Les dessous des "Scientists of America"
27
juin
2007
Matthieu l'annonçait sur son blog la semaine dernière (et blop en commentaire ici-même deux jours avant), c'est la dernière sensation de l'Internet scientifique : Scientists of America propose des articles de vulgarisation mis à jour fréquemment, accessibles gratuitement et réutilisables sous licence Creative commons. Sauf que… rien de ce qui est raconté n'est à prendre au premier degré, et les "faits scientifiques" annoncés sont rédigées à la demande des lecteurs qui cherchent une caution pour se rattraper après avoir sorti une grosse bêtise à leur dernier dîner mondain.
Le supplément "Ecrans" de Libération nous l'apprend, c'est le Français Jean-Noà«l Lafargue qui se cache derrière ce site, à l'apparence bien… américaine ! Il explique cette blague
, et avoue ne pas savoir si c'est une œuvre artistique, ce dont on peut douter quand on le connaît pour l'avoir côtoyé sur Wikipédia.
Car comme une œuvre d'art, il nous prend à contre-pied et nous amène à nous poser quelques questions. Voici les miennes, voici la lecture que je fais de ce "happening" dont j'espère qu'il ne sera pas (trop) éphémère.
Ce site a d'abord le mérite de nous rappeler que la science est avant tout un discours : il n'y a pas de science s'il n'y a personne pour raconter ce qu'il a fait, observé ou compris. On retrouve le sens premier de l'adjectif "scientifique" selon Bruno Latour : ce qui renvoie dans les cordes la sagesse populaire, le bavardage mondain et les rumeurs oiseuses, parce qu'il n'y a plus à discuter
. En ce sens, voilà un site qui prétend fabriquer du scientifique, de l'absolu ! C'est bien son argument central : vous assister dans vos efforts rhétoriques, (…) donner à vos affirmations péremptoires un poids scientifique véritable.
Il joue ensuite avec les codes de l'écriture du journalisme scientifique, sur tous les modes (interview avec un chercheur ou expert, présentation de résultats inédits, courrier des lecteurs, article prenant le prétexte de l'actualité etc.) et avec tous les outils (données, graphiques, citations de chercheurs et experts etc.). Il fait avec beaucoup d'humour et de réussite ce que Georges Perec avait fait avec la littérature scientifique primaire : la parodier, en reprendre les codes pour mieux la détourner.
Les Scientists of America lancent aussi un défi au journalisme scientifique pour sortir de ces schémas préformatés, du simple compte-rendu de faits sensationnels ou contre-intuitifs ! Innovez, surprenez-nous, sortez du copier-coller de communiqué de presse — et ne mêlez surtout pas les deux en nous racontant une étude bidon sur les carrières des stars hollywoodiennes expliquées par leur patronyme !
Et finalement, ils montrent que les mêmes mécanismes cognitifs qui nous attirent vers un article de Science & vie nous attirent vers un faux article de vulgarisation : curiosité, envie d'être étonné, d'être surpris, goût pour les études étayées et les réponses (ou ce qui est présenté comme tel). Et que l'attrait de la "vérité" est peut-être bien secondaire…
Bref, je vois les Scientists of America autant comme un amusement que comme une interpellation des journalistes scientifiques et de tout ceux qui fabriquent ou consomment du discours scientifique à la pelle — un sondage par là , une étude par ci : écoutez-vous un peu parler, prenez de la distance et mesurez votre excès… Et laissez nous respirer !
Conclusion : moi aussi j'ai commandé mon article pour 10 â¬, qui a été accepté. Voyons comment ils se sortent du paradoxe du menteur puisque l'article montrera que "Tous les articles publiés par Scientists of America sont faux" !
Commentaires
Excellent le coup du paradoxe du menteur ! Quelle bonne idée !
Sinon, dans le même genre, il y a bien sût The onion : http://www.theonion.com/content/index.
Voir par exemple "Unemployed scientists prove dog likes beer"
Il y avait aussi lexamineur.com en français, qui n'existe plus on dirait et qui était comme theonion. Mais ces deux sites ne concernent pas spécialement les sciences
j'abonde et partage cet humour je me permets car j'adore votre site... par ailleurs.
Pourquoi voulez vous que des journalistes scientifiques se sentent ici "interpellés" sur un sujet dont ils ont eux-mêmes conscience depuis des décennies et sur lequel ils travaillent et tentent d'agir ? Si cela vous intéresse je vous convie à une réunion de l'association des journalistes scientifiques à ce sujet, ou aux échanges labos-médias que nous organisons, à parcourir les annales des colloques que nous avons tenus sur le sujet.
Sauf erreur de ma part, j'entrevois ici une tendance de "cassage de sucre sur le dos" un peu facile, rapide et systématique (en tous cas indigne de ce site) sur le dos d'une communauté qui outre le fait qu'elle n'existe pas vraiment par un comportement unitaire, n'est de loin pas le seul acteur du système (le lecteur ne serait pas responsable ? le financier non plus ?) Cela me fait penser à ce fort mauvais livre du Pr Kourilsky, qui jugeait les "journalistes scientifiques" dans l'affaire du sang contaminé en n'ayant lu que le Monde. Jugeons aussi les canards sauvages...
pl > Vous avez raison, il ne faut pas tomber dans le piège de la généralisation pour mieux critiquer ensuite ! Ici, c'est surtout le journalisme scientifique qui n'en n'est pas vraiment un, excessif et racoleur, qui est visé. Dans le billet précédent, c'était surtout le journalisme des faits bruts et des communiqués de presse, voire le journalisme qui verse trop dans la mauvaise vulgarisation. Heureusement, la diversité des pratiques et des approches (reportages ou romans comme le vôtre), la diversité des supports (quoi de comparable entre une émission de télé en prime time, un entrefilet dans la presse quotidienne et un article dans Science et vie ?) voire la diversité entre pays offrent des espaces de liberté. Finalement, je suis content que vous indiquiez que les journalistes partagent la même inquiétude, puisque cela montre que cette critique a du sens. Même si, en effet, les journalistes ne sont pas les seuls responsables.
Et puisque vous m'invitez à une de vos réunions et qu'il faut assumer ses opinions, j'accepterai volontiers si cela peut se faire.
Vous avez vu, ils ont répondu ! Je trouve la réponse très fine, tout dans la technique de noyage de poisson, tout en disant des choses assez vraies sur la vulgarisation.
Markss > En effet, ils noient surtout le poisson ! Mais j'aime beaucoup l'analogie entre les revues scientifiques et les fanzines ^^
J'ai été étonné du battage fait autour de cette initiative (article dans Libération) qui à mon sens ne le mérite pas: ce sont des pages qui existent sur le Net, et que certains peuvent prendre pour argent comptant en y arrivant via un moteur de recherche.
Je trouve que l'image de la science est suffisamment mise à mal pour qu'on en rajoûte pas avec de tels gadgets. D'ailleurs à quoi cela sert-il? Ce n'est pas neutre que la même semaine, reprise dans toute la presse dont Libération, soit parue cette pseudo-étude de Science-Po/ P. Assouline sur la crédibilité de Wikipedia.
A dénigrer les tentatives de diffusion de la connaissance qui existent, comme Wikipedia, à créer des sites bateau comme ScientistsofAmerica, on risque fort de dériver de la science vers le scientisme. A bons entendeurs salut.
Scientists of America dénigrerait Wikipédia ? Per probable, c'est l'un de ses défenseurs et administrateurs, justement récemment opposé à Pierre Assouline sur un plateau radiophonique, qui en est le créateur. Comme Enro le souligne, SoA est un excellent avertissement, et une très bonne parodie.
Alex,
Ahh... l' "image de la science"! Bien sûr qu'il faut y faire attention à cette belle image! Peu importe ce que c'est vraiment que "la science", ce qui importe, c'est l'image que le public en a. Le journalisme scientifique doit donc se contenter de faire dans les relations publiques, ce qu'il fait d'ailleurs la plupart du temps. Faudrait qu'on m'explique pourquoi les journalistes "ordinaires" n'ont pas, eux, de scrupules à mettre à mal l' "image" de la politique, par exemple, mais que la science, elle, aurait droit à un traitement de faveur.