On les connaît tous : éprouvette, mouche drosophile, souris "inbred", microscope, plante modèle Arabidopsis thaliana, lignées cellulaires, PCR, lames de verre, Lena… ces objets qui font le laboratoire sont véritablement les stars de la recherche. Mais tous n'ont pas le même statut : certains sont des objets techniques, qui créent les conditions expérimentales nécessaires à l'étude des objets épistémiques, ceux dont on ne sait pas tout[1]. Et la limite entre les deux est mouvante : l'éprouvette était un simple objet technique, une boîte noire sans problème, jusqu'au jour où l'on s'est rendu compte qu'elle peut contaminer les expériences en relarguant certaines substances chimiques ! L'équipe qui s'est lancée à la poursuite de ces substances a donc fait de l'éprouvette un objet épistémique, à déterminer, à l'aide d'autres objets techniques (en l'occurrence un spectromètre de masse).

Si je vous parle de tout ça, c'est parce que deux articles sur le sujet sont parus dans la dernière livraison du British Journal for the History of Science. Le premier raconte la brève histoire du raton-laveur, utilisé aux États-Unis pour des études sur le comportement animal entre 1907 et 1928. Le second s'attarde sur le silicium (111) 7 x 7, "mètre-étalon" de la science des surfaces. Deux histoires méconnues donc intéressantes, en plus d'être pertinentes.

Le raton-laveur fait pleinement partie de l'histoire des États-Unis. Les esclaves le chassaient à la tombée de la nuit, quand leurs maîtres les laissaient tranquilles, attrapant ainsi le surnom péjoratif de "Coon" (d'où l'anglais "raccoon", ration-laveur). D'où l'enseigne (raciste) de cette ancienne chaîne de restauration rapide, Coon Chicken.

Sad, senselessly racist matchbook from the Coon Chicken Inn in Seattle, WA.©© RedRaspus

Le raton-laveur est aussi un animal "curieux", ce qui le pousse à un comportement malicieux et fripon. Qu'est-ce que ça veut dire ? Tel était l'enjeu des études sur le comportement du raton-laveur, et plus largement de la psychologie comparative. L'allemand Karl Groos et l'américain James Mark Baldwin pensaient que la curiosité était le moteur du jeu, et donc de l'apprentissage. D'où l'intérêt d'étudier son évolution ontogénique et phylogénique. Pour d'autres chercheurs plus pragmatiques, la curiosité permettait aux animaux d'exécuter les tâches requises sans recourir à la peur ou la faim. À cet égard, le raton-laveur était pour certains un animal d'un tout autre genre que le rat, le chat ou le chien, quasiment humain dans sa façon d'apprendre et de créer rapidement des associations complexes entre actions, même pendant qu'il était distrait par autre chose.

Pourtant, le nombre de modèles expérimentaux en éthologie s'est fortement réduit dans les années 1930, comme dans de nombreuses disciplines, et le raton-laveur s'est effacé devant la souris et le singe — et l'étude de la curiosité avec lui (jusque dans les années 1950 et l'arrivée du néo-behaviorisme). On peut y voir la victoire des animaux faciles à élever et à domestiquer, mais sans doute aussi des animaux plus facilement "standardisables", moins marginaux (à tous points de vue) que le raton-laveur.

La standardisation, c'est aussi ce qui explique l'histoire du silicium (111) 7x7 — sauf que nous passons maintenant dans le camp des vainqueurs. Cette configuration particulière d'atomes de silicium, une des plus complexes qu'il soit, s'obtient en découpant à partir d'un cristal de silice silicium selon un plan particulier, sous ultra haut vide. Pas si anodin que ça, le Si(111) 7x7 a été entre les années 1950 et les années 1980 le cœur d'une nouvelle science des surfaces, se constituant à la marge de l'industrie de l'électronique (qui l'a financée avec sa R&D), et sur les forces vives de la physique de l'état solide et la physique des électrons. Une bonne tête de vainqueur, pas comme notre raton-laveur… Mais pourquoi ?

Si (111) 7 x 7 reconstruction©© Denis Trente-Huittessan

Pour pouvoir utiliser leurs appareils de mesure comme les diffractomètres ou les spectroscopes, les scientifiques des surfaces ont besoin de surfaces de test qu'ils puissent reconnaître, pour contrôler la qualité des observations. Au fur et à mesure qu'ils affinaient leurs instruments et que leur pouvoir d'observation augmentait, ils maîtrisaient mieux la fabrication de surfaces de silicium pures, les deux se tirant mutuellement vers le haut. La fabrication du Si(111) 7x7 servait également de test auquel on soumettait les nouveaux venus. Mais ces objets n'étaient pas entièrement connus pour autant. Jusqu'à l'arrivée du microscope à effet tunnel, les observations du Si(111) 7x7 devaient être déchiffrées et reconstruites avant de pouvoir proposer un modèle plausible d'arrangement des atomes en surface. À côté des objets techniques et des objets épistémiques, les auteurs proposent de ranger le Si(111) 7x7 dans la classe des objets tests — ceux qui servent à tester l'expérimentateur ou son expérience, en même temps qu'ils génèrent de nouvelles connaissances.

Notes

[1] On doit cette distinction à Hans-Jörg Rheinberger, Toward a History of Epistemic Things: Synthesizing Proteins in the Test Tube, Stanford: Stanford University Press, 1997.