La science, la cité

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L'écriture scientifique de Pierre-Gilles de Gennes

L'immense chercheur et prix Nobel Pierre-Gilles de Gennes nous a quittés le 18 mai dernier. Après la biographie toute officielle que vous pouvez lire sur Le Monde et les quelques souvenirs personnels partagés par Tom Roud et Matthieu, je voudrais m'attarder sur un aspect moins connu de de Gennes : son écriture. Celle-ci a été longuement étudiée par Anouk Barberousse[1], travail qui a été le prétexte à  une table-ronde à  l'ENS en 2003 avec Etienne Guyon et de Gennes lui-même (de la 16e à  la 30e minute). Guyon souligne la qualité dans l'expression, dans la calligraphie, dans le soin du mot juste (surtout les néologismes) de son ancien professeur. Il souligne aussi l'usage particulier des tableaux noirs que P.-G. de Gennes, très grand, remplissait entièrement bien qu'ils occupent des murs entiers dans son bureau — se refusant à  utiliser des projecteurs et des transparents préparés à  l'avance, même dans ses plus récentes conférences.

Une des hypothèses de départ de ce travail est que dans le domaine étudié, celui des films de polymères, comme tout au long de sa carrière, de Gennes publie surtout des articles courts destinés à  être examinés et publiés dans les délais les plus brefs. Ce qui correspond à  son habitude de lancer des propositions nouvelles assez peu détaillées, rapidement mises en forme (format de publication dit Rapid Notes ou Letters), dont il attend que ses pairs les développent théoriquement et les testent expérimentalement. Tiraillé ainsi entre la faconde de celui qui introduit de nouveaux concepts et la concision, entre l'implicite et l'explicite, de Gennes a dû développer un style qui lui est propre.

Quel est ce style ? De Gennes ne cite que les travaux qui se rattachent précisément à  la théorie qu'il élabore, et occulte sans pitié les résultats expérimentaux qui ne lui paraissent pas fiables. Dès l'introduction, il souligne les avantages de son modèle par rapport aux modèles existants — et en souligne les lacunes en conclusion. Dans le développement, il utilise toutes les ressources du langage pour paraître limpide, en français comme en anglais (ses concepts de "reptation", "brosse" ont fait florès, d'autres émergent comme "régime sandwich" ou "peau"). Des résultats intermédiaires sont passés sous silence[2]. Les figures, notamment celle ci-dessous, sont au centre de l'article et du texte ; le sens de certains symboles utilisés ne peut même être saisi qu'au prix d'un traitement complexe de la figure et de son rapport avec le texte. Et avec les multiples renvois, rien ne coule de source dans le développement ! Dans la conclusion, il fait appel non seulement aux connaissances partagées avec ses pairs mais aussi aux jugements et évaluations implicites des théories en jeu.

Quel cheminement lui permet d'y parvenir ? Dans le cas présent, de Gennes réagissait à  un poster présenté lors d'un colloque en septembre 1999. Ce poster présente un résultat qualifié de surprenant : une discontinuité. De Gennes y voit un sacré mystère de la nature qu'il s'attache à  résoudre. Dès la fin du mois, il fait circuler un premier brouillon de son modèle, et demande aux auteurs du poster de réagir :

When you read the note, you may well conclude that it is nonsense: then drop it. If not, would you be interested in making the comparison? We could then publish together an augmented version.

Résultat : deux articles publiés en 2000 dans The European Physical Journal E et les Comptes-rendus de l'Académie des sciences de Paris, de respectivement 3 et 8 pages (c'est peu !). Pourquoi pas dans des revues plus prestigieuses ? Parce que celles-ci son souvent américaines et que de Gennes souhaite contribuer à  l'excellence des revues européennes dans ce domaine, ce qu'un jeune chercheur peut moins facilement se permettre !

Dans ce même numéro de la revue Genesis, un commentaire d'Etienne Guyon revient sur l'importance des images chez Pierre-Gilles de Gennes : prompt à  faire des schémas et des figures, il passe aussi son temps libre à  peindre. Et ses sujets d'étude se prêtent tous à  des visualisations directes, de taille macroscopique (la turbulence, les milieux granulaires, les systèmes moléculaires organisés comme les cristaux liquides etc.) !

Notes

[1] Anouk Barberousse, "Dessiner, calculer, transmettre : écriture et création scientifique chez Pierre-Gilles de Gennes", Genesis, n° 20, 2003, pp. 145-162 (preprint).

[2] Il peut ainsi exceller dans son aptitude, au dire de ses collaborateurs, à  saisir l'essentiel d'un phénomène et à  en isoler les effets importants.

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Faire de la science sur son blog

Au C@fé des sciences, on blogue largement sur les à -côtés de la science : histoire, anecdotes, pratiques, conseils, actualité etc. Mais on fait peu de science en tant que telle, alors que c'est possible…

Quelques cas d'école, évoqués dans un article récent de The Scientist (mais pas tous), montrent que le blog est aussi un support de publication scientifique et de discussion sur des travaux scientifiques en cours. Ainsi, Bora Zivkovic publiait en février 2005 un billet sur l'horloge circadienne (le sujet de sa thèse) et la méthodologie propres à  ces travaux. Quelques mois plus tard, le billet se retrouvait cité comme publication scientifique (référence # 16) dans un article tout ce qu'il y a de plus normal, paru dans Biological Procedures Online. Le 6 avril 2006, le même Bora publiait un billet sur l'influence du rythme circadien sur le statut de dominance et l'agressivité chez l'écrevisse. Comme il l'explique dans l'article du Scientist, il s'agissait d'un travail de recherche de Master qu'il était impossible de continuer et se trouvait finalement mieux sur un blog qu'à  prendre la poussière quelque part ! Voilà  l'usage n°1 : le blog comme support de publication scientifique.

Dans un autre domaine, Jean-Claude Bradley de l'Université Drexel (Etats-Unis) met à  disposition des lecteurs de son blog tout ce qui sort de son laboratoire de chimie anti-paludique (exemple). Avec son équipe, il maintient aussi un wiki, plus adapté au partage d'informations en tous genres pour lutter contre cette maladie négligée, et d'autres. Voilà  l'usage n°2 : le blog comme "cahier de laboratoire" public.

Les physiciens sont habitués à  poster leur preprints sur ArXiv ou sur leurs propres sites institutionnels comme HAL en France. Autant d'outils qui permettent de mettre à  jour la version en ligne en fonction de commentaires ou de nouvelles données. Pour les commentaires, la rapidité et l'interactivité des blogs peut jouer un rôle : c'est ainsi qu'un article posté en juin 2005 a été mis à  jour en février 2006 après des discussions qui se sont tenues en juin et en août 2005 sur le blog de Dave Bacon (Université de Washington). Autre belle histoire : en mars 2005, Reed Cartwright (alors en thèse de bio-infomatique) réagit sur son blog au fameux article sur la découverte d'une hérédité non-mendelienne chez Arabidposis thaliana qui vient de paraître dans Nature. Quelques mois plus tard, Luca Comai (université de Washington) qui est sur le point de publier un article dans Plant Cell proposant une hypothèse alternative, se rend compte en faisant une recherche sur Google qu'il a été devancé par ce blogueur ! Et de proposer à  Reed d'être co-auteur de son article à  paraître… Voilà  l'usage n° 3 : le blog comme vecteur de discussions.

Etonnamment, la plupart de ces cas remontent à  2005 — l'enfance des blogs scientifiques ! C'est sans doute un biais dû aux délais assez longs de fabrication et "cristallisation" de la science et on peut espérer que ces pratiques continuent aujourd'hui. Il est vrai que la crainte du "vol d'idées" est encore très forte, comme celles de contrevenir aux habitudes centenaires de la communauté scientifique — osons les dépasser ! Et parions sur le bon côté de la visibilité que les moteurs de recherche donnent à  ce mode de divulgation.

Allez, puisqu'on n'est jamais aussi bien servi que par soi-même, après avoir mis en ligne une de mes productions écrites, je vais essayer (modestement) de dévoiler le contenu de mon mémoire de Master en train de se faire ! Rendez-vous ici-même bientôt…

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Fraude, publication, pratiques de recherche : comment les pièces s'imbriquent

La structure d'un blog, sa parcellisation en billets, rend difficile la vision synthétique. Ainsi, j'ai pu parler ici de PLoS ONE, là  du peer-review, ici des difficultés à  intégrer la réplication des résultats dans le cours normal de la recherche, là  de la fraude, ici des protocoles expérimentaux bien différents de la réalité. Bien-sûr, on obtient une image assez large des défis de la science aujourd'hui ” mais plus un puzzle qu'un tableau de Hopper.

 2000 piece Robin Hood puzzle ©© INTVGene

Le prétexte à  rassembler toutes ces pièces dipersées m'est fourni par un article de Nature publié en juillet 2006, sur lequel je suis retombé récemment. Comme quoi, il est bon de lire et bookmarker une première fois pour mieux y revenir ensuite par sérendipité... Dans cet article, le journaliste Jim Giles aborde un grand nombre de thèmes et fait le constat suivant (ma traduction) :

Il y a quarante ans, l'immunologiste et Prix Nobel Peter Medawar déclarait que tous les articles scientifiques étaient frauduleux, dans le sens où ils décrivent la recherche comme un doux passage des hypothèses aux conclusions en passant par les expériences, quand la réalité est toujours moins nette que cela. Les commentaires, blogs et trackbacks, en élargissant le domaine de la publication au-delà  des limites de l'article traditionnel, pourraient rendre la littérature scientifique un peu moins frauduleuse ” dans le sens de Medawar comme dans le sens plus général. Ils pourraient aussi aider les nombreux scientifiques frustrés qui luttent pour reproduire des découvertes alors que, peut-être, ils ne devraient pas se donner tant de mal. La réplication, malgré toute son importance conceptuelle, est une affaire sociale, chaotique (messy) ; il se pourrait qu'elle ait besoin d'un médium social, chaotique.

Une profession de foi que je fais mienne, assurément !

J'ai aussi récemment vu une exhortation à  publier des thèses controversées dans des journaux en accès libre, en l'occurrence PLoS ONE, afin qu'elles puissent être discutées ouvertement et sérieusement : le physicien atypique Vincent Fleury est ainsi apostrophé par OldCola (pseudonyme d'un biologiste). Une autre convergence entre préoccupations finalement pas si éloignées...

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Chercher ou valoriser, dilemme du chercheur ?

Rien de tel qu'une prof parlant de "l’excellente thèse d’Erwan Lamy" au détour d'un e-mail pour inciter à  lire une thèse de 374 pages, lecture plutôt rebutante habituellement. Bien m'en a pris !

Cette thèse intitulée La fragmentation de la science à  l'épreuve des start-ups montre que l'on peut faire de l'épistémologie appliquée en testant empiriquement des hypothèses qui vont puiser leurs racines dans les visions différentiationniste vs. antidifférentiationniste de la science ; en l'occurrence, il s'agit de savoir si, oui ou non, la science est un champ autonome, "différent" des autres champs d'activités humaines[1]. Si oui, sachant que c'est à  leur niveau que cela se construit, les chercheurs qui créent des entreprises et s'engagent dans la valorisation devraient conserver leur singularité et rester des chercheurs à  part entière. Si non, ils deviendraient des chercheurs-entrepreneurs imprégnés par l'esprit de commerce et se fondant parfaitement dans le paysage industriel.

Qu'en est-il ? De son étude de 41 cas de création d'entreprise par des chercheurs du CNRS, Lamy distingue trois profils de chercheurs-entrepreneurs :

  • les Académiques, pour qui la création d'entreprise se fait au service de leurs travaux de recherche, sans incompatibilité mais avec facilitation mutuelle ; ils ne se soumettent guère aux réquisits de la logique marchande et n’adhèrent que marginalement au modèle de l’entrepreneur et, même si leur productivité scientifique académique n'est pas nécessairement augmentée, ils bénéficient de la reconnaissance scientifique et professionnelle de leur expertise et d'un étoffement de leurs réseaux de collaboration (l'un a par exemple reçu la médaille d'argent du CNRS, un autre a été nommé professeur de classe exceptionnelle) ;
  • les Pionniers, qui récusent la différence entre activité scientifique et monde de l'entreprise, veulent s'impliquer en tant que véritables entrepreneurs ; ils sont portés par une forte volonté de s'écarter du modèle universitaire, se mettent au secret industriel, publient moins ou plus etc., et en sont pénalisés largement par le monde académique ; bref, ils en viennent à  perdre leur identité scientifique ;
  • les Janus, qui échappent à  toute classification hâtive car ils sont la preuve qu’un fort engagement entrepreneurial n’est pas toujours synonyme de brouillage des frontières : ils ne considèrent pas que la validité des travaux scientifiques est absolue, ils se réfèrent aux pratiques et aux contextes particuliers ; ils s'éloignent moins du laboratoire que les Pionniers, continuant de s'investir dans la vie scientifique, et ce sont ceux qui constatent le plus une augmentation de leur productivité. Des trois classes, ce sont les Janus qui ont la production la plus fondamentale, et elle le reste pendant et après la création, comme si le produit de leurs activités de recherche et leur implication entrepreneuriale était déconnectée, alors qu’elles sont au cœur de la création, et qu’ils adaptent leurs pratiques scientifiques aux circonstances.

D'où il apparaît qu'en majorité, la singularité du scientifique est préservée, notamment par un attachement bien réel à  la science comme communauté auto-régulée basée sur l'universalité (Merton) — et ce malgré la mercantilisation avancée à  l'échelle institutionnelle. Avec le conseil suivant donné aux politiques de recherche :

L'importance de cette division du travail révélée par l'analyse des Janus et des Académiques n'appelle nullement une condamnation de la mobilité intersectorielle: il ne s'agit pas d'empêcher la mobilité du public vers le privé, ni du privé vers le public. Mais il importe d'organiser ces échanges en sorte qu'ils respectent les contraintes qu'imposent les spécificités des identités scientifiques. (…) Ce que montre cette étude, c'est qu'il n'est pas nécessaire de sacrifier l'autonomie des chercheurs sur l'autel de son utilité économique et sociale. Il est nécessaire que chacun de ces deux mondes se connaissent mieux, non pas qu'ils se ressemblent.

Cette thèse a évidemment un intérêt épistémologique et permet d'avancer, par des arguments expérimentaux, dans des débats en cours. Mais aussi, elle ne nous fait plus lire de la même façon cet article du Monde daté du 1er décembre dernier qui rapporte la politique de valorisation du CNRS et la position de son nouveau Directeur de la politique industrielle, Marc Jacques Ledoux :

"Nous aimerions que les industriels nous disent ce dont ils ont besoin en matière de recherche fondamentale", insiste ce chimiste de renom, auteur de 160 articles et livres, créateur d'entreprise, et dont les recherches sur la catalyse et les catalyseurs ont eu des applications directes dans l'industrie. "Mon laboratoire a toujours travaillé avec des industriels et ça ne m'a pas empêché de publier, bien au contraire", explique-t-il." (c'est moi qui souligne)

Effectivement, on peut valoriser et publier en même temps quand on est un Janus. Et bien que ce soit la classe la plus minoritaire (11 chercheurs sur 41), il est intéressant de voir que son modèle s'impose aujourd'hui comme modèle-type de l'entrepreunariat scientifique en Fance.

Notes

[1] Ce qui se rattache au débat entre constructivisme et réalisme, car s'il n'y a rien dans l'identité scientifique qui lui soit intrinsèque, alors elle est un pur construit, et doit être rapportée dans son entier à  son contexte institutionnel et/ou socio-économique

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Dialogue sur la PCR

Le dialogue est une forme canonique et historique de la vulgarisation des sciences, essentiellement depuis le Dialogue sur les deux grands systèmes du monde de Galilée. J'ai l'honneur de présenter ici le premier billet à  quatre mains du C@fé des sciences, sous la forme d'un dialogue entre un apprenti-biologiste (Benjamin) et un apprenti-sociologue (moi-même). Espérons que d'autres suivront…

PCR©© Epicatt

Enro : Benjamin, si tu es comme les quelques thésards en biologie que je connais, tu dois gonfler tes proches en les bassinant régulièrement avec ta « PCR qui n'a pas marché » ou tes « amorces de m**** ». Je me trompe ?

Benjamin : Non, c'est vrai… j'en fais tous les jours avec des fortunes diverses.

Enro : La PCR, ou Polymerase Chain Reaction (« réaction en chaîne par polymérase »), est un peu une photocopieuse à  ADN. Corrige-moi si je me trompe mais tu mets ton échantillon dans la machine, contenant quelques exemplaires d'un brin d'ADN qui t'intéresse, et hop, avec les bonnes « amorces » elle va enchaîner les cycles de duplication des brins d'ADN et séparation des doubles brins obtenus. A chaque cycle la quantité est multipliée par deux et les quelques exemplaires deviennent des milliers d'exemplaires après, quoi… une heure ? Deux heures ?

Benjamin : Les mots de Mullis, inventeur de la PCR, sont : « Beginning with a single molecule of the genetic material DNA, the PCR can generate 100 billion similar molecules in an afternoon. The reaction is easy to execute. It requires no more than a test tube, a few simple reagents, and a source of heat. »

Enro : Ah, des milliards de copies, donc. J'étais loin du compte !

Benjamin : Quant à  la durée… Nos réactions de PCR comportent 30 cycles (la norme est de 25 à  30), ce qui devrait donner 2^30=1 milliard de copies de chaque exemplaire introduit. Evidemment, l'efficacité des amorces, de l'enzyme et la limitation par la quantité d'amorces et de nucléotides font que la « courbe de croissance » s'aplatit bien avant.

Enro : Bon, combien de cycles et combien de temps en tout alors ?

Benjamin : Un cycle se décompose en plusieurs phases :

  • 94°C dénaturation initiale des deux brins
  • 55°C hybridation des amorces à  la matrice (ADN simple brin)
  • 72°C élongation par la Taq polymérase (nom de l'enzyme dérivé de la bactérie Thermus aquaticus)
  • 94°C dénaturation à  nouveau
  • retour à  55°C…
La durée de la phase d'élongation est variable et dépend de la taille du fragment amplifié ; on compte 1 minute à  72°C par kb environ. Au total, une réaction de PCR nous prend entre deux et quatre heures.

Enro : Et dire qu'avant tout se faisait à  la main… Les biologistes trempaient leurs bassines dans les différents bacs, successivement… On comprend pourquoi Mullis a eu le Prix Nobel, grâce a lui les labos ont économisé pas mal de main d'œuvre ! J'ose pas imaginer l'état de la recherche française sinon !

Benjamin : C'est plutôt l'inventeur du thermocycleur qui aurait dû avoir le Nobel alors :-)

Enro : Pffff… C'était petit, ça !! Mais tu as raison, l'invention de la PCR n'est pas uniquement celle du thermocycleur… Au début, Kary Mullis travaillait sur la synthèse d'oligonucléotides, c'est-à -dire de petits brins d'ADN ou ARN, dans l'entreprise de biotechnologie Cetus. Mais après avoir automatisé ces synthèses laborieuses, voilà  que son équipe disposait de plein de temps libre !

Benjamin : Encore une histoire de temps libre !

Enro : Eh oui. Et à  force de réflexion, alors qu'il conduit entre San Francisco et Mendecino en avril 1983, il a l'idée géniale de combiner deux choses : les mécanismes de dénaturation/re-naturation de l'ADN, et le concept de boucle itérative. Mais pour lui, l'idée était trop évidente pour que quelqu'un n'y ait pas déjà  pensé. Une recherche bibliographique lui montrera que tel n'est pas le cas et le voici lancé, malgré le peu de soutien de ses collègues, jusqu'à  réussir la première PCR en décembre 1983. L'histoire veut que seul Halluin, le chef des brevets, était encore présent au bureau ce soir là , et Mullis de traverser le hall pour partager sa joie. Halluin se met à  rédiger une demande de brevet immédiatement, et celle-ci sera déposée malgré le peu d'enthousiasme (au début au moins) de l'équipe et du PDG. Pour l'anecdote quand même, l'article de Mullis qui explique le principe de la PCR, celui qui lui vaudra finalement le Prix Nobel, sera rejeté successivement par les revues Nature et Science, et seulement accepté par la modeste Methods of Enzymology !! De quoi remonter le moral de tous les thésards qui ne publient pas dans Nature ou Science, n'est-ce pas ?

Benjamin : (tête de thésard renfrogné) Mgnmgngrmbl Laisse-moi plutôt te parler des applications à  la PCR. J'en vois quatre, chacune exploitant une de ses particularités :

  • la copie fidèle permet le séquençage
  • l'amplification quantitative permet la préparation de fragments d'intérêt
  • l'incorporation des amorces permet l'introduction de mutations
  • la spécificité des amorces permet le diagnostic.
Détail amusant, aujourd'hui vendredi 2 Mars 2007, j'aurais employé au moins une fois chacune de ces méthodes ! La PCR n'est pas l'essentiel de mon travail, du moins sur le fond, mais elle constitue un outil extrêmement puissant, souvent indispensable, et, ce qui n'est pas négligeable, qui consomme peu de temps de travail.
Commençons par l'application la plus triviale, le séquençage : j'envoie assez souvent de l'ADN à  un laboratoire spécialisé, accompagné de l'amorce qui marque le début de la région dont je souhaite avoir la séquence. Il s'agit ensuite de réaliser une PCR classique, mais où une fraction des nucléotides arrêtent l'élongation du brin amplifié. Ils sont de plus marqués par une molécule fluorescente. Chaque fragment amplifié d'une longueur donnée finit donc par le même nucléotide (puisqu'ils ont le même point de départ et un sens de polymérisation imposé par l'amorce), que l'on a les moyens de connaître : le fragment de 50 nucléotides fluoresce en vert, il finit donc par un A ; 51 nucléotides, en bleu, c'est donc un G, etc.
En biologie moléculaire, on aime bien connaître la fonction du gène auquel on s'intéresse. Pour cela, on a souvent besoin de constructions d'ADN un peu compliquées (on coupe ici, on colle là …), en général réalisées par des enzymes. La première utilité de la PCR est donc de fournir les quantités d'ADN nécessaires à  ces constructions. On peut également utiliser la PCR pour réaliser certaines de ces opérations de « collage » entre fragments… pourquoi rigoles-tu ?

Enro : J'imagine comment tout serait plus simple si la taille de l'ADN était de l'ordre du centimère… On pourrait utiliser de la vraie colle et des vrais ciseaux pour faire ce bricolage. De l'ordre du mètre, par contre, on risquerait d'avoir des problèmes d'encombrement dans les laboratoires de génétique !

Benjamin : Tiens, tu me rappelles Shrà¶dinger : dans Qu'est-ce que la vie ?, il disserte longuement sur « pourquoi les atomes sont-ils si petits ? » Il conclut que le désordre à  l'échelle des atomes nous impose d'être grands (sinon il n'y aurait pas d'ordre stable face à  l'agitation thermique, donc pas de vie) et insensible au mouvement incessant des atomes, sans quoi nous deviendrions fous ! Heureusement, la PCR est là  pour nous aider à  accéder à  une information logée dans quelques atomes, et mieux, à  la changer ! J'en viens donc à  ma troisième application : une PCR amplifie un fragment situé entre deux amorces spécifiques et elle marche d'autant mieux que ces amorces ont de nombreux nucléotides communs avec l'ADN qui sert de modèle. Idéalement, les amorces doivent donc être la copie conforme de la séquence patron, mais elles tolèrent facilement un ou deux petits changements… On peut donc introduire volontairement une mutation ponctuelle dans l'amorce (il suffit de la commander telle au fournisseur du labo), et comme l'amplification de chaque fragment incorpore deux amorces, on obtient après la PCR de très nombreuses copies de l'ADN mutées là  où on l'a décidé ! On peut utiliser ce produit de « mutagénèse dirigée » pour remplacer le gène naturel, créer des protéines différentes, introduire des sites de restriction…
Enfin, grâce à  la spécificité des amorces, on peut :

  • soit vérifier la longueur du fragment amplifié entre les deux amorces, si par exemple on y a introduit quelque chose
  • soit vérifier la présence dans l'ADN testé d'une séquence identique à  celle d'une amorce utilisée. Ainsi, si je connais un gène propre à  un microbe pathogène, je choisirai deux amorces situées dans ce gène pour en révéler la présence.

Enro : C'est précisément cette dernière technique qui a été utilisée dans l'article de Quist et Chapela de 2001 rapportant la présence — dans des variétés sauvages de maïs mexicain — du promoteur 35S d'un virus du chou-fleur couramment utilisé dans les OGM. Première preuve de « pollution génétique » qui, tu le sais sans doute, a été très controversée et sur lequel il est intéressant de s'arrêter un peu. En effet, les auteurs avaient utilisé deux techniques de PCR pour détecter ce transgène et comprendre si son insertion s'était produite à  une ou plusieurs reprises. Cette technique qui présentait pour eux l'avantage d'être « très sensible » (cf. le communiqué de presse de l'UC Berkeley), utile lorsqu'on a que quelques échantillons, a été critiquée rapidement par leurs adversaires. Ainsi, P. Christou signait au nom du comité éditorial de la revue Transgenic Research (vol. 11, février 2002, pp. 3-5) une tribune virulente où il qualifie la PCR de technique « discutable » et « propice aux artefacts ». La PCR serait même si peu fiable qu'elle invaliderait par avance tout résultat qui s'appuierait dessus ! Ce qu'il n'aurait sans doute pas osé dire en dehors d'une controverse comme celle-ci. C'est là  qu'intervient la notion de « boîte noire », chère à  la sociologie des sciences : ici, une méthode utilisée en routine et que l'on n'interroge plus, une boîte noire à  qui on confie ses résultats, est soudain réouverte et réinterrogée à  la faveur d'une controverse. Ces retours sur ce qui était acquis sont parfois salutaires, parfois du temps perdu, mais montrent que la science avance nécessairement en acceptant de plus en plus de choses. On ne peut, à  chaque PCR ou manipulation, requestionner l'échelle des températures, le dogme central de la biologie, les lois de l'électricité, la structure de l'ADN etc.

Benjamin : Oui, et heureusement ! J'aimerais toutefois apporter une petite nuance : la PCR n'apporte qu'une information partielle, et qui peut être biaisée par de nombreux facteurs. J'en ai moi-même pâti récemment, car rien ne vaut un bon séquençage.

Enro : La PCR a aussi d'autres aspects qui la rendent intéressante pour la sociologie des sciences. On peut par exemple rappeler l'affaire du maïs Starlink : lors de celle-ci, les Américains ont retrouvé dans leurs chips de maïs des OGM qui n'auraient pas dû s'y trouver. Alors, la PCR a été mobilisée comme « un allié précieux du mouvement anti-OGM puisqu'elle permet de rendre sensible la présence des OGM et de les traquer dans les produits les plus courants » (Joly et al., 2001, p. 65). Où un simple outil de biologie moléculaire peut devenir un instrument (voire un acteur) politique ! Et peut-être est-ce parce que les chercheurs pro-OGM ont été ainsi dépossédés de cet outil qu'ils n'ont pas hésité à  le remettre en question lors de la controverse sur la maïs mexicain…

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