La science, la cité

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Mot-clé : communication scientifique

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À quand un "Journal du CNRS" sous licence libre ?

La nouvelle version du Journal du CNRS, désormais en ligne, a été saluée lors de son lancement le 3 mars dernier : voilà un webzine de haute volée, avec une approche éditoriale et une conception technique et graphique à la pointe. Les louanges ont plu, sur Twitter ou (par exemple) dans L’Express. Le site offrait, semble-t-il, tout ce qu’on pouvait attendre du CNRS.

CNRS_le_journal

Sauf que le lendemain, le Wellcome Trust (fondation à but non lucratif et plus grand financeur privé de la recherche en Grande-Bretagne) lançait également son nouveau webzine : Mosaic. Avec un plan média un peu plus poussé (présent sur Twitter, il compte déjà près de 5 000 abonnés) et surtout, surtout, une licence libre :

If you like our written stories, feel free to take them and republish them – they’re all licensed under Creative Commons. This means you’re likely to see our stories cropping up on various other sites around the web, including major media outlets.

Si vous aimez nos articles et reportages, vous êtes libres de les reprendre et les republier — ils sont tous placés sous licence Creative Commons. Ce qui signifie que vous croiserez probablement nos articles sur d’autres sites web, y compris d’importants médias en ligne.

Et effectivement, les articles de Mosaic ont déjà été repris par BBC Future, The Guardian, Gizmodo, CNN, The Independent

A priori, les prétentions du Journal du CNRS sont du même ordre (je souligne) :

Avec le lancement de CNRSlejournal.fr, et conformément à sa mission de diffusion des connaissances, le CNRS sort de sa réserve pour investir l’univers des médias numériques. L’objectif est clairement affiché : partager largement avec les amateurs de science, les professeurs et leurs élèves, les étudiants et tous les citoyens curieux, des contenus que nous destinions jusque-là à la communauté des agents du CNRS, chercheurs, ingénieurs et techniciens, ceux des labos comme ceux des bureaux. Avec ce nouveau site, le CNRS opère une petite révolution pour toucher le plus grand nombre (…).

Pour traduire ces paroles en actes et diffuser réellement des connaissances au plus grand nombre, vous comprendrez comme le Wellcome Trust que rien ne vaut une licence libre. Surtout quand on est un organisme public. Et pourtant, ce n’est pas le cas.

Je ne dis pas que l’équipe de Mosaic a fait ce choix facilement, sans se poser de questions. Ils racontent sur leur blog que la décision a fait débat, pour plusieurs raisons :

  • les licences Creative Commons sont très peu employées dans le journalisme (ils citent deux contre-exemples : Propublica et The Conversation)
  • si un article est repris et (mal) modifié, ça pourrait déformer le sens de l’article original ou faire du mal à la réputation des auteurs
  • si une enquête est co-financée par d’autres organisations, cette licence pourrait ne pas leur convenir.

Heureusement, la vision bienveillante selon laquelle une licence CC-BY permet à n’importe qui de republier un article sur son site/blog ou dans son magazine, de le traduire dans une autre langue, d’en publier une version raccourcie… était plus forte.

Et des protections existent : si une adaptation est jugée mauvaise, la citation du texte original et l’obligation de signaler en quoi il a été adapté protègent les auteurs. De plus, leur droit moral leur permet d’interdire une republication qui porterait préjudice à leur honneur ou réputation. Quant aux auteurs des articles, leur rémunération est compétitive et ils seront satisfaits de gagner ainsi un lectorat supplémentaire.

Il semble donc que la communication scientifique institutionnelle a su se hisser dans les deux pays à la hauteur des attentes du public en matière de beau et de bon… mais que la France est encore accrochée au schéma classique du contenu “fermé” et propriétaire. Interpellé à ce sujet sur Twitter, le directeur adjoint de la communication du CNRS et rédacteur en chef du Journal du CNRS, ne m’a pas répondu. J’espère que les futurs choix stratégiques du Journal du CNRS, ou de ses pairs, sauront corriger ce travers !

Mise à jour du 2 juin : Précision concernant le statut juridique du Wellcome Trust.

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Quels sont les effets de la médiation scientifique en général, et de l'art-science en particulier ?

Pas plus tard que mardi dernier, je discutais avec trois étudiants du master bordelais de médiation scientifique. Ils s'étonnaient du nombre relativement élevé de formations universitaires (ou écoles de journalisme) en médiation-communication des sciences, pour un domaine qui n'est finalement qu'un microcosme ou presque. Ce fut l'occasion de leur sortir la fameuse hypothèse de Joëlle Le Marec, qui continue de "fonctionner" 5 ans plus tard. Lors d'une conférence donnée à l'ENS Lyon, elle proposait l'idée que le développement des actions de culture scientifique avait moins fait pour le développement des filières scientifiques que pour celui… des filières de médiation scientifique. Qu'on pense aussi à tous les scientifiques arrivés jusqu'en licence ou en master et qui bifurquent vers les formations puis les métiers de la communication scientifique (si je me fie aux CV de candidats stagiaires reçus chez Deuxième labo, par exemple). Et on peut sans doute les comprendre vu l'état anémique des carrière scientifiques à l'université française, là où la médiation scientifique a le vent en poupe. Ainsi, la justification de "lutter contre la désaffection des étudiants pour les sciences" par la culture scientifique ne serait qu'un alibi ?

C'est l'une des deux ambiguïtés (pour ne pas dire plus) du discours institutionnel sur la culture scientifique, technique et industriel (CSTI) dont je parle dans une note bibliographique publiée sur le blog de Deuxième labo. La seconde ambiguïté, puisque la question vous brûle les lèvres, concerne la cible véritable de la vulgarisation : Baudoin Jurdant défend depuis longtemps l'hypothèse selon laquelle la CSTI remplirait une fonction d'oralisation de la science profitant avant tout au scientifique qui vulgarise, plutôt qu'au public qu'il est censé informer. En effet, combien de fois avons-nous entendu je vulgarise pour mieux comprendre ce que je fais ? Voici une autre position à contre-courant de la "pensée unique" sur la CSTI. Et, sans prétendre me mesurer à ces iconoclastes, j'avais décrit de mon côté l'idée d'une vulgarisation visant simplement à engager la conversation et créer du lien social, autour des sujets rassembleurs, étonnants… que sont les sujets scientifiques. Une hypothèse, écrivais-je, qui joue beaucoup moins sur les cordes sensibles des financeurs et institutionnels de la recherche….

D'où l'intérêt, finalement, de mieux comprendre les effets des actions et politiques publiques de CSTI, pour passer des objectifs imaginés aux accomplissements réels. C'est l'objet de cette petite note bibliographique. J'y défends le principe d'une évaluation sérieuse de la CSTI, qui est étonnamment très très rare. En insistant sur la nuance introduite par Pascal Lapointe en commentaire : il ne sert à rien de mesurer la "culture scientifique" hors de tout contexte en interrogeant à intervalles réguliers un panel de citoyens sur quelques connaissances scientifiques, comme le fait par exemple l'Eurobaromètre. C'est au mieux inutile (les scores n'ayant pas bougé entre 1992 et 2001, comme sous l'effet d'un fond culturel à grande inertie) et au pire contre-productif (car on s'imagine qu'être cultivé scientifiquement, c'est savoir que la Terre tourne autour du soleil). Par contre, un questionnaire adapté à l'activité de CST auquel le public vient de participer est tout à fait pertinent pour comprendre les effets de cette activité.

Je citerai un très bon exemple tiré de l'ouvrage de 2013 dirigé par Masseran et Chavot, dont j'ai donné un compte-rendu par ailleurs : il s'agit d'une étude de Joanne Clavel sur la réception par le public d'un spectacle de danse à contenu scientifique. Elle part du postulat selon lequel la dimension esthétique et sensible apporte une autre forme de communication, l'art proposant en particulier une quasi absence de contrôle du sens vis-à-vis du destinataire. Ce qui nous emmène dans une terra incognita par rapport aux pratiques classiques de vulgarisation. D'où l'importance de se demander ce que le public fait du spectacle auquel il assiste, et comment il en construit le sens.

Sans entrer dans le détail, Joanne montre que le prospectus "scientifique" qui accompagne le spectacle est finalement très peu lu. Les spectateurs sont surpris par le spectacle de danse qui se déroule dans les allées de la ménagerie du Jardin des plantes et s'arrêtent pour y assister. Une fois leur intérêt enclenché, ils comprennent ce qu'ils voient (plus de 80% des spectateurs ont reconnu une interprétation d'oiseaux), et ressenti des émotions assez fortes (note moyenne de 3,5 sur une échelle allant de -5 à 5). Il s'agit clairement d'une approche alternative à la transmission de connaissances : la médiation par la danse renvoie ici aux dimensions esthétiques et éthiques de la biologie de la conservation et pas uniquement à sa dimension cognitive classique. Mais les résultats de l'évaluation montrent bien que cette approche donne des résultats.

Cette recherche n'est pas anodine. D'une part, elle aide les professionnels de la médiation à comprendre le statut des spectacles art-science : toucher le spectateur par l'enchantement du monde qu'elle propose ? Fournir un marchepied à la vulgarisation classique ? Renvoyer à d'autres dimensions de la science comme l'éthique ? D'autre part, elle concerne aussi les décideurs qui élaborent les politiques de culture scientifique. En effet, la médiation des sciences par l'art ("art-science") a le vent en poupe, et s'institutionnalise de plus en plus. Ainsi, la région Île-de-France précisait dans son appel à projets 2014 de soutien à la promotion de la culture scientifique que, pour être éligibles, les actions à dimension artistique auront comme objectifs premiers la culture scientifique et devront également être accompagnés par une médiation scientifique ou une mise en débat. Or si 77 % des spectateurs ne lisent pas le prospectus scientifique, et que le dispositif transmet bien des connaissances transformées en émotion et en expérience, on peut se demander au nom de quoi il faudrait l'enrober de ceci ou cela…

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"Medical Hypotheses" est-elle une revue scientifique ?

Albertine Proust signale sur Twitter que la revue Medical Hypotheses est actuellement sur la sellette : son éditeur Elsevier réclame qu'elle se soumette à la revue par les pairs, après la publication en juillet 2010 d'un article de l'équipe du virologiste Peter Duesberg (UC Berkeley) selon lequel le HIV n'est pas la cause du SIDA et les données épidémiologiques et démographiques démentent l'existence d'une épidémie massive de SIDA en Afrique du sud. Le sujet est sensible, mais prenons un peu de recul.

De cette revue, j'en parlais dans mon plaidoyer pour la diversité en science il y a deux ans. Ce qui ressortait, c'est que l'absence de publication d'une idée qui aurait pu être vraie fait plus de mal que la publication d'une douzaine d'idées qui se révèlent être fausses. Selon le rédacteur en chef de cette revue atypique, les idées bizarres ont tendance à attirer l'attention et peuvent stimuler des réponses de valeur — même quand un article est essentiellement erroné. D'autres revues jouent ce rôle dans d'autres disciplines : Journal of Scientific Exploration, Electronic Journal of Mathematics and Physics, International Journal of Forecasting. Mais faut-il pour autant que la décision de publication repose entre les mains d'un seul homme ?

Répondront non ceux pour qui ce qui n'est pas examiné par les pairs n'a pas de valeur. C'est la raison pour laquelle la revue Chaos, Solitons and Fractals qui semblait noyautée entièrement par son rédacteur en chef fut pointée du doigt à la fin de l'année 2008[1]. Son éditeur, Elsevier, fut là aussi sommé de réagir.

Répondront oui ceux qui y voient la garantie d'un espace d'expression un peu différent, moins soumis aux contraintes de la communauté. Les nombreuses lettres de soutien publiées sur son blog par le rédacteur en chef laissent penser que la revue Medical Hypotheses remplit cette fonction et les exemples ne semblent pas manquer pour dire que telle théorie publiée il y a 10 ou 15 ans, qui paraissait totalement hétérodoxe à l'époque, est aujourd'hui considérée comme "normale".

Une des difficultés de ces affaires c'est qu'elles condamnent sans appel et mettent dans le même sac des pratiques éditoriales douteuses et la publication de théories considérées comme fumeuses. Ainsi, Chaos, Solitons and Fractals fut notamment l'antre de la relativité d'échelle de Laurent Nottale, une théorie dont on ne sait toujours pas trop quoi faire…

À mon avis, il ne faut pas jeter le bébé avec l'eau du bain et il important de maintenir des espaces d'expression à la marge. Les scientifiques ont beau jeu de prétendre que ce qui n'est pas évalué par les pairs n'est pas d'or : les articles d'Albert Einstein ne l'ont jamais été et on connaît trop bien les dérives du peer review (effets de cliques notamment). Cependant, faut-il appeler ceci des revues et les indexer dans Pubmed ? Probablement pas, de la même façon qu'un billet de blog ou un pre-print publié dans arXiv peut être cité sans appartenir formellement à une revue (voire même être récompensé par la médaille Fields). Si notre définition de la revue scientifique est intouchable (rédacteur en chef indépendant, comité de lecture…) alors c'est la nature de l'article scientifique qu'il faut revoir pour pouvoir y inclure ces formes d'expression plus libre.

Notes

[1] Bizarrement, l'article accusateur de Nature n'est plus présent dans les archives de la revue. Ça sent le soufre…

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L'écriture scientifique de Pierre-Gilles de Gennes

Je lis rarement le magazine Pour la science, par contre je suis un inconditionnel des numéros spéciaux Les Génies de la science qui paraissent tous les 3 mois. Ou plutôt paraissaient, puisque le numéro d'août-octobre 2009 consacré à Pierre-Gilles de Gennes sera le dernier, cette publication n'ayant pas rencontré le succès escompté. Je vous encourage donc à vous ruer en kiosque pour (éventuellement) faire mentir cette triste décision et je republie pour l'occasion un billet sur ce physicien passionnant.

L'immense chercheur et prix Nobel Pierre-Gilles de Gennes nous a quittés le 18 mai 2007. Après la biographie toute officielle que vous pouvez lire sur Le Monde et les quelques souvenirs personnels partagés par Tom Roud et Matthieu, je voudrais m'attarder sur un aspect moins connu de de Gennes : son écriture. Celle-ci a été longuement étudiée par Anouk Barberousse[1], travail qui a été le prétexte à une table-ronde à l'ENS en 2003 avec Etienne Guyon et de Gennes lui-même (de la 16e à la 30e minute). Guyon souligne la qualité dans l'expression, dans la calligraphie, dans le soin du mot juste (surtout les néologismes) de son ancien professeur. Il souligne aussi l'usage particulier des tableaux noirs que P.-G. de Gennes, très grand, remplissait entièrement bien qu'ils occupent des murs entiers dans son bureau — se refusant à utiliser des projecteurs et des transparents préparés à l'avance, même dans ses plus récentes conférences.

Une des hypothèses de départ de ce travail est que dans le domaine étudié, celui des films de polymères, comme tout au long de sa carrière, de Gennes publie surtout des articles courts destinés à être examinés et publiés dans les délais les plus brefs. Ce qui correspond à son habitude de lancer des propositions nouvelles assez peu détaillées, rapidement mises en forme (format de publication dit Rapid Notes ou Letters), dont il attend que ses pairs les développent théoriquement et les testent expérimentalement. Tiraillé ainsi entre la faconde de celui qui introduit de nouveaux concepts et la concision, entre l'implicite et l'explicite, de Gennes a dû développer un style qui lui est propre.

Quel est ce style ? De Gennes ne cite que les travaux qui se rattachent précisément à la théorie qu'il élabore, et occulte sans pitié les résultats expérimentaux qui ne lui paraissent pas fiables. Dès l'introduction, il souligne les avantages de son modèle par rapport aux modèles existants — et en souligne les lacunes en conclusion. Dans le développement, il utilise toutes les ressources du langage pour paraître limpide, en français comme en anglais (ses concepts de "reptation", "brosse" ont fait florès, d'autres émergent comme "régime sandwich" ou "peau"). Des résultats intermédiaires sont passés sous silence[2]. Les figures, notamment celle ci-dessous, sont au centre de l'article et du texte ; le sens de certains symboles utilisés ne peut même être saisi qu'au prix d'un traitement complexe de la figure et de son rapport avec le texte. Et avec les multiples renvois, rien ne coule de source dans le développement ! Dans la conclusion, il fait appel non seulement aux connaissances partagées avec ses pairs mais aussi aux jugements et évaluations implicites des théories en jeu.

Quel cheminement lui permet d'y parvenir ? Dans le cas présent, de Gennes réagissait à un poster présenté lors d'un colloque en septembre 1999. Ce poster présente un résultat qualifié de surprenant : une discontinuité. De Gennes y voit un sacré mystère de la nature qu'il s'attache à résoudre. Dès la fin du mois, il fait circuler un premier brouillon de son modèle, et demande aux auteurs du poster de réagir :

When you read the note, you may well conclude that it is nonsense: then drop it. If not, would you be interested in making the comparison? We could then publish together an augmented version.

Résultat : deux articles publiés en 2000 dans The European Physical Journal E et les Comptes-rendus de l'Académie des sciences de Paris, de respectivement 3 et 8 pages (c'est peu !). Pourquoi pas dans des revues plus prestigieuses ? Parce que celles-ci son souvent américaines et que de Gennes souhaite contribuer à l'excellence des revues européennes dans ce domaine, ce qu'un jeune chercheur peut moins facilement se permettre !

Dans ce même numéro de la revue Genesis, un commentaire d'Etienne Guyon revient sur l'importance des images chez Pierre-Gilles de Gennes : prompt à faire des schémas et des figures, il passe aussi son temps libre à peindre. Et ses sujets d'étude se prêtent tous à des visualisations directes, de taille macroscopique (la turbulence, les milieux granulaires, les systèmes moléculaires organisés comme les cristaux liquides etc.) !

Notes

[1] Anouk Barberousse, "Dessiner, calculer, transmettre : écriture et création scientifique chez Pierre-Gilles de Gennes", Genesis, n° 20, 2003, pp. 145-162 (preprint).

[2] Il peut ainsi exceller dans son aptitude, au dire de ses collaborateurs, à saisir l'essentiel d'un phénomène et à en isoler les effets importants.

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Chercheurs 2.0 ?

Il y a quelques mois, Olivier Le Deuff écrivait un billet sur son blog pour esquisser un constat d'échec de la science 2.0, comme une bulle qui se dégonflerait avant même d'avoir vraiment grossi. J'avais à l'époque laissé un commentaire que je voulais moins sceptique et surtout, qui attirait l'attention sur une dimension un peu passée sous silence : le fait que la science 2.0 se fait déjà sur des plateformes non spécialisées, comme Friendfeed.

L'article académique issu de ce billet, co-écrit avec Gabriel Gallezot (un nom qui est familier, normal, ce chercheur a commis de nombreux écrits avec Olivier Ertzscheid d'Affordance), vient de sortir. Je me suis précipité dessus et j'y ai trouvé plein d'idées. La question principale posée par ces auteurs consiste à savoir si les pratiques informationnelles et communicationnelles des chercheurs sont profondément renouvelées par les outils du web 2.0, justifiant le vocable « chercheur 2.0 » ou sont le résultat d’une appropriation des outils liés au phénomène de l’eScience, débutée il y a quelques décennies déjà (avec arXiv ou la bases de données de recherche GenBank par exemple). Pour notre part, nous nous intéresserons surtout au cas des blogs.

Les weblogs, représentants numériques des carnets de recherche, d’une certaine vulgarisation scientifique (dissémination sociétale des résultats), de réseautage, d’influence, de stratégies et d’expression envers ses pairs, présentent eux aussi des spécificités à analyser. Du site de chercheur aux « agrégateurs » de billets (Postgenomic), en passant par les plates-formes dédiées à la recherche (Hypothèses), les blogs ont dépassé l’extime au profit d’une expression scientifique.

Les auteurs font des blogs l’instrument le plus utilisé du web 2.0 pour les sciences, lequel présente de nombreux atouts pour la valorisation du chercheur.

Quelques chercheurs ont désormais pris l’habitude de bloguer régulièrement sur des sujets proches de leurs thématiques de recherche. Le phénomène parfois critiqué par une partie de la communauté scientifique, semble connaître si ce n’est un essor, un attrait du public.

Tout comme le web 2.0 offre la possibilité de commenter, de débattre et de recommander, les blogs de science ouvrent les savoirs scientifiques aux commentaires et aux critiques d’autres chercheurs mais également de tous types de lecteurs. Dès lors, comme dans le web 2.0, la popularité prend le pas sur l'autorité et l'opinion sur l'institution : Wikio classe les blogs de science selon leur popularité, la marque d'un chercheur l'emporte sur sa pertinence. Les blogs bien insérés dans le réseau, recevant de nombreux liens ou fonctionnant en communauté (à l'instar du C@fé des sciences, qui est mentionné), augmentent alors leur visibilité. Dommage qu'à ce stade, les auteurs ne s'appuient pas sur le travail de Gloria Origgi qui montre que ce glissement n'en est pas un : l'examen de l'autorité ne s'appuie pas moins sur des critères extérieurs de jugement (l'institution de rattachement, les hauts faits, le palmarès des revues ayant accepté une publication…) que la réputation numérique aujourd'hui. Surtout, il y a une vraie valeur épistémique dans les dispositifs citationnels - se fier à la réputation de ceux dont on parle le plus - et la réputation est une notion essentielle à l’épistémologie, un critère rationnel d’extraction de l’information de n’importe quel corpus de savoir, scientifique ou pas.

Cet état des lieux ne reflète que la situation actuelle, libre à nous de développer les outils permettant de capturer l'effet de la science 2.0 : suivi du partage des références sur les outils de social bookmarking, de la diffusion d'un item (article ou billet) sur la toile… Il s'agit à la fois de développer de nouvelles formes de bibliométrie-nétométrie et de moteurs de recherche d'information. En ligne de mire : la science en action mais aussi la science en liaison et la science en diffusion. Ce besoin est prégnant quand, après des décennies de dictature du facteur d'impact et d'obsession par quelques revues phares, ces nouvelles pratiques prônent un retour aux contenus des articles mais aussi aux résultats scientifiques qui les étayent, aux unités informationnelles qui les composent, mais encore à leur partage, leur réagencement.

G. Gallezot et O. Le Deuff centrant leurs propos sur les blogs de chercheurs, il est normal qu'ils en viennent à déconsidérer le classement Wikio qui mélange toutes sortes de profils, voire même toutes sortes de contenu scientifique. À mon avis il n'y a pas lieu de se formaliser, ce classement étant très imparfait, pas fait pour cerner et disséquer finement l'univers des blogs de science — voire même pour durer. Au passage, ils commettent une erreur puisque les blogueurs de ScienceBlogs ne sont pas tous d’authentiques chercheurs : on y trouve des journalistes scientifiques, des documentalistes, des professionnels de l'édition savante… Autre information erronée : ScienceBlogs ne fait pas payer l'hébergement pour garantir l'absence de publicité mais au contraire, offre un hébergement gratuit et rémunère ses auteurs en leur reversant une partie des gains publicitaires (du moins c'était leur fonctionnement au moment du lancement, je doute qu'ils en aient changé depuis).

Problème connexe : quelle est la place de la parole experte sur les blogs et que faire face à la tectonique des compétences ?

Le blog permet ainsi une sortie hors champ de compétence pour afficher régulièrement des opinions ou des faits qui ne sont pas proprement scientifiques. Le glissement s’opère notamment sur des questions politiques et plus particulièrement d’ailleurs en ce qui concerne l’éducation et la recherche. Cet aspect étant exprimé par Tom Roud : Je m’autorise également à déborder (plus ou moins sérieusement) en donnant mon avis sur des sujets d’actualités plus généraux en essayant de garder un angle d’attaque scientifique.

À mon sens, il est dommage que les auteurs ne discutent pas plus longtemps de cette citation de Tom Roud qui vaut, je crois, qu'on s'y arrête (disclaimer : j'ai participé avec Tom à créer le C@fé des sciences). Car qu'est-ce qu'un angle d'attaque scientifique ? Comment caractériser un billet sur les accidents d'avion vus à travers le filtre des probabilités, écrit par quelqu'un dont le domaine d'expertise tient plus de la physique et la biologie théorique ? Quelle est l'expression scientifique propre aux blogs dont parlent les auteurs dans ma première citation ? Où est passé le rapprochement entre sphère professionnelle et sphère scientifique qui avait tant plu à Olivier Le Deuff dans son billet ? J'avais eu il y a quelque temps une discussion mouvementée avec André Gunthert concernant la faculté des blogs de permettre une vision à 360° de l'univers du scientifique. La question reste ouverte, mais c'est assurément un sujet important. Je vois en particulier deux points dont il faudrait tenir compte : la valorisation de l'esprit scientifique au quotidien par le blog et la pluralité des formes de l'expertise.

Les auteurs concluent en sortant de leur chapeau la distinction entre intellectuel et chercheur. Pour eux, le chercheur doit se garder de tomber dans les travers démagogiques de l'intellectuel, et confondre un classement de popularité avec un classement d'autorité. Mais est-ce vraiment la seule alternative ? Non, les sociologues Éric Dagiral et Sylvain Parasie ont décliné une typologie qui inclut également le chercheur engagé (dont les engagements politiques et moraux s'inscrivent dans la continuité de ses recherches), le vulgarisateur et le promeneur (qui, à l'instar de Jean-Louis Fabiani sur son blog aujourd'hui disparu, "Le Piéton de Berlin", rend compte sur un mode subjectif assumé de son activité et du monde de la recherche). En quoi est-ce contradictoire avec l'impératif des outils de mesure des effets viraux des blogs, sur lesquels les auteurs semblent tout miser à la fin de leur article ? Je ne le vois pas…

Si G. Gallezot et O. Le Deuf échouent en partie à comprendre ce qui se trame autour de la science 2.0, c'est peut-être parce qu'ils restent le nez collé à leurs concepts de l'ancien monde, incapables de percevoir comment les blogs de science bousculent ces catégories qu'ils ne veulent pas lâcher.

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