La science, la cité

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Mot-clé : épistémologie

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Est-ce la méthode scientifique qui guide le travail du chercheur ?

J'ai écrit avec quelques camarades du groupe Traces un livre collectif intitulé Les scientifiques jouent-ils aux dés ?, à paraître aux éditions du Cavalier Bleu. Son principe : analyser nombre d’idées reçues sur la science et sur ceux qui la font, en mobilisant les travaux de l'histoire, sociologie et philosophie des sciences. L'ouvrage a été dirigé par Bastien Lelu et Richard-Emmanuel Eastes, et préfacé par Dominique Pestre. Mélodie a déjà publié ses textes sur la vulgarisation et le progrès et après celui sur l'expertise, voici le chapitre sur la méthode scientifique (co-écrit avec Bastien) (version des auteurs, différente de la version finalement publiée).

Le chercheur est-il méthodique ?

Au cinéma, la découverte scientifique est souvent présentée à la façon d'une enquête policière. Une question remplace le crime, des expériences remplacent les indices et les témoins, le coupable devient l’inconnu ou une maladie à combattre. Le chercheur mène l’enquête, investigateur entièrement dévolu à sa cause, dont la passion confine parfois à l’acharnement. Méthodique, il avance par étapes, vient à bout des questions qui s’enchaînent et lève peu à peu le voile de l’ignorance qui recouvre la réalité. Cette vision de la science suppose une méthode implacable de raisonnement et d'élimination des fausses pistes. Le héros scientifique qui triomphe a toutes les qualités morales du "bon" : honnête, méticuleux, il est mû par le seul désir d’accéder à la vérité.

À l'école, on tente alors d'inculquer aux élèves les fondements de cette « méthode scientifique », qui verrait systématiquement les hypothèses succéder aux observations, les expériences adéquates menant ensuite à la conclusion, celle-ci s'imposant d'elle-même pourvu que l'élève-apprenti ait bien fait son travail. Pourtant, et l'on pourrait s'en étonner, la démarche suivie par un chercheur dans son laboratoire ne suit en rien cette progression linéaire, aussi fictive qu'idéalisée. Elle est plutôt faite de tâtonnements, de retours en arrière, de hasards et de conclusions hâtives avant d'en arriver aux « bons » résultats.

Étudiant des biologistes au travail dans les années 1980, Bruno Latour et Steve Woolgar ont ainsi assisté à des raisonnements impropres ("La bombésine se comporte parfois comme la neurotensine ; la neurotensine fait décroître la température ; donc la bombésine fait décroître la température") qui suffisent pourtant "à lancer une recherche qui devait conduire à des résultats salués comme une contribution exceptionnelle". Et ces anthropologues et sociologues des sciences de conclure à propos des procédures utilisées par les scientifiques : "si elles sont logiques, elles sont stériles ; si elles sont fructueuses, elles sont logiquement incorrectes".

Enfin, on peut mentionner le fait que parler d'une seule méthode scientifique, qui serait universelle, ne tient pas longtemps lorsque l'on prend conscience de l'infinie diversité des pratiques. Diversité d'une discipline à l'autre, tout d'abord, le travail du généticien n'ayant pas grand chose de commun avec celui du climatologue qui utilise des modèles numériques pour appréhender les phénomènes ou de l'archéologue qui ne peut pas mener d'expériences sur le passé. Diversité géographique ensuite, les variations observées d'un pays à l'autre ou même d'un laboratoire à l'autre permettant d'ailleurs à la recherche de ne pas s'enliser trop longtemps si un choix de méthode s'avère contre-productif. Diversité, enfin, au cours du temps, les pratiques de ce début de XXIe siècle n'ayant plus grand chose de commun avec celles qui avaient cours ne serait-ce qu'il y a cinquante ans.

D'où vient l'impression de méthode ?

Si le sentiment qu'il existe une « méthode scientifique » est cependant si fort, c'est peut-être que les écrits des scientifiques eux-mêmes l'alimentent. En effet, pour que son travail soit considéré comme valable, tout scientifique se doit de le publier, c'est à dire le mettre en forme, à la fois pour qu'il soit compréhensible par ses pairs (collègues) et pour qu'il puisse être mis en rapport avec leurs propres travaux. Ceci demande un processus d'écriture spécifique qui passe par une reconstruction totale du travail dont il rend compte. Oubliées, les erreurs successives ! Mis de côté, les choix faits au petit bonheur ! Sans oublier les hypothèses, formulées bien souvent après que les résultats les aient suggérées…

Ces reconstructions parsèment l’histoire des sciences et ont entretenu l’idée d’une méthode scientifique gravée dans le marbre. Prenons l’exemple de Gregor Mendel, ce moine glorifié comme le scientifique idéal aux vertus monastiques, cherchant la vérité et non la gloire. On raconte qu’il a mis en évidence les lois de l’hérédité grâce à un travail méticuleux sur de longues années, croisant des centaines de lignées de pois, comptant et recomptant des milliers de grains. Pour obtenir ces résultats qui sont encore considérés comme valides aujourd’hui, il aurait compté la répartition des formes après chaque croisement entre parents différents, obtenant le ratio “magique” de 9:3:3:1 dans la génération-fille. En réalité, il ne conçut pas un protocole expérimental parfait dès le départ puisque des vingt-deux caractères qu'il a étudiées, seuls sept ont été réellement exploitées (pois lisse ou ridé, plante haute ou naine, gousse enflée ou flétrie…), les autres donnant des résultats soit inexploitables soit incohérents avec le reste. Il s’y cachait d’autres phénomènes liés à la transmission des caractères entre générations, écartés à l’époque et compris seulement plus tard !

Un travail collectif

L'exemple de Mendel nous enseigne également que la communauté scientifique procède à des ajustements et des réinterprétations constantes des conclusions de chacun : des deux "lois de Mendel" bien connues des biologistes, une seule était présente dans sa publication de 1866, et ce sont des biologistes modernes qui ont interprété les résultats de Mendel comme montrant à la fois la ségrégation des caractères et leur assortiment indépendant dans les gamètes. En 1900, travaillant avec d’autres concepts et d'autres outils, trois chercheurs ont retrouvé indépendamment les uns des autres des résultats équivalents — plusieurs décennies après que Mendel et ses travaux furent tombés dans l'oubli. Malgré l’individualité de chaque scientifique, les interprétations dont il se permet et la diversité des approches possibles, un fond commun rend donc possible la constitution d’un corpus solide de connaissances.

Le travail de publication et de transmission des résultats est vital pour la communauté scientifique, c'est-à-dire en fait pour chacun des chercheurs qui, pris individuellement ou même au niveau de leurs laboratoires, ont besoin des résultats des autres pour pouvoir continuer à avancer. Les pairs représentent tout à la fois la base de travaux antérieurs sur laquelle un scientifique fonde son travail, et l'instance de jugement qui valide (ou non) ses propres résultats avant leur publication dans des revues académiques (un processus que l'on nomme le "peer review", ou "relecture par les pairs"). Cette interaction mutuelle entre l'individuel et le collectif passe par une mise en forme idéalisée du travail que l'on confond trop souvent avec la méthode qu'aurait suivi le scientifique. C'est bien de la dimension collective de l'entreprise scientifique qu'il s'agit.

On peut remarquer que le développement des sciences dans le monde antique, la "révolution scientifique" du XVIIe siècle en Europe ainsi que l'accélération et la professionnalisation du travail scientifique au XXe siècle tiennent pour partie aux avancées fulgurantes des dispositifs de transmission des connaissances — l'écriture d'abord, puis l'imprimerie et enfin les technologies de l'information et de la communication. Si ces deux progrès sont intimement liés, c'est bien parce que pour exister, le savoir scientifique doit être formalisé, transcrit puis diffusé au corps des scientifiques et de la société. Si l'idée de "génie individuel" en sort un peu écorné, nous gagnons dans la dimension collective de la science sa valeur et sa robustesse. Ce que soulignait Anatole France en écrivant dans sa nouvelle "Balthasar" (1889) que "la science est infaillible ; mais les savants se trompent toujours".

Bibliographie

  • Douglas Allchin (2003), "Scientific myth-conceptions", Science Education 87(3), 329-351.
  • Ron Curtis (1994), "Narrative form and normative force: Baconian story-telling in popular science", Social Studies of Science 24(3), 419-461.
  • Pierre Laszlo (1999), La Découverte scientifique, Paris : Presses universitaires de France.
  • Bruno Latour et Steve Woolgar (1988), La Vie de laboratoire. La Production des faits scientifiques, Paris : La Découverte.
  • Robert K. Merton (1973), The Sociology of Science, Chicago : University of Chicago Press.
  • Hans Reichenbach (1953), The Rise of Scientific Discovery, Los Angeles : University of California Press.
  • Isabelle Stengers et Bernadette Bensaude-Vincent (2003), 100 mots pour commencer à penser les sciences, Paris : Les empêcheurs de penser en rond. Voir en particulier le chapitre Méthode.
  • René Taton (1955), Causalités et accidents de la découverte scientifique. Illustration de quelques étapes caractéristiques de l'évolution des sciences, Paris : Masson.

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Vers une science féministe ?

Le féminisme n’’est pas que pour les femmes !

Être féministe, qu’’est-ce que ça veut dire au juste ? On peut répondre que c’’est reconnaître l’’injustice de la condition féminine et la combattre. Cas classique, ceux qui se battent contre l’’inégalité ou les pressions sociales dirigées contre les femmes. Si l’’on s’’y attarde, on s’’aperçoit que ce discours est plus profond : même si les inégalités entre les sexes semblent naturelles et peuvent être prétendument expliquées par des références scientifiques (souvenons-nous des métaphores sur la reproduction humaine), les féministes insistent sur leur côté construit et donc modifiable. Ainsi, l’’être humain a le pouvoir d’aller contre les perceptions courantes de soi et de la société.

Une version féministe de la science ne devrait pas seulement chercher à défendre la place de la femme. Ce n’’est pas non plus une science qui ferait appel à des qualités considérées comme féminines (préférence donnée aux comportements complexes de coopération et d’interaction par rapport aux attitudes individualistes et dirigistes), car féministe n’’est pas synonyme de féminin.

Une science féministe, c’’est une science faite en féministe donc en refusant l’’idée d’’une limite des potentialités humaines. Celui ou celle qui s’’en réclame doit rester fidèle à ses valeurs et sa culture propres et, tout en s’’inscrivant dans le champ scientifique, rendra également des comptes à la communauté sociale et politique à laquelle il ou elle appartient. Un beau programme, s’’il en est.

La science moderne et ses alternatives

Mais si on accepte une science féministe, en sommes-nous conduits à accepter une science créationniste ou une science communiste ? Voilà qui irait contre l’’idée de science une et indivisible. Même si la pratique de la recherche scientifique est plurielle et que les disciplines qui la composent entrent parfois en conflit. Et elle est entourée d’’une démarcation qui nous fait bien sentir où commence la science (entre la psychologie et l’’économie) et où elle s’’arrête (avec les Bogdanov).

Pourtant, la science moderne telle qu’’on la connaît aujourd’hui aurait pu être différente. On voit bien comment le développement de la science moderne en Occident a été fortement marqué par les riches gentlemen des Lumières, dirigés contre la sagesse populaire des femmes et des « sorcières » (1). On sait aussi qu’il suit globalement une même direction — celle d’’une plus grande maîtrise de l’’environnement conduisant à une meilleure efficacité de la production (je ne parle pas de « progrès » car cette notion a trop de connotations).

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Panthéon –: la Patrie, entre la Liberté et l’’Histoire, distribue des couronnes aux grands hommes

Du coup, certains philosophes des sciences ont proposé de regarder la science moderne comme quelque chose qui aurait pu ne pas arriver. Ils envisagent alors d’’autres versions de la science, dont la science féministe. Petit tour d’’horizon…

La première alternative est dite néo-marxiste. Au XIXe siècle, les philosophes allemands Engels et Marx défendaient une certaine vision de l’’histoire et de l’’économie, qui a été étendue depuis à d’’autres disciplines. Trois idées marquent la vision néo-marxiste de la science. Ce ne sont pas ses mauvais usages mais la nature même de la science bourgeoise qui explique l’’emprise croissante de la technologie (modification génétique de l’homme, contrôle de la matière à l’’échelle manométrique, remplacement de l’’homme par la machine etc.). Dans sa volonté de tout expliquer en décomposant mécaniquement des systèmes complexes (réductionnisme), la science bourgeoise serait néfaste. Une autre science néo-marxiste et plus émancipatrice est possible, et elle nous rapprochera de la vérité. Selon certains philosophes, cette science dépasserait la séparation entre sujet et objet, entre le rationnel et l’’émotionnel…

Faisant la jonction entre l’’avant et l’’après mai 1968, le philosophe français Michel Foucault s’’est intéressé aux pratiques de discours qui font exister un objet. Selon lui, la scientificité (2) n’’est qu’’une étape du discours, qui advient lorsque les normes de vérification et de cohérence sont fixées par un ensemble de critères formels. Ces critères dépendent du contexte historique et sont fondamentalement idéologiques. Foucault note également que la connaissance est nécessaire au pouvoir (qu’’il nomme « bio-pouvoir »(3)) et que celui-ci pousse à la normalisation totale de nos vies. On peut alors imaginer une science qui s’’oppose ou résiste à l’’absorption par le pouvoir, s’’étendant à partir de foyers alternatifs —— ce dont Foucault lui-même semble douter, y voyant encore et toujours la main du pouvoir !

La voix des femmes

Pour Evelyn Fox Keller, la généticienne devenue philosophe féministe dans les années 1970, nos conceptions de ce qui fait la connaissance scientifique sont biaisées par l’’expérience infantile de l’’objectivité. Celle-ci est elle-même marquée par des normes et structures sociales : depuis la Grèce antique, la vérité est assimilée à une vertu proche de l’amour (« phile ») ; puis elle deviendra « eros » par la force des choses ; ainsi, la recherche de la vérité « s’’érotisera » avec le développement d’’une vision où l’’homme triomphe de la nature en la courtisant, allant jusqu’à la violer s’il faut.

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Ernest Barrias, « La Nature se dévoilant devant la Science », 1899 au Musée d’Orsay

Avec cette prépondérance de l’’idée de contrôle, les explications mécanistes et réductionnistes sont privilégiées au détriment des modèles d’’auto-organisation et de forte interaction. L’’éducation des jeunes garçons favorise une autonomie statique (qui se construit en dominant les autres, et en détachant le sujet de l’’objet) que l’on retrouve ensuite en science. Cependant, une autre objectivité plus proche de l’’éducation féminine, fondée sur l’’autonomie dynamique (qui admet le lien aux autres et notre connexion avec le monde), est possible.

Enfin, la philosophe de la biologie Donna Haraway s’’est penchée en 1989 (4) sur la primatologie, discipline dont les principes méthodologiques sont constamment révisés sur le terrain. Elle montre que, au-delà des mœurs et de l’’organisation sociale des grands singes, les primatologues étudient des systèmes représentés par des métaphores qui peuvent changer au cours du temps. Ainsi, à la métaphore de la « division du travail » a succédé celle de la « circulation de l’’information », etc. Pour Donna Haraway, l’’éthologie et l’’étude des animaux n’’ont jamais porté sur les animaux eux-mêmes, mais sur des systèmes que les animaux ont servi à incarner (typiquement, les sociétés mâles dominantes). Plutôt que de réclamer sans cesse une objectivité transcendante, Haraway nous encourage à reconnaître que toute connaissance est locale, médiée, située et partielle.

Comment crée-t-on une science féministe ?

Ainsi, la science féministe n’’est qu’’une des multiples façons de remettre à plat une définition de la pratique scientifique que l’’on pensait acquise. La science féministe n’’est pas révolutionnaire : elle prolonge essentiellement les modes de raisonnement et de justification existants. Les théories qu’’elle produit peuvent être comparées avec d’’autres théories scientifiques alternatives. Ouf, pas de créationnisme ou de science communiste en vue ! Une fois ce préalable posé, la philosophe Helen Longino donne sa recette pour créer une science féministe en seulement deux étapes :

  • abandonner l’’idée que c’’est en faisant parler les données qu’’on crée un savoir absolu, et donc ne plus rester passif face aux données
  • domaine par domaine, regarder quelles hypothèses fondamentales sont tenues latentes et leur influence sur le processus de recherche. Pour cela, il est bon de connaître l’’histoire du domaine

Présentée ainsi, la science féministe fait moins peur et emprunte beaucoup de traits aux exigences de réflexivité présentes dans certaines méthodes scientifiques. Et pourtant, elles sont loin d’être majoritaires ! Dans « Science as Social Knowledge », l’’auteure prend l’’exemple des recherches cognitives sur les différences liées au sexe ainsi que les recherches paléo-anthropologiques sur les sociétés préhistoriques. Quand les chercheurs essayent de comprendre comment l’’évolution des sociétés préhistoriques a été marquée par le changement de comportement d’’un groupe en particulier, ils font entrer en ligne de compte tout un tas de « valeurs » masculines comme hypothèses de base. Entre la théorie de l’’homme-chasseur (développant des outils en pierre utiles à la chasse) et celle plus récente de la femme-cueilleuse (développant des outils organiques —— branchages… —— qui ne se sont pas conservés), il n’’y a pas de désaccord sur les données de fouille, seulement sur leur interprétation.

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L’’ouvrage de Longino a été écrit en 1990. Vingt ans après, il semble que certaines de ces valeurs masculines ont été effectivement battues en brèche en science, y compris par la présence accrue de femmes chercheuses ! Cependant, il ne faudrait pas en conclure que nous sommes entrés dans l’’ère de la science féministe. Pour Manuela de Barros, philosophe et théoricienne de l’’art à l’université Paris 8, « il en va de la science féministe comme du féminisme en général : une idée difficile à rendre opératoire dans les comportements et les compréhensions profondes », notamment parce qu’’elle s’oppose à « un système qui a peu d’’intérêt à changer ses prémices puisqu’’elles profitent à ceux qui les ont créées ». Cette « note de bas de page » de l’’histoire des sciences mérite à mon sens de rester vive dans les esprits, j’’espère que ce billet y contribuera !

Je remercie Manuela de Barros pour sa relecture et ses commentaires.

Notes :

(1) Au passage, on ne dira jamais assez combien l’’expression « remède de bonne femme » est méprisante !

(2) On appelle « scientificité » le caractère de ce qui est scientifique, c’’est-à-dire la qualité des pratiques et des théories qui cherchent à établir des régularités reproductibles, mesurables et réfutables dans les phénomènes par le moyen de la mesure expérimentale, et à en fournir une représentation explicite (définition Wikipédia).

(3) La volonté de savoir, Gallimard, 1976 (Tome I de l’’Histoire de la sexualité) ; Il faut défendre la société, Cours au Collège de France, 1975-76, Hautes études, Gallimard/Seuil.

(4) Primate Visions : Gender, Race, and Nature in the World of Modern Science. Routledge : New York and London, 1989.

Pour aller plus loin :

» Illustrations CC Flickr : wallygBierDoctorPierre Pouliquin

» Cet article a été publié initialement sur le Pris(m)e de tête.

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La vie secrète des objets de laboratoire

On les connaît tous : éprouvette, mouche drosophile, souris "inbred", microscope, plante modèle Arabidopsis thaliana, lignées cellulaires, PCR, lames de verre, Lena… ces objets qui font le laboratoire sont véritablement les stars de la recherche. Mais tous n'ont pas le même statut : certains sont des objets techniques, qui créent les conditions expérimentales nécessaires à l'étude des objets épistémiques, ceux dont on ne sait pas tout[1]. Et la limite entre les deux est mouvante : l'éprouvette était un simple objet technique, une boîte noire sans problème, jusqu'au jour où l'on s'est rendu compte qu'elle peut contaminer les expériences en relarguant certaines substances chimiques ! L'équipe qui s'est lancée à la poursuite de ces substances a donc fait de l'éprouvette un objet épistémique, à déterminer, à l'aide d'autres objets techniques (en l'occurrence un spectromètre de masse).

Si je vous parle de tout ça, c'est parce que deux articles sur le sujet sont parus dans la dernière livraison du British Journal for the History of Science. Le premier raconte la brève histoire du raton-laveur, utilisé aux États-Unis pour des études sur le comportement animal entre 1907 et 1928. Le second s'attarde sur le silicium (111) 7 x 7, "mètre-étalon" de la science des surfaces. Deux histoires méconnues donc intéressantes, en plus d'être pertinentes.

Le raton-laveur fait pleinement partie de l'histoire des États-Unis. Les esclaves le chassaient à la tombée de la nuit, quand leurs maîtres les laissaient tranquilles, attrapant ainsi le surnom péjoratif de "Coon" (d'où l'anglais "raccoon", ration-laveur). D'où l'enseigne (raciste) de cette ancienne chaîne de restauration rapide, Coon Chicken.

Sad, senselessly racist matchbook from the Coon Chicken Inn in Seattle, WA.©© RedRaspus

Le raton-laveur est aussi un animal "curieux", ce qui le pousse à un comportement malicieux et fripon. Qu'est-ce que ça veut dire ? Tel était l'enjeu des études sur le comportement du raton-laveur, et plus largement de la psychologie comparative. L'allemand Karl Groos et l'américain James Mark Baldwin pensaient que la curiosité était le moteur du jeu, et donc de l'apprentissage. D'où l'intérêt d'étudier son évolution ontogénique et phylogénique. Pour d'autres chercheurs plus pragmatiques, la curiosité permettait aux animaux d'exécuter les tâches requises sans recourir à la peur ou la faim. À cet égard, le raton-laveur était pour certains un animal d'un tout autre genre que le rat, le chat ou le chien, quasiment humain dans sa façon d'apprendre et de créer rapidement des associations complexes entre actions, même pendant qu'il était distrait par autre chose.

Pourtant, le nombre de modèles expérimentaux en éthologie s'est fortement réduit dans les années 1930, comme dans de nombreuses disciplines, et le raton-laveur s'est effacé devant la souris et le singe — et l'étude de la curiosité avec lui (jusque dans les années 1950 et l'arrivée du néo-behaviorisme). On peut y voir la victoire des animaux faciles à élever et à domestiquer, mais sans doute aussi des animaux plus facilement "standardisables", moins marginaux (à tous points de vue) que le raton-laveur.

La standardisation, c'est aussi ce qui explique l'histoire du silicium (111) 7x7 — sauf que nous passons maintenant dans le camp des vainqueurs. Cette configuration particulière d'atomes de silicium, une des plus complexes qu'il soit, s'obtient en découpant à partir d'un cristal de silice silicium selon un plan particulier, sous ultra haut vide. Pas si anodin que ça, le Si(111) 7x7 a été entre les années 1950 et les années 1980 le cœur d'une nouvelle science des surfaces, se constituant à la marge de l'industrie de l'électronique (qui l'a financée avec sa R&D), et sur les forces vives de la physique de l'état solide et la physique des électrons. Une bonne tête de vainqueur, pas comme notre raton-laveur… Mais pourquoi ?

Si (111) 7 x 7 reconstruction©© Denis Trente-Huittessan

Pour pouvoir utiliser leurs appareils de mesure comme les diffractomètres ou les spectroscopes, les scientifiques des surfaces ont besoin de surfaces de test qu'ils puissent reconnaître, pour contrôler la qualité des observations. Au fur et à mesure qu'ils affinaient leurs instruments et que leur pouvoir d'observation augmentait, ils maîtrisaient mieux la fabrication de surfaces de silicium pures, les deux se tirant mutuellement vers le haut. La fabrication du Si(111) 7x7 servait également de test auquel on soumettait les nouveaux venus. Mais ces objets n'étaient pas entièrement connus pour autant. Jusqu'à l'arrivée du microscope à effet tunnel, les observations du Si(111) 7x7 devaient être déchiffrées et reconstruites avant de pouvoir proposer un modèle plausible d'arrangement des atomes en surface. À côté des objets techniques et des objets épistémiques, les auteurs proposent de ranger le Si(111) 7x7 dans la classe des objets tests — ceux qui servent à tester l'expérimentateur ou son expérience, en même temps qu'ils génèrent de nouvelles connaissances.

Notes

[1] On doit cette distinction à Hans-Jörg Rheinberger, Toward a History of Epistemic Things: Synthesizing Proteins in the Test Tube, Stanford: Stanford University Press, 1997.

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Et si les chercheurs devenaient réflexifs ?

On m'a raconté une fois l'anecdote suivante : quand Al Gore était vice-président des États-Unis, il demandait à chaque expert qu'il auditionnait : "Quelles sont vos hypothèses ?". Car il savait bien chaque théorie ou explication avancée par la science repose sur des hypothèses, et la conclusion ne vaut rien si on ne sait pas quelles sont ces hypothèses de départ, les implicites du raisonnement. En plus de répondre à la question “Que sait-on aujourd’hui ?”, l’expert doit donc pouvoir expliquer comment on le sait, si ça tient la route et à quelles conditions.

De cela, je parle dans un ouvrage collectif (La science, éditions Cavalier bleu, collection "Idées reçues") à paraître en 2011. Et puis j'y ai repensé l'autre jour en lisant le livre d'Helen Longino, intitulé Science as Social Knowledge. À l'encontre de la philosophie positiviste, cette philosophe soutient qu'on ne peut dériver ou soutenir de façon strictement logique une hypothèse à partir d'un ou plusieurs faits. C'est pour cela que plusieurs théories peuvent dériver des mêmes observations, et que des faits vieux comme le monde ont été interprétés de façon différente au cours de l'Histoire. Mais à l'inverse de Kuhn et son principe d'incommensurabilité, Longino estime que ces diverses interprétations peuvent être comparées entre elles et discutées, ouvrant la porte à l'inter-subjectivité, source ultime d'objectivité.

L'explication, selon elle, tient au fait que pour une hypothèse donnée, un paquet de convictions, de valeurs et d'implicites sont nécessaire avant de considérer une observation comme pertinente, puis pour interpréter cette donnée et en faire un élément à l'appui de la théorie.

À la lecture de ces arguments, je me suis pris à imaginer ce que serait la recherche si chaque chercheur en avait conscience et en profitait pour jouer la transparence. Chaque présentation en colloque ou article serait précédé de quelques lignes sur les convictions de base du chercheur, ce à quoi il tient, le cadre de valeurs qui sous-tendent son travail. "J'ai été élevé dans une famille chrétienne et je suis convaincu que l'information génétique est un programme de développement nécessaire et suffisant." "Je place au dessus de tout le progrès de l'humanité et suis convaincu que de la technique découle le bien." "Je crois dans la possibilité d'un bien commun et la suprématie du collectif." Cartes sur table…

Ca aurait de l'allure, non ? Et quelque chose de touchant dans l'aveu de petitesse de l'Homme face à ses propres limitations…

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Relativité : les preuves étaient fausses ?

J'ai appris il y a quelques jours (merci Louis) que le magazine Ciel & espace avait publié dans son numéro de mai un article intituté "Relativité : les preuves étaient fausses". Un titre choc pour un contenu relatif à  la fameuse preuve expérimentale de la relativité obtenue par Eddington en 1919. Or mes lecteurs avaient eu droit à  cette histoire exemplaire trois mois auparavant, au détour d'un commentaire sur ce blog. La voici à  nouveau, avec un bonus track (voir à  la fin pour ceux qui connaîtraient l'histoire par cœur).

Dans leur livre indispensable intitulé Tout ce que vous devriez savoir sur la science[1], les historiens des sciences Collins et Pinch consacrent quinze pages à  la campagne de mesures d'Eddington cherchant à  démontrer expérimentalement la théorie de la relativité. D'après les auteurs, l'effet du champ gravitationnel était prédit par Newton comme par Einstein, mais pas dans les mêmes proportions (la relativité générale d'Einstein prédisait une déviation deux fois plus grande des rayons lumineux). Ne restait donc qu'à  la mesurer.

Eddington doit comparer la position habituelle des étoiles (photographie prise de nuit) avec leur position visible quand elles frôlent le soleil (photographie prise pendant une éclipse solaire), avec une différence attendue qui a l'ordre de grandeur du diamètre d'une pièce de 50 centimes vue à  deux kilomètres ! Les contingences climatiques, le fait que l'éclipse est visible depuis l'hémisphère sud et nécessite le transport de télescopes légers donc moins puissants et nécessitant un temps de pose plus long, la différence de température entre le jour et la nuit qui modifie la distance focale des télescopes… compliquent le tout.

L'expédition se compose de deux équipes, l'une partant à  Sobral (Brésil), l'autre (dirigée par Eddington lui-même) partant pour l'île de Principe (au large des côtes africaines). L'équipe de Sobral est équipée d'un téléscope astrographique qui donnera dix-huit plaques photographiques et d'un télescope de dix centimètres qui donnera huit plaques assombries par les nuages. L'équipe de Principe obtint seize plaques avec son instrument astrographique, dont seules deux sont utilisables. Les dix-huit plaques donnent une valeur de la déviation égale à  0,86 secondes d'arc (la marge d'erreur de cet instrument n'a pas été communiquée), comparable à  la prédiction newtonienne de 0,84. Les huit plaques (les meilleurs, malgré la mise au point imparfaite) donnent une valeur située entre 1,86 et 2,1 secondes, supérieure à  l'estimation d'Einstein qui était de 1,7 seconde. Enfin, bien que les plaques de Principe soit les plus mauvaise de toutes, Eddington les fit parler en posant une valeur de la déviation a priori et obtient un résultat compris entre 1,31 et 1,91 seconde. Malgré ces résultats incertains, loin d'être éclatants, l'astronome annonce le 6 novembre 1919 que les observations confirment la théorie d'Einstein.

Dans les débats qui suivirent, Eddington affirma qu'il ne se reposait que sur les deux plaques obtenues par lui à  Principe, qu'il avait fait parler en fonction des prédictions d'Einstein, en affirmant que les plaques de Sobral étaient entachées d'erreur systématique — dont il ne fournit jamais une preuve convaincante. Les auteurs insistent sur le fait que confirmer les prédiction d'une théorie n'est pas équivalent à  confirmer la théorie et remarquent surtout que rien de décisif ne ressortait des observations elles-mêmes jusqu'à  ce qu'Eddington, l'astronome royal et le reste de la communauté scientifique aient arrêté a posteriori la signification que l'on devait donner aux observations

Bonus track : Après avoir pris connaissance de cette histoire, plusieurs attitudes sont possibles. Soit on considère que la science est ainsi faite qu'elle procède parfois (toujours ?) par intuitions et tâtonnements plutôt que par expériences cruciales, les résultats étant souvent (toujours ?) dans une zone floue, avec une série de systèmes de mise au point imparfaits plutôt qu'un unique système parfait. Soit on considère que la science est la méthode logique par excellence, telle qu'on l'a appris à  l'école, auquel cas Eddington s'est égaré et son résultat est un exemple de mauvaise science, voire de fraude. Je penche pour la première solution, comme les auteurs et un paquet d'historiens et de sociologues des sciences. Mais l'auteur de l'article de Ciel et espace est un astrophysicien professionnel et loin d'adopter une méthode post-bachelardienne, il se figure que la vérité du passé peut se juger à  la lumière de la vérité du présent[2]. Que croyez-vous qu'il advint ? Il pencha pour la deuxième solution, avec force superlatifs : manipulations peu avouables, fraudes caractérisées… Et ainsi fut préservée pour l'éternité la gloire immaculée de la Science.

Notes

[1] Collins H. et T. Pinch (2001) [1993], Tout ce que vous devriez savoir sur la science, Le Seuil coll. "Points sciences"

[2] C'est-à -dire qu'avec nos connaissances actuelles (sur le comportement du matériel d'astronomie, les erreurs dont peuvent être entachées une observation etc.) qui nous donnent un avantage sur les acteurs de l'époque, il se permet de juger ce que ceux-ci auraient dû faire ou ne pas faire et leur reproche par conséquent d'avoir mal travaillé. C'était évidemment beaucoup moins facile à  dire en 1919, où la balance ne penchait ni d'un côté ni de l'autre et où il fallait faire naître des conclusions à  partir d'alignements de chiffres ! Et cela ne nous aide pas nécessairement à  comprendre la science d'aujourd'hui (à  part pour recommander de ne pas rejeter des observations sans bonne raison, mais il faudrait n'avoir jamais mis les pieds dans un labo pour croire que de telles préconisations sont réalistes).

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