Si François s'attache au style de l'écrit scientifique, je vais ici me pencher sur la langue. En effet, c'est un lieu commun : la science s'écrit en anglais, point barre, merci d'être venus. Ce n'est pas faux, la littérature scientifique en anglais représente une large majorité de la littérature scientifique mondiale, et c'est en tous cas celle qui est prise en compte préférentiellement par l'ISI-Thomson pour le calcul du fameux facteur d'impact (cf. Archambault et al., Scientometrics 68, 2006 pour une récente analyse de ce biais dans le domaine des sciences humaines et sociales). Les brevets en anglais risquent aussi de s'imposer en Europe si la France ratifie le protocole de Londres, qu'elle est pour l'instant le dernier pays à  bloquer.

Or voilà , la science peut s'écrire et s'écrit en français. En majorité en sciences humaines, mais aussi en mathématiques, soit précisément les matières où nos chercheurs sont les plus admirés et demandés à  l'étranger ! Car la langue est plus qu'un outil en science, c'est le véritable support de pensée. C'est le médiateur entre la réalité et tout discours sur cette réalité. Sans langue, pas de science, et selon la langue on n'obtient pas la même science. Cela tient à  la construction logique ou à  l'utilisation d'analogies qui lui sont propres, deux éléments cruciaux dans la méthode scientifique. Difficile de donner des exemples mais on peut mentionner que la fameuse incertitude d'Heisenberg est en fait une Unbestimmtheit, soit une indétermination, maladroitement passée par l'uncertainty anglo-saxonne. Et voilà  tout un pan de fausses théories échafaudées sur une mauvaise traduction qui s'effondre ! Ou encore le projet de refonte des mathématiques de Nicolas Bourbaki s'est accompagné d'un renouveau du vocabulaire, avec de nouveaux termes et concepts aussi imagés que "faisceaux", "fibrés", ou "adhérences".

De fait, ce n'est pas tant la langue de publication ("communication institutionnelle") que la langue de la communication informelle qui compte, laquelle reste principalement le français, sauf dans quelques labos plus internationaux. Mais publier en français reflète aussi une attitude et un engagement plus profonds. Voici comment le mathématicien français Laurent Lafforgue (médaille Fields 2002) décrit la position unique de l'école française de mathématiques :

Sur le plan psychologique, faire le choix du français signifie pour l’école française qu’elle ne se considère pas comme une quantité inéluctablement négligeable, qu’elle a la claire conscience de pouvoir faire autre chose que jouer les suiveuses et qu’elle ne se pose pas a priori en position vassale. Bref, ce choix est le signe d’une attitude combative, le contraire de l’esprit d’abandon et de renoncement... Bien sûr, un esprit combatif ne garantit pas le succès, mais il est nécessaire. Comme dit le proverbe chinois, les seuls combats perdus d’avance sont ceux qu’on ne livre pas.

Jean-Marc Lévy-Leblond le dit autrement dans "La langue tire la science" in La Pierre de touche, Gallimard Folio, 1996 :

les sciences sociales et humaines semblent garder une possibilité de publication plurilingue que n'ont plus vraiment les sciences de la nature, dominées économiquement et techniquement par un modèle unique.

Sans compter les inconvénients de publier en anglais. Cela correspond pour certains (comme René-Marcel Sauvé) à  payer une taxe sur la recherche scientifique. En effet, les chercheurs ne fournissent pas le même effort pour publier dans leur langue maternelle et dans une langue apprise à  l'école, payant dans ce dernier cas un prix en terme d'efficacité, de visibilité et de prestige (combien de Français moqués en conférences parce qu'ils s'exprimaient de manière risible en anglais ??!!). De plus, le résultat est souvent un basic english bien pauvre, qui empêche de penser ou presque ! Et des publications en anglais ne seront jamais facilement comprises par tous les publics, même si elles sont mises à  disposition gracieusement par le mouvement d'accès libre. Quid alors de l'éducation scientifique des citoyens et du retour à  la société des fruits de la recherche ?

Alors, défendre le français en science n'est pas seulement un combat d'arrière-garde mené par une administration dépassée. C'est aussi la défense d'une vision du monde et d'une autonomie de la recherche ![1]

Notes

[1] Attention quand même à  l'angélisme, ce billet n'est pas un plaidoyer en faveur de toutes les revues scientifiques en français, y compris les plus inadaptées et dispensables ! La défense de la langue ne saurait être un prétexte à  la médiocrité, mais plutôt un encouragement à  améliorer le paysage dans sa globalité