Lettre de Pasteur au ministre de l'Instruction publique
Au ministre de l'Instruction publique
Paris, le 1er août 1864
Monsieur le Ministre,
Le vin constitue l'une des plus grandes richesses agricoles de la France. La valeur de ce produit de notre sol s'est accrue par le traité de commerce avec l'Angleterre. Aussi de toutes parts dans les contrées viticoles, on se préoccupe d'améliorations ultérieures dans l'espoir d'augmenter le nombre et la qualité des vins qui peuvent être exportés avec profit.
Malheureusement, nos connaissances en ce qui concerne cette précieuse boisson laissent beaucoup à désirer. Les études sur sa composition sont tellement incomplètes que deux de ses principes essentiels, la glycérine et l'acide succinique, sont connus depuis deux ans seulement. Malgré les progrès de la chimie moderne on ne saurait indiquer un traité sur les vins plus savant et plus exact que celui que nous devons à Chaptal, lequel a paru il y a plus de soixante ans. C'est dire assez tout ce qui reste à faire.
Je me livre depuis cinq ans à des études sur les fermentations. La fermentation alcoolique sur laquelle repose toute la fabrication des vins m'a occupé particulièrement. Or le progrès même de mes recherches me conduit à désirer les poursuivre par l'examen sur place, et dans les contrées classiques, de la production des vins les plus estimés de la France, des procédés de la fermentation et notamment du végétal microscopique qui est l'unique cause de ce grand et mystérieux phénomène.
J'ai l'intention de consacrer à ce travail mes prochaines vacances. Ce serait six semaines environ de voyages et d'études, avec un aide et quelques appareils et produits chimiques indispensables. J'en évalue la dépense à 2 500 F.
Le but de cette lettre est de soumettre à Votre Excellence l'appréciation de l'utilité de mon projet ainsi que la demande d'une allocation qui couvrirait les frais de son exécution. Je ne me bornerais pas à cette première série de travaux. Je les poursuivrais les années suivantes, aux mêmes époques, dans la même direction.
Du reste, je suis le premier à ne pas avoir d'illusion sur les conséquences immédiates de mes études. L'application aux arts industriels des résultats de la science est toujours lente à se produire. Mes prétentions actuelles sont très modestes. Je veux arriver à mieux connaître la plante cryptogamique qui seule est la cause de la fermentation du jus de raisin.
Que veut d'abord le ministre ? Augmenter le commerce international et la balance commerciale de la France. Que veut-il en fin de parcours ? Soutenir les recherches de Pasteur sur le végétal microscopique. A-t-il changé d'avis ? Pas du tout. Il ne peut plus faire autrement. Le seul et unique moyen de maintenir la balance des paiements est de donner 2 500 F à Pasteur. Pourquoi ? Parce que le commerce des vins est indispensable à l'économie française — premier déplacement. Mais par quel miracle ? Parce que la chimie des maladies du vin est indispensable au commerce des vins — deuxième déplacement. Parce que les études de Pasteur sur la fermentation sont indispensables à la chimie du vin — troisième déplacement. Enfin parce que le voyage d'étude en Arbois et un assistant sont indispensables aux études de Pasteur — quatrième déplacement. Remontons la chaîne comme dans une comptine : avec 2 500 F, monsieur le ministre, vous tenez le travail de Pasteur qui tient la chimie du vin, qui tient les maladies des vins, qui tient le commerce des vins, qui tient la balance des paiements, qui tient la grandeur de la France… Sans avoir changé une seule fois de but, et sans avoir perdu l'énergie et la volonté qui lui faisaient si fort aimer la France, le ministre
veut maintenant passer par le petit laboratoire de campagne en Arbois pour
mieux sauver la France, plus sûrement et plus vite. Dernière habileté du traducteur de buts : le dernier paragraphe annule toutes les promesses ; Pasteur ne se consacre qu'à sa recherche pure et ne veut être aimé que pour lui-même sans être tenu par les chaînes d'un contrat.
Si Pasteur n'avait écrit que le sixième paragraphe, il n'aurait évidemment pas obtenu la moindre subvention. S'il n'avait écrit que le premier, ce n'aurait été que de la politique, sans plus… S'il n'avait écrit que le second, il aurait été professeur de sciences, il aurait écrit des traités, il serait dans la science faite. non, ce qui était astucieux, c'était bien d'écrire les six. S'il avait écrit les quatre premiers seulement, il aurait risqué d'être pris au mot, on aurait pu lui rappeler sa promesse : donnant donnant, je subventionne la recherche à hauteur de 2 500 F et j'attends de voir si la balance commerciale s'améliore ; dans le cas contraire, je ferai savoir que je me suis fait avoir par les scientifiques. Mais non, les scientifiques n'ont trompé personne, ils avaient à l'avance rejeté toute obligation de résultat et prévenu que ça recommencerait ; et de toute façon ils n'ont besoin de personne, puisqu'il s'agit de défendre la connaissance pour la connaissance.
D'après Bruno Latour,
Le métier de chercheur : regard d'un anthropologue (INRA éditions, pp. 17
sq.),
La science en action (Gallimard, pp. 282
sq.) et
"Une méthode nouvelle de suivi socio-technique des innovations : le graphe socio-technique" in Dominique Vinck (dir.),
Gestion de la recherche. Nouveaux problèmes, nouveaux outils (De Boeck, pp. 469
sq.)