté, si je puis me permettre. D'ailleurs, si l'on reprend le passage (presque) complet, voilà ce que ça donne :
"Le chemin qui conduit vers des réponses (aux) questions (posées par la société) n'est pas aussi direct que veut le laisser croire une vision programmatique de la recherche. (...) Jamais une découverte scientifique n'a été obtenue en tentant de résoudre un problème social urgent et ce n'est pas par hasard. (...) La science ne peut fonctionner qu'en élaborant elle-même ses propres questions, à l'abri de l'urgence et de la déformation inhérente aux contingences économiques et sociales. C'est à ce prix, en passant par des détours parfois surprenants, que certaines questions peuvent, souvent après de multiples reformulations, être en partie résolues. L’électricité n’a pas été inventée en cherchant à perfectionner les bougies"
Où l'on voit bien qu'ils ne renoncent guère à la notion de découverte. Est-il vraiment besoin de préciser que "l'électricité" ici évoquée renvoie à la technique électrique?... Cela fait partie de ces nombreux abus de langage qui facilite la communication, y compris chez les scientifiques, et je ne suis pas certain que cela puisse être la source d'une profonde sidération.
S'il y a quelque chose qui ne lasse pas de m'étonner par contre, c'est l'usage du mot "inventeur" en lieu de place de "découvreur" pour ceux ou celle qui tombent sur une trouvaille. Ainsi, notre passé est progressivement "inventé" par les archéologues. Troublant, non?
Pour l'anecdote, et pour revenir non pas au sujet du post mais à son illustration, Perrin usait d'un autre exemple pour faire passer le même message. En 1935, lors d'une conférence à l'Union Rationaliste, il expliquait ainsi "la recherche utilitaire comme l’expérimentation des plantes élimine de son attention ce qui semble s’écarter du but poursuivi, disons alimentaire ou thérapeutique. Est-il besoin de (...) dire qu’en exécutant des recherches ayant pour but de pénétrer l’intérieur invisible du corps humain, recherches dirigées vers un but précis, on peut bien trouver l’ossification mais on ne trouvera pas les rayons X qui résolvent d’un coup le problème et qu’on a découvert, vous le savez, par des recherches sur les décharges électriques en apparence bien éloignées du but auquel on les appliquait ensuite sans effort."(1)
C'est exactement cette idée - appelée sérendipité de la science (je précise pour tes éventuels lecteurs qui ne seraient pas au courant, Enro)- que l'on retrouve aujourd'hui dans le texte des chercheurs du CIP (dont je recommande le site pour quiconque cherche de la documentation sur le système de recherche français). Je pense pour ma part que si cet argument de l'automie de la science peut avoir une certaine valeur en pratique, il est plus discutable en théorie. En effet, rien ne permet d'affirmer que la science appliquée, ou orientée, ne soit pas non plsu fertile de découvertes inattendues.
Quant au constructivisme des scientifiques, je continue à penser, comme Althusser, que la "philosophie spontanée des savants"(2) est plutôt une sorte de réalisme métaphysique des plus daté. Mais est-ce vraiment un mal?
(1) Cité in J. Eidelman., La création du palais de la découverte. Professionnalisation de la recherche et culture scientifique dans l'entre-deux guerres, Thèse pour le doctorat unique, université Paris V - René Descartes, 1988, p. 44 (2) Althusser L., Philosophie et philosophie spontanée des savants (1967), Maspero, coll. Théorie, 1974
Tom & EL > Evidemment, "électricité" peut désigner les usages domestiques et technologiques. Mais il faut avouer que dans ce contexte, le raccourci possède une dimension particulière tout à fait... surprenante !! ;-)
EL > Je te rejoins sur les archéologues qui "inventent" leurs trésors, ça m'a aussi toujours laissé perplexe. Et je ne peux que faire un parallèle avec cette manifestation artistique du Muséum d'histoire naturelle de Leyden (en collaboration avec le Muséum d'histoire naturelle de Los Angeles), signée McCarthy, qui a consisté à enfouir à jamais une statue évaluée à 250 000 $ et ainsi "renverser la pratique habituelle des archéologues et paléontologues". Dans ce cas, la sculpture ne sera jamais "inventée" alors qu'elle a déjà été inventée une première fois. Ou peut-être sera-t-elle inventée à nouveau quand toute trace de l'enfouissage se sera perdue... Sinon, je ne connaissais pas cette réflexion d'Althusser mais il faut reconnaître qu'elle est sûrement la plus viable. A moins d'être un constructiviste conscient et (d'essayer) de faire jouer à plein la réflexivité, ce dont on ne sort jamais...
Je ne sais pas si la distinction (intellectuellement intéressante) faite ici entre "découverte" et "invention" est pertinente, dans la mesure où les chercheurs de trésors sont appelés (administrativement) "inventeurs" quand ils en découvrent un. On se dit inventeur d'un trésor (curieusement, le verbe inventer, en revanche, n'est pas utilisé dans cette situation). Le verbe latin d'origine, invenire, signifie précisément "trouver", "découvrir". Reste à savoir si le rapport final des Assises nationales des Etats généraux de la recherche de 2004 l'entendait bien dans ce sens-là .
Citation amusante, bien vu ! Je l'avais lue ailleurs sans faire le rapprochement avec le constructivisme.
Salut!
effectivement, il me semble que la recherche fondamentale (idéale ou caricaturale, c'est selon) ne devrait pas se soucier des "inventions", seulement des "découvertes".
dans le même contexte (promotion de la recherche fondamentale), il me semblait avoir lu "on n'invente pas le laser en perfectionnant la bougie". Plus pertinent que l'électricité non?
Il me semble qu'en botanique on parle de l'inventeur d'une plante nouvellement découverte (voir Monsieur L.), je pense que c'est le cas dans d'autres domaines.