La science, la cité

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Mot-clé : épistémologie

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Trouvez l'auteur : Science et nouvelle science

Pour une fois, ce n'est pas tant l'auteur de cet extrait qui est intéressant (mais quand même...) que la personne qu'il décrit et la discipline naissante dont il fait ici l'apologie. Je vous laisse réfléchir !

Il y a environ treize ans qu'un homme du génie le plus vigoureux exercé aux méditations profondes, déjà  connu par d'excellents ouvrages et par ses succès dans un art où la grande habileté consiste à  observer et à  respecter la nature, devina qu'elle ne borne pas ses lois physiques à  celles qu'on a jusques (sic) à -présent étudiées dans nos Collèges et dans nos Académies ; et que lorsqu'elle donne aux fourmis, aux abeilles, aux castors la faculté de se soumettre d'un commun accord et par leur propre intérêt à  un gouvernement bon, stable et uniforme, elle ne refuse pas à  l'homme le pouvoir de s'élever à  la jouissance du même avantage. Animé par l'importance de cette vue, et par l'aspect des grandes conséquences qu'on pouvait en tirer, il appliqua toute la pénétration de son esprit à  la recherche des lois physiques, relatives à  la société ; et parvint enfin à  s'assurer de la base inébranlable de ces loix (sic), à  en saisir l'ensemble, à  en développer l'enchaînement, à  en extraire et à  en démontrer les résultats. Le tout formait une doctrine très-nouvelle, très-éloignée des préjugés adoptés par l'ignorance générale, et fort au-dessus de la portée des hommes vulgaires, chez lesquels l'habitude contractée dans leur enfance d'occuper uniquement leur mémoire, étouffe le pouvoir de faire usage de leur jugement. (p. 8)

[Mà J 29/03, 8h50] : Personne n'a reconnu ici le portrait de François Quesnay par Pierre Samuel du Pont de Nemours (le père du créateur de l'entreprise éponyme) dans De l'origine et des progrès d'une science nouvelle (1768). Quesnay est l'un des fondateurs de la première école en économie, l'école des physiocrates, et c'est donc cette discipline dont Du Pont de Nemours salue la naissance. Personnellement, j'aime beaucoup la légitimation d'une discipline en arguant qu'elle est fort au-dessus de la portée des hommes vulgaires ! Ce sont nos économistes blogueurs qui apprécieront...

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Chercher ou valoriser, dilemme du chercheur ?

Rien de tel qu'une prof parlant de "l’excellente thèse d’Erwan Lamy" au détour d'un e-mail pour inciter à  lire une thèse de 374 pages, lecture plutôt rebutante habituellement. Bien m'en a pris !

Cette thèse intitulée La fragmentation de la science à  l'épreuve des start-ups montre que l'on peut faire de l'épistémologie appliquée en testant empiriquement des hypothèses qui vont puiser leurs racines dans les visions différentiationniste vs. antidifférentiationniste de la science ; en l'occurrence, il s'agit de savoir si, oui ou non, la science est un champ autonome, "différent" des autres champs d'activités humaines[1]. Si oui, sachant que c'est à  leur niveau que cela se construit, les chercheurs qui créent des entreprises et s'engagent dans la valorisation devraient conserver leur singularité et rester des chercheurs à  part entière. Si non, ils deviendraient des chercheurs-entrepreneurs imprégnés par l'esprit de commerce et se fondant parfaitement dans le paysage industriel.

Qu'en est-il ? De son étude de 41 cas de création d'entreprise par des chercheurs du CNRS, Lamy distingue trois profils de chercheurs-entrepreneurs :

  • les Académiques, pour qui la création d'entreprise se fait au service de leurs travaux de recherche, sans incompatibilité mais avec facilitation mutuelle ; ils ne se soumettent guère aux réquisits de la logique marchande et n’adhèrent que marginalement au modèle de l’entrepreneur et, même si leur productivité scientifique académique n'est pas nécessairement augmentée, ils bénéficient de la reconnaissance scientifique et professionnelle de leur expertise et d'un étoffement de leurs réseaux de collaboration (l'un a par exemple reçu la médaille d'argent du CNRS, un autre a été nommé professeur de classe exceptionnelle) ;
  • les Pionniers, qui récusent la différence entre activité scientifique et monde de l'entreprise, veulent s'impliquer en tant que véritables entrepreneurs ; ils sont portés par une forte volonté de s'écarter du modèle universitaire, se mettent au secret industriel, publient moins ou plus etc., et en sont pénalisés largement par le monde académique ; bref, ils en viennent à  perdre leur identité scientifique ;
  • les Janus, qui échappent à  toute classification hâtive car ils sont la preuve qu’un fort engagement entrepreneurial n’est pas toujours synonyme de brouillage des frontières : ils ne considèrent pas que la validité des travaux scientifiques est absolue, ils se réfèrent aux pratiques et aux contextes particuliers ; ils s'éloignent moins du laboratoire que les Pionniers, continuant de s'investir dans la vie scientifique, et ce sont ceux qui constatent le plus une augmentation de leur productivité. Des trois classes, ce sont les Janus qui ont la production la plus fondamentale, et elle le reste pendant et après la création, comme si le produit de leurs activités de recherche et leur implication entrepreneuriale était déconnectée, alors qu’elles sont au cœur de la création, et qu’ils adaptent leurs pratiques scientifiques aux circonstances.

D'où il apparaît qu'en majorité, la singularité du scientifique est préservée, notamment par un attachement bien réel à  la science comme communauté auto-régulée basée sur l'universalité (Merton) — et ce malgré la mercantilisation avancée à  l'échelle institutionnelle. Avec le conseil suivant donné aux politiques de recherche :

L'importance de cette division du travail révélée par l'analyse des Janus et des Académiques n'appelle nullement une condamnation de la mobilité intersectorielle: il ne s'agit pas d'empêcher la mobilité du public vers le privé, ni du privé vers le public. Mais il importe d'organiser ces échanges en sorte qu'ils respectent les contraintes qu'imposent les spécificités des identités scientifiques. (…) Ce que montre cette étude, c'est qu'il n'est pas nécessaire de sacrifier l'autonomie des chercheurs sur l'autel de son utilité économique et sociale. Il est nécessaire que chacun de ces deux mondes se connaissent mieux, non pas qu'ils se ressemblent.

Cette thèse a évidemment un intérêt épistémologique et permet d'avancer, par des arguments expérimentaux, dans des débats en cours. Mais aussi, elle ne nous fait plus lire de la même façon cet article du Monde daté du 1er décembre dernier qui rapporte la politique de valorisation du CNRS et la position de son nouveau Directeur de la politique industrielle, Marc Jacques Ledoux :

"Nous aimerions que les industriels nous disent ce dont ils ont besoin en matière de recherche fondamentale", insiste ce chimiste de renom, auteur de 160 articles et livres, créateur d'entreprise, et dont les recherches sur la catalyse et les catalyseurs ont eu des applications directes dans l'industrie. "Mon laboratoire a toujours travaillé avec des industriels et ça ne m'a pas empêché de publier, bien au contraire", explique-t-il." (c'est moi qui souligne)

Effectivement, on peut valoriser et publier en même temps quand on est un Janus. Et bien que ce soit la classe la plus minoritaire (11 chercheurs sur 41), il est intéressant de voir que son modèle s'impose aujourd'hui comme modèle-type de l'entrepreunariat scientifique en Fance.

Notes

[1] Ce qui se rattache au débat entre constructivisme et réalisme, car s'il n'y a rien dans l'identité scientifique qui lui soit intrinsèque, alors elle est un pur construit, et doit être rapportée dans son entier à  son contexte institutionnel et/ou socio-économique

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Le billet d'à  côté

Ce titre à  deux sous (avec tout de même une référence culturelle) pour vous signaler que le Doc' et moi avons commis un billet en commun, publié chez lui. C'est à  propos de l'usage de la preuve scientifique en politique et j'ose dire que nous avons somme toute une vision plus progressiste que la moyenne des scientifiques : moi à  cause de mon bagage sociologique et le Doc' parce qu'il sait sortir du moule. Si si !! ;-)

Bonne lecture donc, et ça se passe chez lui pour les commentaires...

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Après la science, réenchanter le monde

Matthieu le regrettait récemment, Georges Lochak l'écrit mieux que quiconque dans Défense et illustration de la science : le savant, la science et l'ombre (Ellipses, 2002, p. 261) :

Journalistes (non scientifiques), historiens (pas ceux des sciences), philosophes (les moins scientifiques possible), sociologues, penseurs en tout genre, médecins, tous ont une opinion, basée sur une méconnaissance solidement assise sur des lectures de seconde main. Et une opinion sur quoi ? Pas sur des sujets techniques, bien sûr. Ce qui les intéresse, c'est l'univers (au moins), les rapports entre science et religion, le hasard, le désordre, la complexité, l'action à  distance, tout ce qui incline à  la magie.
Les sujets les plus courus sont des probabilités, le chaos, l'indéterminisme, les fractals, les incertitudes, l'ordre émergent du désordre, les états virtuels, le stochastique, la décohérence, la téléportation, les attracteurs étranges, le vide quantique, les catastrophes, l'intrication, l'effet papillon, les fluctuations, le paradoxe EPR... Plus des notions astronomiques qu'on adore ne pas comprendre : les quasars, les lentilles gravitationnelles, les pulsars, les trous noirs, la masse manquante, le sacro-saint big bang. Et quelques mots mathématiques comme les "résultats indécidables" qui fleurent bon l'impuissance.

Une attitude consiste en effet à  regretter la popularité de ces marronniers pseudo-scientifiques, et n'y voir qu'un effet de plus de la perte de terrain de la culture scientifique du grand public. Mais ces concepts colorés ne font-ils pas aussi parti de la culture scientifique ? Ne sont-ils pas aussi un moyen de venir à  la science, comme peuvent l'être les textes poétiques d'Hubert Reeves ou les films de Jacques-Yves Cousteau ?

Plus encore, on peut y voir une réaction salutaire pour échapper au désenchantement du monde induit par la science. Ainsi, Richard-Emmanuel Eastes et Francine Pellaud, dans un article à  paraître sur "Le rationnel et le merveilleux", notent :

lorsque la science, par de nouvelles élucidations du monde, contribue à  le désenchanter, elle ne met pas longtemps à  faire renaître l'émerveillement en lançant, par le biais de la vulgarisation scientifique, des problématiques fantastiques alimentées par moult contradictions (jumeaux de Langevin, paradoxe de Fermi), concepts à  larges affordances (effet papillon, effet tunnel, principe d'incertitude) et objets mystérieux (attracteurs étranges, trous noirs). Autant de chemins empruntés ensuite par la métaphysique, la science-fiction, les arts, les parasciences ; autant de soupapes de sécurité dans une conception scientifique du monde qui ne souffre pas la présence du merveilleux mais qui, par l'invention de ces problématiques et leur vulgarisation, semble s'assurer que ses frontières en demeurent constamment imprégnées.

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Epistémologie, changement climatique et attitude scientifique

Puisque le réchauffement climatique est actuellement un sujet chaud (désolé…), profitons-en pour l'étudier sous les angles qui nous sont familiers : après la sociologie, l'épistémologie. Le mois dernier, l'épistémologue Nicolas Bouleau déposait un preprint sur l'archive en accès libre HAL, qui est une réflexion sur l'attitude scientifique et le statut épistémologique des sciences du climat : "Le changement climatique anthropique était-il réfutable en 1925 ?" En 1925 car Bouleau profite du recul pour s'intéresser aux Notes sur la variabilité des climats de Jean Mascart, synthèse remarquablement complète des travaux disponibles à  cette date (plus de 3100 références analysées).

Dans son ouvrage, Mascart reste très modeste et prudent vis-à -vis de la complexité de son objet d'étude. Il sait que plusieurs théories peuvent cohabiter, parfois de nature différente (formalisme mathématique, calcul astronomique ou thermodynamique, explication géographique ou économique) et que les interactions entre les divers phénomènes et effets sont très grandes. De fait, avec une relative prudence, il conclut sur la nécessité d'améliorer les observations, le soin et la comparabilité des mesures, ainsi que leur conservation et leur recensement.

Là  où cela devient intéressant, c'est quand Mascart regrette que les auteurs caressent l'espoir de trouver des origines simples et uniques aux variations climatiques, accumulant ainsi les théories explicatives, complétées par des hypothèses car elles ne peuvent se suffire à  elles-mêmes. Et Mascart de montrer que les réfutations des théories par des contre-exemples, comme il est courant à  l'époque, infirment en fait les nombres et les chiffres des conclusions mais non ces théories elles-mêmes qui conservent une certaine part de vérité possible et contribuent à  la compréhension.

Alors, le programme de Popper n'est pas applicable : on ne peut réfuter une théorie, y compris parce que la dimension chronologique limite notre capacité à  savoir si une théorie est réfutable ou non, sachant que les conséquences de celle-ci ne seront sensibles que dans un siècle ou deux. Au contraire, on retrouve des éléments des programmes de Lakatos, Quine et Feyerabend :

il convient avant tout de favoriser les conditions de programmes de recherche plus coopératifs et soucieux de données plus précises et plus comparables (Lakatos), on doit aussi reconnaître que les séries chronologiques de chiffres sont toujours finies et sont susceptibles de plusieurs interprétations qui sont chacune perfectibles et peuvent s'adapter à  de nouvelles mesures (Quine), et que finalement, il est imprudent de rejeter quoique ce soit définitivement par des considérations méthodologiques a priori, qu'il vaut mieux laisser sa chance à  toutes les idées (Feyerabend).

Donc le changement climatique anthropique n'était pas réfutable en 1925, au sens poppérien du terme. Qu'en est-il aujourd'hui ? La conception poppérienne de la science est bien esquintée (à  part dans des cas idéaux), et les chercheurs ne sont plus dupes de la réfutabilité ou non-réfutabilité de leurs théories. La dimension chronologique est une constante, c'est en formulant des théories qui satisfont correctement les contrôles aujourd'hui disponibles mais dont on ne sait pas nécessairement si elles pourront être réfutées, que l'on fait avancer nos connaissances.

Aujourd'hui, l'attitude la plus scientifique serait donc d'attendre avant de se prononcer sur telle ou telle vérité, telle ou telle cause ou conséquence, en essayant de contribuer aux travaux de recherche en cours : attendre de meilleures observations, attendre aussi que la communauté scientifique travaille de façon plus solidaire en échangeant les informations et les critiques de sorte que les hypothèses ad hoc finissent par être délaissées. Cette attitude que Bouleau qualifie de minimale conduit à  la victoire permanente des faits accomplis : OGM, brevets sur le vivant et autres avatars de la technoscience d'origine parfois incertaine sont imparables dans un système aussi conformiste et où, même une fois que la science a progressé, la situation est rigoureusement aussi embrouillée qu'avant.

Bref, il ne faut pas laisser s'installer cette attitude scientifique minimale qui s'en remet aux progrès de la science pour éliminer les représentations les moins pertinentes, (…) indissolublement liée à  la croyance que les hommes sont bons, et que les groupes, nations, organisations, firmes, réseaux, sont inoffensifs. La solution ? Prendre les devants, anticiper. C'est à  la communauté scientifique de s'activer et ne pas s'en tenir à  la quête d'objectivité dans laquelle la société tend à  la maintenir. Comment ? Par la modélisation, langage que les scientifiques sont les seuls à  maîtriser.

Une voie se dessine alors qui consiste, non seulement à  critiquer les résultats ou méthodes des collègues pour les améliorer, mais à  critiquer les expérimentations et modélisations en tenant compte des intérêts qu'ils avantagent et en s'attelant au travail imaginatif d'envisager leurs conséquences éventuelles.

Où l'on voit que réfléchir au statut des sciences du climat en 1925 peut nous emmener bien loin…

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