J'ai dit dans mon précédent billet à  quel point l'embargo sur l'information est une plaie pour le journalisme scientifique. Mais heureusement, il y a des reportages qui échappent à  cet embargo... Souvent, ce sont des reportages après-coup : un dossier paraissant dans La Recherche ou Science & vie, une émission scientifique mensuelle à  la télévision. Mais parfois aussi, ce sont les quotidiens qui n'en font qu'à  leur tête.

Ainsi, Stéphane Foucart écrivait il y a quelques jours dans Le Monde un article intitulé "L'essor des agrocarburants pourrait aggraver le réchauffement climatique". Article intéressant au demeurant, qui revenait sur un certains nombre de critiques faites aux agrocarburants. Avec, à  l'appui, des données publiées par Paul Crutzen, prix Nobel de chimie 1995, selon lesquelles la production d'un litre de carburant issu de l'agriculture peut contribuer jusqu'à  deux fois plus à  l'effet de serre que la combustion de la même quantité de combustible fossile. L'article scientifique où ce travail a été publié est paru dans une revue relativement confidentielle (parce que spécialisée), Atmospheric Chemistry and Physics Discussions, presque deux mois auparavant. La couverture médiatique s'est donc faite sans embargo et différée dans le temps. Stéphane Foucart, que j'ai interrogé, le reconnaît :

Un certain nombre de papiers importants paraissent dans les revues anglo-saxonnes en août. Ils passent inaperçus, non pour des raisons éditoriales mais pour des raisons contingentes de congés d'été, une grande part des responsables de rubriques étant bêtement en vacances. Je suis tombé par hasard sur le papier, en lisant une synthèse de communiqués des instituts et des éditeurs scientifiques. Fallait il passer sous silence ce papier sous prétexte qu'il n'était plus "dans l'actualité" ? A mon avis non.

Surtout que dans ce cas, l'actualité des biocarburants ne se cantonne pas aux trois jours qui suivent la sortie d'un article ! L'article étant sorti dans une revue qui pratique le peer commentary, le journaliste du Monde a même pu profiter des commentaires laissés par les pairs pour enrichir son compte-rendu. Et pour notre plus grand plaisir à  tous, au moment où l'article du Monde sort, chacun peut accéder de lui-même à  l'article original (en accès libre) et aux commentaires des pairs...

Il y a un autre cas intéressant à  étudier, historique celui-là . Nous sommes en 1974 et les technologies de l'ADN sont en train de naître, au premier rang desquelles l'ADN recombinant, qui est un produit de la collaboration du spécialiste des enzymes de restriction Herbert Boyer et du spécialiste des plasmides Stanley Cohen. Cette avancée majeure, c'est celle qui permettra ensuite de faire fabriquer de l'insuline à  des bactéries, d'insérer des transgènes dans des plantes cutlivées, de faire de la génétique en laboratoire etc. Or un des résultats cruciaux de ce travail (l'expression d'un gène de grenouille par une bactérie) aurait pu passer inaperçu si, comme le raconte un témoin de l'époque, un journaliste du New York Times n'était pas au même moment en train d'écrire un article sur quelque chose d'un professeur de Harvard ou du MIT. Comme le scientifique en question n'était pas prêt et son travail avait encore besoin d'être perfectionné, il conseilla au journaliste d'aller voir Stanley Cohen qui travaillait sur quelque chose d'intéressant. Ce qu'il fit, et son article Animal Gene shifted in Bacteria fut publié 19 jours après l'article scientifique qu'il rapporte, en même temps qu'un communiqué de presse de l'université de stanford qui se rendit compte seulement à  ce moment-là  de l'impact portentiel de ce travail ! Si l'on continue de suivre la chronologie donnée par Sally Smith Hughes, il y eut le lendemain un article du San Francisco Chronicle, puis un mois après un reportage dans le magazine Newsweek. Pas d'embargo donc dans ce cas, pas non plus de couverture journalistique au jour le jour mais une information finalement correcte pour le lecteur. La machine médiatique n'était pas aussi emballée qu'aujourd'hui…

L'embargo n'est donc pas toujours indispensable, ni hier ni aujourd'hui, et on retrouve encore l'arbitraire qui gouvernait autrefois la couverture de l'actualité scientifique. Heureusement, oserais-je dire !