La vie secrète des objets de laboratoire
11
déc.
2010
On les connaît tous : éprouvette, mouche drosophile, souris "inbred", microscope, plante modèle Arabidopsis thaliana, lignées cellulaires, PCR, lames de verre, Lena… ces objets qui font le laboratoire sont véritablement les stars de la recherche. Mais tous n'ont pas le même statut : certains sont des objets techniques, qui créent les conditions expérimentales nécessaires à l'étude des objets épistémiques, ceux dont on ne sait pas tout[1]. Et la limite entre les deux est mouvante : l'éprouvette était un simple objet technique, une boîte noire sans problème, jusqu'au jour où l'on s'est rendu compte qu'elle peut contaminer les expériences en relarguant certaines substances chimiques ! L'équipe qui s'est lancée à la poursuite de ces substances a donc fait de l'éprouvette un objet épistémique, à déterminer, à l'aide d'autres objets techniques (en l'occurrence un spectromètre de masse).
Si je vous parle de tout ça, c'est parce que deux articles sur le sujet sont parus dans la dernière livraison du British Journal for the History of Science. Le premier raconte la brève histoire du raton-laveur, utilisé aux États-Unis pour des études sur le comportement animal entre 1907 et 1928. Le second s'attarde sur le silicium (111) 7 x 7, "mètre-étalon" de la science des surfaces. Deux histoires méconnues donc intéressantes, en plus d'être pertinentes.
Le raton-laveur fait pleinement partie de l'histoire des États-Unis. Les esclaves le chassaient à la tombée de la nuit, quand leurs maîtres les laissaient tranquilles, attrapant ainsi le surnom péjoratif de "Coon" (d'où l'anglais "raccoon", ration-laveur). D'où l'enseigne (raciste) de cette ancienne chaîne de restauration rapide, Coon Chicken.
Le raton-laveur est aussi un animal "curieux", ce qui le pousse à un comportement malicieux et fripon. Qu'est-ce que ça veut dire ? Tel était l'enjeu des études sur le comportement du raton-laveur, et plus largement de la psychologie comparative. L'allemand Karl Groos et l'américain James Mark Baldwin pensaient que la curiosité était le moteur du jeu, et donc de l'apprentissage. D'où l'intérêt d'étudier son évolution ontogénique et phylogénique. Pour d'autres chercheurs plus pragmatiques, la curiosité permettait aux animaux d'exécuter les tâches requises sans recourir à la peur ou la faim. À cet égard, le raton-laveur était pour certains un animal d'un tout autre genre que le rat, le chat ou le chien, quasiment humain dans sa façon d'apprendre et de créer rapidement des associations complexes entre actions, même pendant qu'il était distrait par autre chose.
Pourtant, le nombre de modèles expérimentaux en éthologie s'est fortement réduit dans les années 1930, comme dans de nombreuses disciplines, et le raton-laveur s'est effacé devant la souris et le singe — et l'étude de la curiosité avec lui (jusque dans les années 1950 et l'arrivée du néo-behaviorisme). On peut y voir la victoire des animaux faciles à élever et à domestiquer, mais sans doute aussi des animaux plus facilement "standardisables", moins marginaux (à tous points de vue) que le raton-laveur.
La standardisation, c'est aussi ce qui explique l'histoire du silicium (111) 7x7 — sauf que nous passons maintenant dans le camp des vainqueurs. Cette configuration particulière d'atomes de silicium, une des plus complexes qu'il soit, s'obtient en découpant à partir d'un cristal de silice silicium selon un plan particulier, sous ultra haut vide. Pas si anodin que ça, le Si(111) 7x7 a été entre les années 1950 et les années 1980 le cœur d'une nouvelle science des surfaces, se constituant à la marge de l'industrie de l'électronique (qui l'a financée avec sa R&D), et sur les forces vives de la physique de l'état solide et la physique des électrons. Une bonne tête de vainqueur, pas comme notre raton-laveur… Mais pourquoi ?
Pour pouvoir utiliser leurs appareils de mesure comme les diffractomètres ou les spectroscopes, les scientifiques des surfaces ont besoin de surfaces de test qu'ils puissent reconnaître, pour contrôler la qualité des observations. Au fur et à mesure qu'ils affinaient leurs instruments et que leur pouvoir d'observation augmentait, ils maîtrisaient mieux la fabrication de surfaces de silicium pures, les deux se tirant mutuellement vers le haut. La fabrication du Si(111) 7x7 servait également de test auquel on soumettait les nouveaux venus. Mais ces objets n'étaient pas entièrement connus pour autant. Jusqu'à l'arrivée du microscope à effet tunnel, les observations du Si(111) 7x7 devaient être déchiffrées et reconstruites avant de pouvoir proposer un modèle plausible d'arrangement des atomes en surface. À côté des objets techniques et des objets épistémiques, les auteurs proposent de ranger le Si(111) 7x7 dans la classe des objets tests — ceux qui servent à tester l'expérimentateur ou son expérience, en même temps qu'ils génèrent de nouvelles connaissances.
Notes
[1] On doit cette distinction à Hans-Jörg Rheinberger, Toward a History of Epistemic Things: Synthesizing Proteins in the Test Tube, Stanford: Stanford University Press, 1997.
Commentaires
Note très intéressante, comme toujours.
Il existe dans la nature, des structures de surface bien plus complexes que la surface reconstruite 7 par 7 du silicium (111). La silice est de l'oxyde de silicium. Ce n'est pas à partir de ce matériau qu'on obtient une surface reconstruite de silicium mais à partir d'un cristal de silicium (pur et exempt de contaminants, notamment métalliques, qui 'tuent" la reconstruction). La susdite reconstruction ne s'obtient pas clivage mais par des cycles de chauffage à haute température (vers 1200°C) qui éliminent l'oxyde naturel du silicium présent à sa surface, puis descente contrôlée pour "figer" la redistribution atomique.
Vous avez bien fait d'insister sur la révolution de la science des surface depuis l'obtention, dans l'espace direct (sans apport de techniques de diffraction), des premières images STM. Révolution toujours en cours...
D.
@Denis : Merci pour ce commentaire bien plus savant que je ne saurais l'être moi-même sur ce sujet. On sent que cette reconstruction est importante pour vous et cela confirme ce qu'avancent les auteurs, à savoir que c'est le "shibboleth" des scientifiques des surfaces.
J'ai corrigé mon billet en ce qui concerne la méthode d'obtention du Si(111). À propos du STM (microscope à effet tunnel), les auteurs réfutent l'idée selon laquelle ce fut le premier instrument capable d'imager (ou de "voir) des atomes individuels. La résolution atomique pouvait apparemment être atteinte avec le microscope ionique à champ et le microscope électronique en transmission — est-ce que vous êtes d'accord ? Ils citent plusieurs sources, dont cet article : "Visibility of single atoms", Science, 1970.
P.S.: J'ai été obligé d'utiliser un photo d'Au(111) pour illustrer ce billet car je n'ai pas trouvé d'image de Si(111) qui soit libre de droits, est-ce que vous accepteriez de mettre votre photo sous licence Creative Commons ? Ce serait formidable :-)
J'ai passé l'image sous Creative Commons (enfin, je crois que c'est bon). A propos de la paternité originale ou non du STM pour l'observation des atomes de surface, c'est un débat qui courre et revient périodiquement (avec des "pour" et des "contre"). Pour ce qui est du microscope à transmission, on ne voit les atomes que par projection ce qui implique qu'il y a une certaine épaisseur de l'échantillon. Si l'échantillon est bien préparé, on peut tout à fait voir une couche atomique. Néanmoins, la couche reconstruite ne concerne que la surface (et à peu près trois couches atomique) ce qui est bien mince. Pour le microscope ionique à émission de champ, on "voit" les couches atomiques d'un échantillon cristallin pas de problème, mais la préparation de l'échantillon est telle (avoir une pointe effilée pour avoir un fort effet de champ et donc arracher facilement les atomes de l'échantillon) que je suis quasiment certain qu'il est impossible de reconstruire une surface sur un échantillon si "volumiquement" torturé. Néanmoins, n'étant pas spécialiste de ces deux dernières techniques, je ne suis pas bien certain de mes conclusions. Je vais me renseigner et reviendrai ici confirmer ou infirmer. D.
@Denis : Merci d'avoir changé la licence de la photo, je suis ravi de pouvoir la réutiliser dans mon billet… :-)
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