La science, la cité

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Mot-clé : histoire

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Trouver l'auteur : Science et historiographie

Ce quizz est une réponse à  Tom Roud, qui écrivait : la science n’est tout simplement pas capable d’expliquer des événements contingents ou aléatoires, car la science se préoccupe uniquement des événements reproductibles et des lois générales (c’est pour cela que l’histoire n’est pas une science, au contraire de l’économie).

Comme toutes les Sciences, l'Histoire est en elle-même et par elle-même une activité désintéressée. Elle ne se croit pas chargée d'approvisionner pour les vivants d'aujourd'hui et de demain un large compte en banque de "précédents" propres à  déterminer leur conduite. La seule leçon qu'elle prétende donner, c'est qu'il n'y a pas de leçons de l'Histoire. C'est que l'Histoire n'oblige pas. Sans quoi... — Sans quoi on prétendrait que, pour conjurer en 1945 une attaque combinée de tanks et d'avion, de V2 et de bombes atomiques — il eût fallu d'abord étudier les campagnes de Gustave-Adolphe, de Turenne, de Napoléon 1er ou même de Foch.

[Mà J 09/12, 10h19] : Bravo à  Oldcola qui a reconnu Lucien Febvre, dans son "Avant-propos" aux Trois essais sur histoire et culture de Charles Morazé (Librairie Armand Colin, p. vii, 1948). On touche là  à  l'école des Annales, d'émanation strasbourgeoise, qui renouvela le travail historique en France en sortant du recueil des faits et des biographies pour s'intéresser au "temps longs", aux mouvements sociaux. Selon un des principes de ce mouvement, l'historien doit oublier qu'il connaît l'issue des évènements qu'il étudie pour ne pas tomber dans une explication téléologique. On retrouve cela en histoire des sciences : Pasteur triompha-t-il de Pouchet parce qu'il avait raison ? C'est oublier qu'à  l'époque, il n'avait pas "raison" de la même façon qu'on le dirait aujourd'hui et qu'aucun de ses contemporains ne le "savait". Il a donc bien dû mener un combat, qu'il faut décrire et expliquer... Pablo a engagé une discussion sur ce sujet, promis, je lui réponds dès que j'en trouve le temps ! ;-)

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Le voyage agronomique du baron de Pradt, un secret enfin partagé

Le Voyage agronomique en Auvergne (1803) du baron et abbé de Pradt n'est pas une oeuvre majeure de la littérature française. Mais il fait partie de mon jardin secret depuis qu'un stage agricole de la première année d'Agro m'a emmené au fin fond du Cantal, sur un plateau pelé situé à  plus de 1100 mètres d'altitude. Son nom : les Prades, ancienne forme orthographique du patronyme de Pradt. De ce domaine qui appartenu au fameux baron, il reste un magnifique corps de ferme, où une famille d'exploitants agricoles accueille les visiteurs de passage dans ses chambres d'hôte.

Mais on y trouve aussi un exemplaire original du fameux livre du baron, ainsi qu'une biographie de cet homme par Jean Moins, publiée à  compte d'auteur. Ce trésor méconnu, je me suis enfin décidé à  le partager largement grâce à  l'initiative Bibnum, qui propose des textes fondateurs de la science analysés par les scientifiques d'aujourd'hui. Une idée formidable, dont je suis fier de faire désormais partie. Vous y retrouverez donc mon analyse de ce livre et en particulier de sa préface, disponible après le saut de page.

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Les leçons de la découverte du VIH

Souvenons-nous de ce que woody écrivait sur ce blog en avril dernier :

En biologie et médecine, la France est à  la traîne de l’innovation (pas de prix Nobel depuis plus de 28 ans, ça commence à  être sérieux).

Eh bien voilà , c'est fait : Françoise Barré-Sinoussi et Luc Montagnier viennent de recevoir le prix tant convoîté pour leur découverte du virus du SIDA, le VIH, en 1983 (l'Institut Pasteur en fêtait les 25 ans il y a quelques mois).

L'histoire de cette découverte est instructive à  plusieurs titres. Nous savons qu'elle a donné lieu à  une querelle de priorité entre l'équipe américaine de Robert Gallo et celle de Montagnier. Lors de l'annonce du prix, on pouvait voir sur le webcast un porte-parole du comité Nobel affirmer qu'ils se sentaient suffisamment qualifiés pour écarter Gallo (une information que je dois à  Attila Csordas). On s'en convaincra en lisant ce récit de Montagnier ou cette chronologie écrite à  quatre mains : le LAV fut isolé en mai 1983 par l'équipe française alors que le HTLV-3 identifié par l'équipe de Gallo fut annoncé en grande pompe (par la Secrétaire d'état à  la santé américaine) en avril 1984. Il s'avèrera que ces deux virus n'en sont qu'un, renommé VIH à  la suite d'une conférence internationale. Par la suite cependant, Gallo fit plus que Montagnier pour soumettre le virus aux postulats de Koch.

Mais la lecture socio-politique de cette controverse est éclairante. Dans un article paru en 1989, Johan Heilbron et Jaap Goudsmit montrent pourquoi l'équipe française a découvert le virus et pourquoi les Américains, qui avaient plus d'expérience et plus de crédit (dans tous les sens du terme), ne l'ont pas trouvé. Heilbron y voit le paradoxe de ce système américain dont l'extrême efficacité peut se transformer en relative inefficacité.

Explications. L'équipe de Gallo formula l'hypothèse que l'agent du SIDA est un rétrovirus et se lança à  la recherche d'un variant du HTLV, le seul rétrovirus humain connu qu'ils avaient eux-même identifié. L'équipe de Montagnier, elle, saisit l'hypothèse au bond mais rechercha plus généralement un rétrovirus humain. En partie par manque d'expérience, et parce qu'ils ne disposaient pas du matériel des Américains, les Français utilisèrent une stratégie plus prudente et une technique plus traditionnelle. Le retard technologique français s'est avéré être un avantage. Le groupe de l'Institut Pasteur collaborait avec un groupe français informel de médecins intéressés par le SIDA. Lorsqu'ils présentèrent ces résultats à  un colloque au Cold Spring Harbor en décembre 1983, le travail fut largement critiqué (notamment par les membres de l'équipe de Gallo) et le virus LAV considéré comme le produit d'une contamination. Toutes sortes de détails, comme l'accent français du groupe ou leurs méthodes de travail, ne pouvait les rendre crédibles face aux mastodontes de la recherche en rétrovirologie humaine. D'autant que Gallo ne se priva pas d'utiliser sa position dominante pour faire paraître dans les actes du colloque un résultat postérieur à  la date du colloque, entre autres pratiques indélicates qui se retournèrent contre lui par la suite.

La morale ? Il y en a plusieurs. Déjà , tout retard n'est pas mauvais en soi : il ne suffit pas d'être à  la pointe pour réussir. Aussi, le groupe français réussit par sa structure souple, son indépendance à  l'égard des bureaucraties de la recherche et de l'establishment médical, alors que dans d'autres pays toutes sortes de procédures administratives ou autres faisaient perdre aux chercheurs un temps coûteux. Comme ce serait le cas aujourd'hui, l'esprit aventureux qui réussit si bien au groupe français fut malheureusement reproché à  Montagnier, l'un des rares membres de l'équipe à  être doté d'un poste "à  responsabilité". Enfin, des résultats sont souvent accueillis à  l'aune de celui qui les porte, et le fait est que les autres Européens s'alignèrent sur les Américains dont ils adoptèrent toute la terminologie, et rirent au nez de nos compatriotes…

Une autre morale nous est fournie par woody, dans son récit de cette découverte et de ses conséquences politiques :

En 1982, un petit groupe de médecin français [dirigé par Willy Rozenbaum] contacte un directeur de laboratoire de Cochin pour lui demander de rechercher un rétrovirus dans le ganglion d’un malade. Ce dernier les envoie sur les roses [tout comme d'autres partenaires contactés] et les médecins s’adressent alors [en décembre 1982] à  Luc Montagnier de [l'Institut] Pasteur. Rapidement, le virus est identifié et la France est à  la tête de la recherche sur le virus du SIDA. Puis le pouvoir politique s’en mêle, crée une agence de recherche sur le SIDA dont la direction est confiée….. au directeur du laboratoire de Cochin. La position de la France sur le domaine du SIDA a rapidement chuté. 10 ans après la politique de cette agence n’était pas évaluée, mais la revue américaine Science s’est fendue d’un article critique qui a fini par aboutir au changement de directeur.

J'ai bien peur que nous soyons encore ce mauvais élève qui ne tire pas ses leçons du passé…

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Le zéroïème théorème en histoire des sciences

Le zéroïème théorème, késako ? C'est cette idée selon laquelle une découverte ou une invention qui porte le nom d'une personne n'est jamais due à  cette personne. Le nombre d'Avogadro ? Il a été déterminé en premier par Loschmidt en 1865. La comète de Halley ? Elle était connue un siècle avant que Halley remarque son apparition régulière. Le paradoxe d'Olbers ? Il avait été discuté par Halley et Cheseaux un siècle auparavant et par Kepler deux siècles auparavant.

J. D. Jackson a publié le mois dernier dans l'American Journal of Physics quelques autres exemples empruntés à  la physique où le zéroïème théorème se vérifie (via Nautilus). Mais il raconte aussi cette histoire hilarante : en mathématiques, ce théorème est connu sous le nom de principe d'Arnold, d'après V. I. Arnold. Ce nom lui a été attribué par Michael V. Berry, formalisant ainsi le travail d'Arnold qui avait cherché à  rendre aux mathématiciens russes ce qui leur appartient et à  corriger certains attributions erronées. Mais ces mathématiciens ne peuvant s'empêcher d'être logiques et auto-référentiels jusqu'au bout, Berry proposa aussi la loi de Berry selon laquelle on ne découvre jamais rien pour la première fois.

Par conséquent, le zéroïème théorème vérifie parfaitement la loi de Barry puisqu'il a été proposé par l'historien des sciences Ernst Peter Fischer en 2006, dans un article intitulé "Fremde Federn. Im Gegenteil" publié dans le journal allemand Die Welt. Mais il ne vérifie par le principe d'Arnold, selon lequel il aurait dû s'appeller "théorème de Fischer".

En fait, le nom du théorème est une allusion à  la Symphonie n° 0 en ré mineur d'Anton Bruckner : cette oeuvre de jeunesse, composée en 1869, est en fait la troisième symphonie du compositeur mais il ne l'avait pas numérotée, d'où le numéro 0 qu'on lui attribua après sa mort. Elle s'appelle Die Nullte en allemand, The Zeroth en anglais et Zéroïème en français... d'où ma traduction.

En tous cas, si vous avez d'autres exemples historiques vérifiant le zéroïème théorème... les commentaires vous sont ouverts !

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Relativité : les preuves étaient fausses ?

J'ai appris il y a quelques jours (merci Louis) que le magazine Ciel & espace avait publié dans son numéro de mai un article intituté "Relativité : les preuves étaient fausses". Un titre choc pour un contenu relatif à  la fameuse preuve expérimentale de la relativité obtenue par Eddington en 1919. Or mes lecteurs avaient eu droit à  cette histoire exemplaire trois mois auparavant, au détour d'un commentaire sur ce blog. La voici à  nouveau, avec un bonus track (voir à  la fin pour ceux qui connaîtraient l'histoire par cœur).

Dans leur livre indispensable intitulé Tout ce que vous devriez savoir sur la science[1], les historiens des sciences Collins et Pinch consacrent quinze pages à  la campagne de mesures d'Eddington cherchant à  démontrer expérimentalement la théorie de la relativité. D'après les auteurs, l'effet du champ gravitationnel était prédit par Newton comme par Einstein, mais pas dans les mêmes proportions (la relativité générale d'Einstein prédisait une déviation deux fois plus grande des rayons lumineux). Ne restait donc qu'à  la mesurer.

Eddington doit comparer la position habituelle des étoiles (photographie prise de nuit) avec leur position visible quand elles frôlent le soleil (photographie prise pendant une éclipse solaire), avec une différence attendue qui a l'ordre de grandeur du diamètre d'une pièce de 50 centimes vue à  deux kilomètres ! Les contingences climatiques, le fait que l'éclipse est visible depuis l'hémisphère sud et nécessite le transport de télescopes légers donc moins puissants et nécessitant un temps de pose plus long, la différence de température entre le jour et la nuit qui modifie la distance focale des télescopes… compliquent le tout.

L'expédition se compose de deux équipes, l'une partant à  Sobral (Brésil), l'autre (dirigée par Eddington lui-même) partant pour l'île de Principe (au large des côtes africaines). L'équipe de Sobral est équipée d'un téléscope astrographique qui donnera dix-huit plaques photographiques et d'un télescope de dix centimètres qui donnera huit plaques assombries par les nuages. L'équipe de Principe obtint seize plaques avec son instrument astrographique, dont seules deux sont utilisables. Les dix-huit plaques donnent une valeur de la déviation égale à  0,86 secondes d'arc (la marge d'erreur de cet instrument n'a pas été communiquée), comparable à  la prédiction newtonienne de 0,84. Les huit plaques (les meilleurs, malgré la mise au point imparfaite) donnent une valeur située entre 1,86 et 2,1 secondes, supérieure à  l'estimation d'Einstein qui était de 1,7 seconde. Enfin, bien que les plaques de Principe soit les plus mauvaise de toutes, Eddington les fit parler en posant une valeur de la déviation a priori et obtient un résultat compris entre 1,31 et 1,91 seconde. Malgré ces résultats incertains, loin d'être éclatants, l'astronome annonce le 6 novembre 1919 que les observations confirment la théorie d'Einstein.

Dans les débats qui suivirent, Eddington affirma qu'il ne se reposait que sur les deux plaques obtenues par lui à  Principe, qu'il avait fait parler en fonction des prédictions d'Einstein, en affirmant que les plaques de Sobral étaient entachées d'erreur systématique — dont il ne fournit jamais une preuve convaincante. Les auteurs insistent sur le fait que confirmer les prédiction d'une théorie n'est pas équivalent à  confirmer la théorie et remarquent surtout que rien de décisif ne ressortait des observations elles-mêmes jusqu'à  ce qu'Eddington, l'astronome royal et le reste de la communauté scientifique aient arrêté a posteriori la signification que l'on devait donner aux observations

Bonus track : Après avoir pris connaissance de cette histoire, plusieurs attitudes sont possibles. Soit on considère que la science est ainsi faite qu'elle procède parfois (toujours ?) par intuitions et tâtonnements plutôt que par expériences cruciales, les résultats étant souvent (toujours ?) dans une zone floue, avec une série de systèmes de mise au point imparfaits plutôt qu'un unique système parfait. Soit on considère que la science est la méthode logique par excellence, telle qu'on l'a appris à  l'école, auquel cas Eddington s'est égaré et son résultat est un exemple de mauvaise science, voire de fraude. Je penche pour la première solution, comme les auteurs et un paquet d'historiens et de sociologues des sciences. Mais l'auteur de l'article de Ciel et espace est un astrophysicien professionnel et loin d'adopter une méthode post-bachelardienne, il se figure que la vérité du passé peut se juger à  la lumière de la vérité du présent[2]. Que croyez-vous qu'il advint ? Il pencha pour la deuxième solution, avec force superlatifs : manipulations peu avouables, fraudes caractérisées… Et ainsi fut préservée pour l'éternité la gloire immaculée de la Science.

Notes

[1] Collins H. et T. Pinch (2001) [1993], Tout ce que vous devriez savoir sur la science, Le Seuil coll. "Points sciences"

[2] C'est-à -dire qu'avec nos connaissances actuelles (sur le comportement du matériel d'astronomie, les erreurs dont peuvent être entachées une observation etc.) qui nous donnent un avantage sur les acteurs de l'époque, il se permet de juger ce que ceux-ci auraient dû faire ou ne pas faire et leur reproche par conséquent d'avoir mal travaillé. C'était évidemment beaucoup moins facile à  dire en 1919, où la balance ne penchait ni d'un côté ni de l'autre et où il fallait faire naître des conclusions à  partir d'alignements de chiffres ! Et cela ne nous aide pas nécessairement à  comprendre la science d'aujourd'hui (à  part pour recommander de ne pas rejeter des observations sans bonne raison, mais il faudrait n'avoir jamais mis les pieds dans un labo pour croire que de telles préconisations sont réalistes).

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