Précédant comme chaque année la semaine des Nobel, nous avons eu droit récemment à  la remise des Ig-Nobel, ces prix récompensant des recherches (souvent loufoques) qui font rire, puis réfléchir. Le palmarès est éloquent. On appréciera également le principe de la remise des prix, qui laisse à  chaque lauréat le droit de s'exprimer 60 secondes, après quoi il est impitoyablement interrompu par une enfant de huit ans qui déclare s’ennuyer. Sans parler de la conférence inaugurale et de la soirée qui suit...

Ces récompenses sont souvent l'occasion de se moquer (gentiment) des scientifiques farfelus et autres excentricités de la science. Mais elles sont prises au sérieux par les lauréats eux-mêmes, de plus en plus nombreux a venir chercher leur prix, remis par des vrais prix Nobel. Pourtant, certains membres de la communauté scientifique s'inquiètent de ce qu'ils voient avec un mauvais œil : on pervertirait ainsi la recherche et on en donnerait une mauvaise image au public. Notamment quand, à  l'instar de 2006, les Ig-Nobel occultent les Nobel dans les compte-rendus médiatiques (ce qui ne semble pas être le cas cette année où les Français ont quitté le palmarès des Ig-Nobel pour rejoindre celui des Nobel).

C'est bien le constat que font Yves Gingras et Lionel Vécrin, historiens et sociologues des sciences. A la différence du texte de Georges Perec ou des revues comme le Journal of Irreproducible Results et les Annals of Improbable Research qui visent essentiellement des scientifiques qui peuvent lire et décoder l’humour scientifique, et demeurent donc en quelque sorte à  l’intérieur du champ scientifique, la cérémonie annuelle des Ig-Nobel, de plus en plus couverte par les médias, atteint un très large public. Cette nouvelle situation comporte un risque de dérapage : l’épinglage de travaux scientifiques en apparence triviaux pourrait, lorsque interprété par des agents mal équipés pour décoder la valeur scientifique du travail réellement accompli, déboucher sur une dénonciation de gaspillage de ressources publiques pour des recherches triviales. C'est le cas de la blogueuse Helran qui pose la question : Y en a qui se font vraiment chier dans la vie pour faire ce genre de recherche prenant plusieurs années ?

En fait, c'est la forme extrêmement parodique de la cérémonie, la présence de prix Nobel au sein du comité des Ig-Nobel et les règles de fonctionnement du comité l'astreignant à  ne pas faire de mal (do no harm) qui interdisent de penser que ce prix est une chasse aux sorcières. A contrario, il est facile d’imaginer que prononcés, écrits ou lus par des politiciens ou autres groupes de pression conservateurs, les textes décrivant les recherches "primées" seraient interprétés comme une dénonciation du gaspillage des ressources publiques sur des recherches futiles. Mais la frontière peut être mince entre les prix attribués à  des recherches qui ne peuvent pas être reproduites (Benveniste ayant reçu deux fois le prix pour ses travaux controversés sur la mémoire de l'eau) et des recherches qui ne doivent pas l'être (comme la plupart des autres lauréats). Surtout, le comité des Ig-Nobel peut être accusé de positivisme anti-sciences humaines quand il fait des incursions du côté des sciences sociales (prix récompensant en 1999 une thèse de sociologie consacrée à  l’étude des restaurants de beignets) ou de l'art (prix remis à  Jim Knowlton en 1992 pour son affiche "Pénis du monde animal"). Heureusement, il semble désormais se limiter au domaine des sciences dures.

Un énoncé qui, dans un champ donné, est tout à  fait légitime et compréhensible par les agents dotés des ressources pour le décoder peut devenir incompréhensible par le simple fait d’être mis hors champ et rendu visible à  des agents qui, selon la position qu’ils occupent, vont en rire ou le fustiger. C'est ce déplacement effectué par les Ig-Nobel qui peut déranger, selon la place où l'on se trouve : les récipiendaires sont souvent heureux d'être distingués et de bénéficier d'un peu de publicité (comme le souligne cet article de presse), les titulaires de prix Nobel et les travailleurs de la science normale, se limitant à  une lecture individualiste de l’événement, n’y voient qu’une façon de s’amuser sans véritables conséquences (tout comme le grand public probablement). Quant au conseiller scientifique du gouvernement britannique qui protestait contre les Ig-Nobel remis aux chercheurs de son pays, il est préoccupé par les intérêts politiques d'une science qu'il doit défendre et voit dans ce prix un danger de dérapage qu’il cherche à  contrôler en tentant de limiter le champ d’action des Ig-Nobel aux pseudo-sciences.

Chacun de ces points de vue a ses raisons d'être mais il est si peu fréquent que la recherche scientifique les fasse naître pour ne pas souhaiter que cela continue. Alors longue vie aux Ig-Nobel !