Guillaume a rectifié avec raison ce que j'avais pu écrire, en soulignant une "très grave erreur juridique" (sic :-D) qui "entâche [ma] pertinente critique." Je cite :

"En effet, tu indiques que les prévenus défilent dans un Tribunal de Grande Instance. Cela montre une méconnaissance totale de ta part (re-sic :-D) de la grande division qui existe au sein des juridictions de l'ordre judiciaire. En effet, en droit français, il y a deux ordres de juridictions : l'ordre administratif (chargé d'appliquer le droit public, administratif la plupart du temps) et l'ordre judiciaire (chargé d'appliquer le droit privé). Au sein de l'ordre judiciaire, il convient de distinguer les juridictions civiles (qui ont pour mission de faire appliquer le droit, pour simplifier) et les juridictions pénales (qui ont pour mission de punir les auteurs d'infractions). Le Tribunal de grande instance, que tu cites dans ta critique, est une juridiction civile (c'est, en fait, la juridiction civile de droit commun, c'est-à-dire celle qui est compétente en l'absence de texte attribuant un contentieux particulier àune autre juridiction). Or, comme tu as pu le constater en regardant cet excellent documentaire, la juridiction concernée n'est pas une juridiction civile, mais une juridiction pénale ! Donc il ne s'agit pas du TGI, mais du tribunal correctionnel, qui est la juridiction de premier ressort pour les infractions revêtant un caractère délictuel. Ainsi, la "10e chambre" est en fait la 10e chambre du tribunal correctionnel de Paris. Voilàen quoi consiste la grave erreur juridique ! Ceci dit, une certaine franchise intellectuelle m'oblige àatténuer ma remarque : dans les faits, les juges du TGI sont les mêmes que ceux du tribunal correctionnel, de même que les juges du tribunal d'instance (plus précisément, LE juge, puisqu'il y a un juge unique pour ces juridictions) sont les mêmes que ceux du tribunal de police. Il n'empêche que ça n'est pas la même juridiction, puisqu'elle ne statue pas en la même matière."

Voilàpour l'erratum, et pour mon immense mea culpa.

Du coup, je me suis permis d'approfondir avec Guillaume quelques points de Droit, profitant de ce que j'avais un expert en la matière ;-) sous la main. Voici notre série de questions-réponses :

  • Il s'agit donc d'un tribunal correctionnel, qui juge des délits. Quelle est la caractéristique d'un délit, qui le distingue d'une simple infraction àla loi ?
"En fait, "infraction" est le terme générique qui désigne tout comportement répréhensible. C'est donc àl'intérieur des infractions que l'on distingue 3 catégories, selon le degré de gravité. Du moins grave au plus grave, il y a les contraventions, les délits et les crimes. Les délits sont donc les infractions de gravité moyenne, plus graves que les contraventions, mais moins graves que les crimes. Il faut également savoir qu'il n'y a "infraction" que lorsqu'un comportement est défini comme tel par le Code pénal (en vertu de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen du 26 août 1789). Conformément àla Constitution du 4 octobre 1958 (article 34), la loi fixe les crimes et les délits, le règlement (le décret plus précisément) fixant quant àlui les contraventions (logique, puisque la procédure d'élaboration d'une loi est plus contraignante que celle d'un règlement). Ainsi, les textes fixent àla fois le comportement répréhensible et la peine maximale pouvant être appliquée. Ainsi, un juge qui considère qu'un individu a commis un vol àmain armée (et "uniquement" ça) ne pourra pas, même s'il le souhaite, condamner le coupable àla réclusion criminelle àperpétuité, le Code pénal ayant fixé (si mes souvenirs sont bons) une peine maximale inférieure àcelle-ci."
  • Le verdict est rendu après délibération, mais le jury n'est pas populaire. Qui rend le verdict ? Est-ce "juste" de ne pas avoir de jury populaire ?
"En effet, en France, il n'y a pas de jury populaire ni pour juger les contraventions (tribunal de police, ou amende forfaitaire pour les contraventions les moins graves), ni pour juger les délits (tribunal correctionnel, que nous voyons dans le film). La France a fait le choix de réserver le jury populaire aux infractions les plus graves, c'est àdire aux crimes, puisque seules les Cours d'Assises sont constituées de jurés populaires. Cette situation est-elle juste ? Cette question est légitime. Cela est "juste" dans la mesure où les magistrats bénéficient d'un statut tout àfait particulier au sein de la fonction publique, qui leur confèrent une grande indépendance. Par ailleurs, il peut sembler plus logique de laisser juger des magistrats professionnels, qui ont des connaissances juridiques évidemment supérieures àdes jurés populaires, et qui n'en représentent pas moins le peuple. Disons que ça n'est pas une question simple, et qu'elle peut être posée de façon très sérieuse. Je pense néanmoins que les arguments exposés ci-dessus justifient que les infractions les moins graves soient jugées par des magistrats professionnels, sans intervention de jurés populaires."
  • La Présidente répète toujours qu'il s'agit d'avis "contradictoire" : j'imagine que la formule est de rigueur et requise, mais que veut-elle dire précisément ?
"En fait, cette expression peut désigner deux idées différentes. D'abord, il y a le fameux "principe du contradictoire", très proche de l'indispensable "respect des droits de la défense" : le prévenu a le droit de se défendre, de prendre un avocat, de prendre la parole en dernier au cours de l'audience, etc... (ça nous parait évident, mais hélas, dans de nombreux pays, tout cela est loin d'être évident !!!). Làencore, dès 1789, la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, en réaction àl'arbitraire de l'Ancien Régime, a consacré tout un tas de droits pour les personnes accusées, considérant que la liberté est sacrée et qu'elle ne doit être restreinte que dans des conditions très strictes (petit rappel important : la DDHC a, aujourd'hui encore, pleine valeur juridique, et même valeur constitutionnelle, en vertu du Préambule de la Constitution de 1958, qui y fait expressément référence). Par ailleurs, les débats contradictoires peuvent également (et, si mes souvenirs sont bons, c'est dans ce cadre que la Présidente utilise ce terme) désigner le débat contradictoire qui doit avoir lieu lors des délibérations. Tu auras remarqué, au cours du film, qu'àdroite et àgauche de la Présidente se trouvent deux assesseurs, qui délibèrent avec la Présidente : chacun doit exprimer son point de vue au cours de la délibération, et les décisions relatives àla culpabilité du prévenu et àla sanction qui lui est infligée sont prises àla majorité des voix."
  • L'affaire du sociologue et du couteau est bien curieuse : il semble que le reproche le plus justifié soit celui du refus de prise d'empreintes (non soumission àun ordre malgré les prérogatives d'ordre public, bien-sûr) mais le reproche concernant l'arme de 6ème catégorie semble exagéré. Qu'en penses-tu ?
"S'agissant, maintenant, de l'affaire du couteau, j'ai moi aussi été particulièrement intéressé par cette audience, puisque c'est la seule où le prévenu conteste l'accusation non sur les faits, mais sur le droit. Je regrette profondément que dans son tri, le réalisateur n'est pas cru bon de nous montrer les résultats des délibérations concernant cette affaire. En tout cas, s'il est exact que les dimensions de son couteau ne correspondent pas àcelles décrites par le Code pénal pour une arme de 6e catégorie, il ne pourra pas être condamné pour cela. En revanche, si cela est inexact et que le port d'une arme de 6e catégorie est effectivement interdite (je reconnais volontiers n'y connaître absolument rien en la matière), alors il pourra être condamné."
  • Un des prévenus raconte qu'il ne fera pas appel parce qu'un précédent appel lui a coûté une augmentation de sa peine. Est-ce juste de pouvoir voir sa peine augmentée après un appel, qui devrait être une deuxième chance d'avoir un verdict plus en sa faveur ? Parce qu'alors, comme c'est montré dans le documentaire, la menace est trop grande pour que l'on ait le courage de faire appel.
"S'agissant de la possibilité de faire appel et des sanctions encourues lors de ce deuxième jugement, il importe de bien comprendre l'objectif de ce 2e jugement : il s'agit de remettre tout àplat (en quelque sorte) et de rejuger une seconde fois, complètement, l'affaire. Ainsi, l'appel n'est pas réservé àla personne condamnée, il peut également être exercé par le ministère public qui considère que la sanction est insuffisante au regard des faits reprochés. Une juridiction d'appel peut tout àfait aggraver la sanction prononcée par la juridiction de premier degré sur le seul appel de l'intéressé. S'agissant de l'opportunité de cette possibilité, on peut se dire que si le condamné qui fait appel n'avait "rien àperdre" et "tout àgagner" en appel, tous les jugements de premier degré seraient suivis d'appel (et n'auraient donc pratiquement plus d'intérêt). Alors que dans cette situation, les condamnés sont contraints de réfléchir àl'intérêt de faire appel, et n'utilisent ce droit que s'ils considèrent que la juridiction de premier degré n'a effectivement pas jugé correctement leur affaire."
  • Il semble que les personnes qui défilent soient des prévenus. Est-ce différents des accusés ?
"Enfin, concernant la différence entre prévenu et accusé, je reconnais ne pas avoir la réponse tout seul. Je viens donc d'effectuer une très rapide recherche dans un manuel de vocabulaire juridique où il est très clairement indiqué que le terme "prévenu" ne s'utilise que pour les personnes auxquelles une contravention ou un délit est reproché, le terme "accusé" ne s'utilisant que devant une Cour d'Assises, c'est àdire en matière de crimes (il est d'ailleurs tout àfait singulier qu'un grand nombre de termes désignant la même entité ait une appellation différente selon que l'on soit en matière de crimes ou de délits ; ainsi, le coupable d'un délit peut être condamné àde la "détention" alors que le coupable d'un crime est condamné àde la "réclusion criminelle". Dans les faits, les deux sont en tôle !)."

D'une autre conversation avec Alexandre j'ai appris avec bonheur que Depardon a affirmé, lors d'une rencontre avec des spectateurs dans un cinéma de Montpellier, qu'il ne comptait pas s'arrêter làdans sa série de portraits de la Justice française sur le vif. En effet, après Faits divers et Délits flagrants, il a de plus en plus de facilités pour poser ses caméras, son travail étant reconnu et sa méthode bien acceptée. Qui plus est, pour cet opus et par rapport aux précédents, on sent une économie de moyens (3 caméras et une prise de son) qui est facilitée par la configuration du tribunal et qui a rendu le tournage très rapide. Ceci a été confirmé par Depardon, et est donc de bonne augure pour la suite de la série....

Enfin, si vous désirez en savoir plus sur les tenants et les aboutissants juridiques de ce que Dépardon nous montre, je vous renvoie au blog d'Eolas, un avocat qui consacre un billet au film et maintient une discussion intéressante àce propos...