La science, la cité

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Mot-clé : vulgarisation

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Lecture hivernale : Terry Pratchett

Les geeks, mais aussi les amateurs de romans humoristiques, connaissent bien les Annales du Disque-monde, la série de Terry Pratchett qui est best-seller au Royaume-Uni. Terry Pratchett n'a pas spécialement de formation scientfique (il a été publicitaire au début de sa carrière) mais les allusions scientifiques abondent dans ses livres, avec toujours une fraîcheur bienvenue. Exemple dans cet extrait de dialogue tiré du Dernier continent (p. 174 de l'édition Pocket) :

— Pardon ? Est-ce que j'ai bien compris ? Vous êtes un dieu de l'évolution ? fit Cogite.
— Euh… c'est mal ? s'inquiéta le dieu.
— Mais elle s'exerce depuis une éternité, monsieur !
— Ah bon ? Mais j'ai commencé il y a quelques années seulement ! Vous voulez dire que quelqu'un d'autre s'en occupe ?
— Je le crains, monsieur, fit Cogite. On élève des chiens pour la férocité, des chevaux pour la vitesse et… ben, même mon oncle fait des prodiges avec ses noix, monsieur…
— Et tout le monde sait qu'une rivière et un pont, ça s'croise aussi, ahaha, dit Ridculle.
— Ah oui ? fit sérieusement le dieu de l'évolution. J'aurais cru que ça ne donnerait rien d'autre que du bois tout mouillé. Oh la la.

Ridculle et Cogite, ces savants un peu maladroits, sont en fait des mages de l'Université de l'invisible, celle qui établit les règles de fonctionnement de l'étrange Disque-monde (quand elle ne les dérègle pas). Lesquelles lois, a pensé Pratchett, mériteraient un livre à  part. Il s'est alors rapproché des fameux scientifiques Ian Stewart et Jack Cohen pour écrire un livre original dans sa forme et son contenu, intitulé La Science du Disque-monde : un chapitre sur deux relate les aventures des mages de l'Université de l'invisible et leur tentative de créer un univers à  partir de rien, et un chapitre sur deux approfondit les pistes ainsi évoquées pour nous offrir une meilleure compréhension de l'univers qui est le nôtre.

J'ai mis ce livre sur ma liste de lecture en même temps que celui de Bill Bryson, et ce n'est pas pour rien : tous deux sont des sommes abordables sur l'état des connaissances, et de très bons vademecums de culture scientifique. Mais il y a des différences flagrantes (au-delà  de l'omniprésence du Disque-monde, qui risque d'ennuyer les novices de cette oeuvre littéraire) : là  où Bill Bryson raffole des petites histoires et des vies épicées des découvertes et scientifiques, Terry Pratchett et ses collaborateurs versent plus dans la philosophie... et l'humour anglais. Ainsi, les deux livres s'ouvrent sur l'origine de l'univers, le big bang et le reste. Mais quand Bill Bryson tente de décrire l'événement colossal que cela représente et la difficulté à  en saisir la substance (que signifie exactement un univers en expansion ? "Dans quoi" est-il en expansion ?), nos auteurs dissertent sur ce qu'est un commencement et si l'univers n'est pas un processus plutôt qu'une entité.

Quelques passages de La Science du Disque-monde m'ont spécialement marqué, comme l'excellente présentation du débat sur la nature du notre compréhension du monde (réalisme vs. idéalisme), cette définition de la science comme méthode qui ne cherche pas à  construire un ensemble de "faits" connus mais consiste à  poser des interrogations gênantes et à  les soumettre à  l'épreuve de la réalité, évitant ainsi la propension de l'homme à  croire ce qui lui fait du bien ou cette réflexion sur notre propension à  remarquer des coïncidences et à  y voir des signes là  où il n'y a que biais de "déclaration sélective". On trouve aussi quelques bonnes tranches de logique à  l'anglaise :

A première vue, tout oppose mages et scientifiques. Assurément, un groupe de gens bizarrement vêtus, vivant dans leur propre réalité, parlant un lagage spécialisé et dont les déclarations entre régulièrement en contradiction flagrante avec le bon sens n'a strictement rien à  voir avec un groupe de gens bizarrement vêtus, vivant dans leur propre réalité, parlant un langage spécialisé et… euh… (p. 11)

Parfois, la meilleure des réponses est une question plus intéressante encore. (p. 15)

On peut regretter par contre au moins une erreur ou imprécision (peut-être due à  la traduction), à  savoir l'utilisation de la notation °K pour le Kelvin (au lieu de K, comme l'explique bien Benjamin Bradu). Dommage aussi que les auteurs, 140 pages après s'être épanché sur le principe anthropique, écrivent (p. 483) : A de nombreux titres, il est stupéfiant que la vie terrestre ait résisté si longtemps à  tout ce que l'univers lui a lancé à  la figure.

Au final, le livre de Terry Pratchett et ses acolytes est un un outil pratique grâce à  son index et un plaisir de lecture qui ravira encore plus les initiés du Disque-monde (une population quand même relativement large, qui va de Tom Roud à  Pénélope Jolicoeur). Et un bon cadeau de Noà«l, même si le livre de Bill Bryson le surpasse selon moi…

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Ce que le blog apporte à  la recherche

Jeudi soir avait lieu la soirée "Science 2.0" organisée par l'association C@fetiers des sciences. Je tiens à  remercier ceux qui nous ont rejoint pour la soirée : lecteurs de ce blog et d'autres, blogueurs du C@fé des sciences, membres de l'association, membres d'associations amies comme Plume ! ou Paris Montagne, journalistes et acteurs de la science en tous genres. Quelques photos sont à  retrouver sur la page Facebook du C@fé des sciences.

 Organisàƒ©e par l'association C@fetiers des sciences, au Centre de recherches interdisciplinaires<br /><br />Photo : Emmanuel

Je remercie également les intervenants : François Taddéi qui nous a offert de nombreuses pistes de réflexion sur l'histoire du transfert d'information, les révolutions majeures qu'ont été Internet ou le livre et la pratique scientifique du futur (avec notamment l'idée des scientifiques robots) et Gloria Origgi qui nous a expliqué comment le projet Liquid Publication vise à  "casser" l'article scientifique, en dissociant la fonction de communication scientifique de celle de l'évaluation, et nous a conduit à  travers quelques expériences dans le domaine de la philosophie avec son site Interdisciplines.

Pour ma part, j'ai pris un parti très pragmatique pour montrer ce que le blog peut apporter à  la recherche, à  travers une galerie d'exemples et quelques recommandations. Malgré un titre très similaire, il ne s'agit pas d'une redite de l'article écrit pour InternetActu (le titre me plaisait bien — je le dis d'autant plus facilement que ce n'est pas moi qui l'ai trouvé —, je me suis donc permis de le recycler) mais un extrait d'un diaporama plus long destiné à  présenter les blogs de science aux chercheurs. A noter que la technique m'a trahi et que j'ai été bien heureux d'avoir justement cette présentation en ligne sur Slideshare… science 2.0 rules!

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Les chercheurs font aussi leur cinéma

Après une première édition en 2007, le festival francilien « Les chercheurs font leur cinéma » revient plus que jamais en forme, du 14 au 29 novembre. Comme son nom l'indique, ce festival laisse pour une fois la parole aux chercheurs et à  leurs courts-métrages. A en croire la bande annonce ci-dessous, l'ambiance est bonne enfant et Ronan James, qui fait partie du comité d'organisation, a gentiment accepté de se livrer au jeu de l'entretien. Je le remercie.

Ronan, tu es un jeune scientifique en thèse, tu es bénévole au sein de la Science Académie et de Doc Up. Pourquoi as-tu choisi de t’engager aussi dans l’équipe du festival « Les chercheurs font leur cinéma » ?

Je suis arrivé en 2007 en tant que réalisateur pour la première édition du festival. Après avoir travaillé au Palais de la découverte pendant ma thèse, j’ai tout de suite été séduit par l’idée du festival. Expliquer un concept scientifique en 5 mn en utilisant en même temps le son, l’image et le texte, c’était complètement nouveau pour moi !

La première édition a été une vraie réussite, tant pour les réalisateurs que les organisateurs. Tous partis à  l’inconnu dans ce projet un an auparavant, lors de la cérémonie de clôture à  la Cité des sciences et de l’industrie, il y avait une vraie complicité entre nous. Je crois que j’ai pas réussi à  partir… Avec l’envie de découvrir ce qui se passait de l’autre côté du festival, il m’en fallait beaucoup plus pour rejoindre l’organisation de la deuxième édition !

Parles-nous donc un peu de ce festival : comment a-t-il démarré et quel est son but ?

Tout a commencé en 1999 avec l’association ADocs, l’association des doctorants de l’Université de la Rochelle. Partant du constat que la recherche scientifique reste trop souvent méconnue de l’ensemble de la population, ADocs a imaginé une manifestation tournée vers le grand public permettant d’expliquer les problématiques de recherche hors de l’enceinte de l’Université. Des films de 5 minutes réalisés par de jeunes scientifiques en thèse qui ont pour but de mieux faire connaître les enjeux de leurs recherches, l'intérêt de leur démarche scientifique, et la passion qu'ils ont de leur métier… la première édition du festival de « Très Courts Métrages de Vulgarisation Scientifique » était née. En 2007, Rennes (Nicomaque) et Paris (Doc Up’) se sont à  leur tour lancées dans l’aventure. « Les chercheurs font leur cinéma », c’est la version francilienne du projet !

A Doc Up’, ce qui nous a particulièrement motivés, c’est la conviction forte que les jeunes chercheurs peuvent être des acteurs clés pour créer des ponts entre la science telle qu'elle se fait et les citoyens telle qu'ils la vivent. Ainsi, le festival a pris la forme de projections-débats pour favoriser une vraie rencontre entre le public et les chercheurs qui ont réalisé ces films. Ces échanges sont l’occasion pour le public de découvrir une science en mouvement à  travers le quotidien des chercheurs mais aussi de clarifier des problématiques scientifiques qui sont au centre de nos choix de société (modifications génétiques du vivant, avancées en neurosciences, changements climatiques,…).

Une autre particularité de ce festival est son implication au sein des lycées. A travers les dix projections que nous organisons pendant ce festival, sept d’entres-elles sont dédiées aux lycéens (dont 5 dans les lycées eux-mêmes). On vient là  pour leur montrer des démarches scientifiques originales et dissiper quelques clichés. Ils croient trop souvent que la science s’arrête aux équations dans les bouquins... Lors des débats nous essayons de leur communiquer la curiosité et a créativité dont doit faire preuve dans notre métier. Et puis, il y a toujours les questions classiques : "C'est quoi une thèse ?", "Et à  quoi ça sert ?", "Mais vous faites quoi, en fait ?",…

Quelles sont les principales différences avec la première édition de l'an dernier, comment le festival a-t-il évolué ?

Pour la première édition on avait limité l'appel à  projet aux doctorants de l'Université Paris 6, et donc restreint les sujets aux sciences exactes. Malgré cette contrainte il y a avait déjà  une grande diversité dans les sujets traités. Le public a clairement plébiscité cet aspect comme un des points forts du festival. Pour continuer à  répondre à  cette attente lors la seconde édition, nous avons décidé d'étendre l'appel à  participation à  l'ensemble des écoles doctorales d'Ile-de-France, quelles que soient leurs disciplines.

Nous avons aussi réfléchi au moyen d'aider nos jeunes chercheurs à  réaliser leurs films. Nous leur avons ainsi proposer de suivre une formation de trois jours pour s'initier au travail de la vidéo (écriture, réalisation, tournage et montage). Avec un taux de participation à  ce stage supérieur à  50%, et au vue de la qualité de réalisation des films de cette année, on est plutôt satisfait de l'avoir fait !

Pour cette deuxième édition, nous avons souhaité soutenir nos efforts pour mettre en avant les films lors des projections grand public. Avec un festival en pleine Fête de la Science, nous sommes très heureux de participer à  l'ouverture nationale de la Fête de la Science au Grand Palais (14 novembre) pour la Ville Européenne des Sciences, et d'être présent tout au long de la semaine au sein de l'Université Pierre-et-Marie-Curie avec trois projections au Réfectoire des Cordeliers et à  Jussieu (les 19, 21 et 22 novembre).

Enfin, comme tout projet qui grandit, nous avons continué à  consolider nos acquis et développer de nouvelles voies pour se faire connaître. Avec une forte présence sur le web (films en streaming, relais sur de nombreux sites dédiés à  la vulgarisation,…), la bande-annonce du festival que nous avons mis en ligne sur Dailymotion est consultée constamment. On espère que ça va continuer !

Il y a de plus en plus de festivals de cinéma scientifique organisés en France (Pariscience à … Paris, Cinémascience à  Bordeaux), mais la plupart des films qui y sont projetés sont l'œuvre de documentaristes ou de cinéastes. Comment définirais-tu la « touche du chercheur » dans les films que vous allez diffuser cette année ?

Je ne sais pas si c'est aussi simple… Je crois que le format qu'on leur donne y fait beaucoup aussi. Les documentaires scientifiques de 5 mn, c'est pas encore très répandu ! Pour avoir parlé avec pas mal de réalisateurs, cette contrainte est énorme et elle les oblige a trouver des ressorts qui ne peuvent pas être ceux que l'on voit dans les documentaires de 52 mn. Ca va très vite et il faut expliquer des concepts a priori pas super simples… alors souvent l'idée c'est de jouer sur la complicité (discussion avec un ami, humour, clichés,…). La touche du chercheur, c'est surtout l'originalité de très courts-métrages associés à  la diversité des sujets de thèse ! En général, je crois que les spectateurs trouvent que ça apporte une certaine fraîcheur au domaine…

Sur le fond, la différence avec certains documentaires, c'est qu'il n'y a pas d'intermédiaires. Tout ce qui est dit est censé être une information maîtrisée et amène le spectateur sur un domaine bien précis. Finalement, peut-être que le plus important, c'est qu'on n’est pas là  que pour parler de l'actualité de la recherche française mais aussi pour montrer que pour nous il y a un vrai plaisir à  y travailler !

En discutant avec les chercheurs qui se sont lancés dans l'aventure, qu'as-tu appris sur ce que ça leur a apporté ?

Resituer son travail dans un cadre plus général, apprendre à  expliquer son sujet de recherche en quelques minutes, échanger et savoir répondre à  des questions inattendues... Ils en ressortent avec un recul sur le sujet de thèse qui est indiscutable ! C'est essentiel pour pouvoir mettre son travail en perspectives et renouveler sa pertinence. J'oubliais... une petite expérience dans la vidéo avec un film et des échanges sympas, ça compte aussi ?

On croise les doigts pour que le festival soit un succès et on lui souhaite bonne route... On se quitte sur une anecdote ou une petite histoire liée au festival ?

L'année dernière en tant que réalisateur, j'expliquais le rôle des nuages dans le climat (équilibre entre effet de serre et filtre de la lumière solaire) à  Garges-lès-Gonesse dans un lycées du Nord de l'Ile-de-France. Après cette explication, un élève m'a répondu « Ha ouais, mais c'est trop facile monsieur. Pas la peine d'avoir Bac +8 pour comprendre ça ! ». Il m'a fallu quelques minutes quand même, mais je me suis dit après qu'on n’est pas trop loin d'avoir rempli notre contrat.

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Lecture estivale : Bill Bryson

Voici un livre qui m'a longtemps fait de l'œil sur les étagères des librairies anglophones (la traduction en français n'étant sortie qu'il y a un an, chez Payot, après quatre années d'attente) : Une histoire de tout ou presque. Et je ne m'y suis pas trompé, non plus que ses millions de lecteurs avant moi, y compris Boulet qui en parlait il y a quelques jours : Bill Bryson raconte avec délectation une histoire (courte) de presque tout, de l'atome à  la galaxie en passant par la Terre et ses habitants. Surtout, dans toutes ces histoires qui pourraient paraître réchauffées à  un lecteur scientifique, Bryson insuffle de la magie et de la passion. Je crois n'avoir jamais senti d'aussi près l'insaisissable absolu du big bang ou l'irréelle magie des dinosaures, dont on arrive à  reconstituer la morphologie et l'habitat à  partir de quelques morceaux d'os.

Mais Bryson s'intéresse également aux vies aventureuses des grands savants, ceux de la révolution scientifique comme ceux dont l'Histoire a à  peine retenu le nom et qui font le régal du lecteur. Je pense au discret chimiste suédois Karl Scheele, à  l'autodidacte James Croll qui fournit la première explication aux âges glaciaires, digne du film "Will Hunting", au malchanceux Gideon Mantell à  qui l'on doit la première description d'un dinosaure, à  l'insupportable Richard Owen, fameux anatomiste, paléontologue et fondateur du Musée d'histoire naturelle de Londres, qui fit honte au savoir-vivre britannique ou à  l'original James Hutton, le fondateur de la géologie dont personne n'a lu les livres tellement ils sont illisibles. J'ai aussi appris les dessous de la décapitation de Lavoisier pendant la Révolution française, savoureux !

L'auteur n'hésite pas non plus, et c'est tant mieux, à  donner toute leur place aux questions qui restent sans réponse, lesquelles nous apprennent sans doute plus sur la science et son fonctionnement que ses victoires.

Au fil des 500 pages, il tresse bien une histoire de presque tout, passant avec maestria d'un personnage à  un autre et de la géologie à  la chimie, sans jamais donner l'impression que c'est artificiel. L'auteur nous gratifie également de quelques citations hilarantes, comme cette réponse d'Enrico Fermi à  un étudiant qui lui demandait le nom d'une particule (muon, méson, boson, baryon, tachyon… ?) : "Jeune homme, si je pouvais me souvenir du nom de ces particules, je serais devenu botaniste." Ou cette remarque d'un collègue à  qui on annonçait que le physicien Rutherford, connu pour sa voix de stentor, allait participer à  une émission de radio transatlantique : "Pourquoi utiliser la radio ?"

Bill Bryson avoue avoir passé trois ans sur ce livre, sur les entretiens avec quelques autorités scientifiques triées sur le volet ainsi que sur sa documentation (on retiendra d'ailleurs l'astucieuse façon de citer ses sources, qui n'entrave en rien la lecture) : on sent tout ce travail mais la mission est plus que remplie ! Un petit bémol toutefois, l'américano-centrisme avec l'attribution de la découverte de Lucy à  Donal Johanson uniquement (même si la littérature francophone tombe dans le travers opposé en l'oubliant souvent au profit d'Yves Coppens) et la profusion d'exemples comme le parc national de Yellowstone ou le cratère de Manson dans l'Iowa.

J'avais prévu de mettre ce livre en parallèle avec La Science du Disque-monde, autre ouvrage de vulgarisation au parti pris très différent. Le temps m'a malheureusement manqué pour cumuler les lectures (la faute au jeu "Soul Bubbles" sur DS ?), mais promis, j'en parle sur ce blog dès que c'est fait !

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Retour sur le colloque Pari d'avenir : pourquoi changer les pratiques de la culture scientifique ?

Il y a 15 jours, je participais au colloque "Pari d'avenir", qui se penchait cette année sur les objectifs et pratiques de la culture scientifique. Mais cela vous le savez puisque vous m'avez vu bloguer en direct cet événement étalé sur trois jours. Laissez-moi donc plutôt exprimer quelques avis a posteriori.

La chose qui m'a le plus frappé, c'est à  quel point les présupposés même du débat ne sont pas forcément partagés. Valoriser la culture scientifique ? Oui, tout le monde est d'accord. Mais renégocier ce que cela signifie ? Pas facile. En particulier, certaines personnes sont ancrées dans des pratiques depuis plusieurs années, ou sont des scientifiques elles-même, et ont donc du mal à  envisager les choses sous un angle nouveau. C'était bien là , pourtant, l'enjeu du colloque : produire suffisamment de réflexion pour donner matière à  un manifeste à  venir "pour une révision des objectifs et des pratiques de la culture scientifique". Avec une difficulté supplémentaire qui est que finalement, la diversité est un facteur crucial. Faut-il vraiment voiloir limiter le partage de la culture scientifique à  un ou deux objectifs prioritaires et à  un ou deux types de pratiques bien identifiés ? Difficile de répondre... Néanmoins, il était salutaire de se poser ces questions.

Laissez-moi donc vous conter une histoire qui vous expliquera pourquoi. Oh, elle n'est pas de moi mais de Pierre Boulle, grand écrivain de science-fiction. Pourquoi lui ? Je confesse vouer une affection particulière pour le personnage (avec qui j'ai en commun d'être ingénieur diplômé et avignonnais, ça rapproche !) et pour son oeuvre. Dans son livre intitulé Les Jeux de l'esprit (1971), Boulle imagine ce que Saint-Simon avait proposé un siècle auparavant dans ses Lettres d'un citoyen de Genève (1802) : un monde gouverné par un groupe de savants, le "conseil de Newton", et une humanité vouée à  la production et à  la science. Chez Boulle, le conseil de Newton a seulement été renommé le Gouvernement scientifique mondial (GSM).

Oh que cela plairait à  tous les scientistes d'aujourd'hui ! En effet, écrit Pierre Boulle,

les savants étaient arrivés à  considérer qu'ils formaient de par le monde la véritable internationale, la seule valable, celle de la connaissance et de l'intelligence. La science était pour eux à  la fois l'âme du monde et la seule puissance en mesure de réaliser les grands destins de celui-ci, après l'avoir arraché aux préoccupations triviales et infantiles de politiciens ignares et bavards. Alors, au cours de nombreux entretiens amicaux, presque fraternels, était peu à  peu apparue la vision d'un avenir triomphant, d'une planète unie, enfin gouvernée par le savoir et la sagesse.

Car une seule chose animait la communauté des savants :

l'idéal connaissance était le pôle commun à  tous les esprits scientifiques de cette époque. Pour les physiciens, il s'agissait d'une véritable religion ; pour les biologistes, d'une sorte d'éthique, un acte gratuit dont il sentaient confusément la nécessité impérieuse pour échapper au désespoir du néant. Les uns et les autres estimaient que cette connaissance totale ne serait atteinte que par les efforts conjugués de l'humanité toute entière.

Or les savants sont partageurs. Comment pourraient-ils garder pour eux un tel idéal de connaissance et de sagesse ? Les voici donc lancés dans un programme de prise de conscience scientifique du monde. Car ils ne veulent plus refaire les mêmes erreurs et tiennent à  éviter l'écueil dangereux, autrefois sarcastiquement signalé par les romanciers d'anticipation : le partage de l'humanité en deux classes, les savants et les autres, ceux-ci condamnés aux travaux grossiers et utilitaires, ceux-là  enfermés dans une tour d'ivoire, bien trop exiguà« pour permettre l'épanouissement total de l'esprit.

C'est là  que Boulle fait une description visionnaire, qui rejoint tellement le rêve de certains vulgarisateurs et popularisateurs des sciences :

Un immense réseau de culture scientifique enserrait le monde. Un peu partout, des établissements grandioses s'étaient élevés, avec des amphithéâtres assez nombreux et assez vastes pour que, par un roulemment savamment organisé, la population entière des villes et des campagnes pût y prendre place en une journée, avec des bibliothèques contenant en milliers d'exemplaires tout ce que l'homme devait apprendre pour s'élever l'esprit, depuis les rudiments des sciences jusqu'aux théories les plus modernes et les plus complexes. Ces centres étaient également pourvus d'un nombre considérable de salles d'étude, avec microfilms, appareils de projection, télévision, permettant à  chacun de se familiariser avec les aspects infinis de l'Univers. Dans des laboratoires équipés des instruments les plus modernes, tout étudiant pouvait faire des expériences personnelles sur les atomes, provoquer lui-même des désintégrations, suivre le tourbillon magique des particules à  travers bêtatrons et cyclotrons, mesurer avec des appareils d'une délicatesse extrême les durées de quelques milliardièmes de seconde séparant la naissance et la mort de certains mésons.

Tout va bien dans le meilleur des mondes ? Non, parce que Boulle est un adepte du "renversement ironique", comme le nota si bien Jacques Goimard. Très souvent, il s'est attelé à  faire ressortir les paradoxes de l'esprit humain et le côté dérisoire de nos aspirations utopiques. Car rapidement, le GSM ne peut que constater les échecs essuyés en matière d'instruction mondiale :

Chaque famille voulait avoir sa maison particulière avec piscine. Cette soif de bien-être, ce désir du monde de s'approprier les acquisitions de la science et de la technique sans en comprendre l'esprit et sans avoir participé à  l'effort intellectuel de découverte, ne se limitaient pas aux habitations. (…) Des savants, des cerveaux précieux devaient interrompre ou ralentir leurs travaux de recherche fondamentale, dirigés vers le vrai progrès, pour se mettre au service du monde et satisfaire ses besoins immodérés de confort, de luxe et de raffinement matériels.

Eh oui ! La chute est d'autant plus rude que le rêve était grand : rien à  faire, l'Homme restera l'être paradoxal qu'il est, autant capable de pensées absolues que de désirs de confort matériel. La conclusion que j'en tire, c'est que le modèle dominant de culture scientifique (en dehors de l'école, donc) est voué à  l'échec : il ne sert à  rien d'attendre de la population qu'elle connaisse la vitesse de la lumière ou sache observer une particule élémentaire, c'est-à -dire qu'elle soit aussi savante que les savants eux-mêmes. Et les résultats de la sociologie ne disent pas autre chose. Par contre, on peut utiliser la science pour faire rêver, éveiller la curiosité, montrer l'importance de l'esprit critique, passionner, divertir, faire réfléchir… Autant de portes que Pierre Boulle a laissées ouvertes, afin que nous puissions les explorer plus de trente ans après.

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