OGM et cultures épistémiques des chercheurs
7
janv.
2007
Dans les modèles de l'instruction publique et du débat public qui gouvernent nos sociétés, une frontière se constitue entre la science (unanime sur des faits non problématiques) et la société (livrée au choc des passions et largement politisée). Pourtant, une analyse plus fine montre que la communauté des scientifiques est loin d'être homogène, même en laissant de côté les convictions intimes de chacun. L'exemple des biologistes dans le débat sur les OGM le montre bien, comme l'a étudié Christophe Bonneuil.
En distinguant plusieurs "cultures épistémiques" (concept emprunté à Karin Knorr-Cetina), Bonneuil arrive à relier la diversité des engagements et des positions avec les dimensions cognitives, techniques et sociales du travail des chercheurs. Selon leurs modes de raisonnement, les problèmes qu'ils posent et les méthodes qu'ils utilisent pour les résoudre, voire le type de communauté qu'ils forment, les biologistes ne vont pas juger de la même façon les OGM. On a ainsi :
- les biologistes moléculaires, travaillant sur des gènes isolés et héritiers du dogme "un gène-une protéine" , qui vont considérer que les OGM ne sont qu'une nouvelle méthode de sélection variétale, qui n'est pas radicalement différente puisque seul compte le résultat (un gène sélectionné) et non la méthode :
- les biologistes des populations, travaillant sur les interactions dynamiques entre organismes et mobilisant des outils mathématiques, qui font face à une incertitude en matière de dissémination des transgènes et à leur impact sur les écosystèmes ;
- les agronomes, considérant les systèmes de culture et expérimentant sur plusieurs années, qui vont mettre en cause les impacts indirects et cumulatifs des OGM sur les pratiques agricoles.
En pratique, ces divisions s'observent notamment à travers les signataires français à sept pétitions importantes dans le débat sur les OGM, publiées entre 1996 et 2003 (carrés oranges). Les principaux signataires sont représentés sur la figure ci-dessous (points rouges), formant quatre groupes (des plus favorables aux OGM au moins favorables) :
- les défenseurs des cultures transgéniques comme "progrès" pour répondre aux défis du XXIe siècle, comprenant essentiellement des personnalités notables non apparentées à la biologie végétale : les prix Nobel Pierre-Gilles de Gennes et Jean-Marie Lehn, les académiciens Georges Charpak, Guy Ourisson et Edouard Brézin, Yves Coppens etc. ;
- ceux qui rejettent les fauchages et défendent les biotechnologies, mais sans prise de parti pour les cultures transgéniques. Ce sont des biologistes moléculaires exerçant des responsabilités institutionnelles comme Yves Chupeau, André Gallais, Michel Dron, Philippe Guerche, Guy Riba, Yvette Dattée etc. ;
- ceux qui refusent les fauchages mais demandent la grâce des faucheurs et un débat avec la société ; ils sont peu nombreux, et ce sont surtout des biologistes des populations comme Jane Lecomte et Pierre-Henri Gouyon ;
- ceux qui critiquent les impacts sociaux et environnementaux négatifs des cultures OGM, et se trouvent être extérieurs au domaine de la biologie végétale et largement connus pour leur critique des technosciences : Jean-Marc Lévy-Leblond, Jacques Testard ou Gilles-Eric Séralini.
Je trouve cette analyse (dont je n'ai présenté qu'une partie ici) réellement intéressante pour ne pas caricaturer le débat sur les OGM et remettre en cause certains préjugés sur la science "une et indivisible"...
Commentaires
Instructif ! quelques point futils d'abord. Charpak est prix Nobel aussi. N'ayant pas accès à l'article, est-ce toi qui a fait la figure, ou Bonneuil ? Sais-tu si il a utilisé un logiciel spécifique pour représenter ces reseaux ?
Ensuite, plus serieusement. As-tu des détails sur ces différentes pétitions ? Je me doute qu'il a décrit dans son article leur contenu et le "classement" que l'on pouvait en tirer.
Bien sur que la science n'est pas une et indivisible, et sur ce point précis des OGM, des arguments scientifiques raisonnables sont présents dans tous les "camps". Il faut peser et comparer ces arguments, et en débattre. Mais le problème est que le débat de société ajoute des arguments politiques, des préjugés, qui radicalisent les positions.
Matthieu > Charpak est effectivement un Nobel (il cumule), merci. Le schéma est bien de C. Bonneuil, et a été obtenu avec le logiciel Réseau-Lu. Le détail des pétitions se trouve bien dans l'article. Je le mets ici pour référence :
Quant à ta conclusion, il me semble qu'elle manque ce que l'article montre : il ne s'agit pas uniquement d'
(commensurables) mais de visions du monde des chercheurs, au sens de cultures épistémiques (incommensurables), qui vont aussi déterminer leur engagement public...Je pense que présenter les attitudes envers les OGM en fonction de la culture scientifique est intéressant, mais malheureusement, sur ce sujet, les attitudes sont brouillées par le travail de lobbying de l'industrie. Il est clair que le lobbying va toucher en premier lieu les scientifiques les plus visibles "les notables" plutôt que les spécialistes. D'autre part, même en dehors des rares cas de corruption directe, les multinationales sont bien placées pour motiver les scientifiques à l'aide de soutien à l'organisation de congrès, bourses diverses, création de réseaux scientifiques , etc...
woody > C'est une hypothèse intéressante, et hautement plausible. Mais il s'agirait plutôt d'un effet qui se surajoute puisque si l'on exclue les "notables" de l'étude (en limitant l'échantillon aux directeurs de recherche de l'Inra), C. Bonneuil obtient le graphique suivant qui montre bien, encore, la répartition différentielle des chercheurs selon leur culture épistémique/disciplinaire (bien que ce soit le nom des départements, plus englobants, qui sont utilisés ici) :
Où les pétitions c, d et g sont les pétitions plutôt favorables et les pétitions a, e et f plutôt défavorables aux OGM (la pétition b ou « Lettre ouverte des chercheurs aux citoyens »,
)...J'ai eu du mal à lire le diagramme, mais c'est très convaincant.
Le graphique que tu montres dans les commentaires est particulièrement parlant (quantitativement, à mon sens, plus que le réseau ...). Merci d'avoir porté cet eclairage sur cet article pertinent.
C'est interessant. Je precise tout de suite que je suis mathematicien applique (de formation et de metier), ce qui vraisemblablement biaise mon point de vue. L'article de Bonneuil est probablement novateur dans le monde des biotechnologies, mais dans le cadre des mathematiques, le mythe de la science "une et indivisible" est dissipe depuis longtemps. Presque un siecle en fait, depuis les travaux de Kurt Goedel qui ont, entre autres choses, ruine le reve unificateur (et axiomatisant) qui avait pris naissance avec Leibniz, et culmine avec l'ecole hilbertienne. Il me semble que les biologistes, qui vivent un age d'or de leur discipline, ne peuvent pas prendre le recul epistemologique que les mathematiciens ont pris depuis longtemps; ce recul n'ayant d'ailleurs ete rendu possible que, precisement, par la fin d'un age d'or des mathematiques (fin XIXe-debut XXe).
Phil
@ Phil
Ce que vous dites est intéressant, mais j'ai une petite réserve: contrairement aux chiffres (du moins pour la plupart des gens), les OGM sont destinés à être MANGES.
Il y a peut-être une éthique en maths, mais elle est moins directement en jeu que dans la question des OGM, qui pourrait mettre en cause des vies humaines, comme beaucoup de médicaments néfastes mis sur le marché au XXe siècle.
C'est d'ailleurs le reproche que j'ai à faire à l'article d'Enro, qui oublie un détail: tous les points de vue ne se valent peut-être pas du point de vue éthique, même s'ils se valent du point de vue scientifique.
C'est même cela qui semble le plus intéressant dans les évolutions de la science du XXe siècle. L'absence de système total rend possible l'interrogation éthique. On peut imaginer de ne pas emprunter certaines voies de la science, en raison de leur risque pour l'humanité.
Mais je doute que vous me suiviez sur cette voie. Pourtant je crois qu'Einstein lui a donné sa bénédiction, ce qui lui assure une certaine légitimité.
Billet mis à jour pour renvoyer le lecteur intéressé vers une version en accès libre de l'article de C. Bonneuil.