La science, la cité

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Mot-clé : organisation de la recherche

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A l'assaut d'un paradoxe de la recherche française !

A l’ère de l‘open data, on ne peut que s’étonner de ne pas avoir de vision pluriannuelle des financements accordés par l’Agence nationale de la recherche (ANR) ; ou de ne pas savoir sur quels projets travaille tel chercheur et avec quels résultats, ou qui est spécialiste de tel sujet dans telle université… D’autant plus que les chercheurs se plaignent tout le temps de remplir trop de formulaires et de rendre sans cesse des comptes, qu’il s’agisse de soumettre un dossier à l’ANR, de déposer une publication dans l’archive ouverte HAL, de produire leur compte-rendu annuel d’activité ou de remplir le dossier d’évaluation HCERES de leur laboratoire. Voici donc le paradoxe (enfin, un des paradoxes…) de la recherche française : multiplication des saisies de données en entrée, et pauvreté des données publiques en sortie.

Dit autrement par l’Académie des sciences, cela donne (je souligne) : La facilité de diffusion par voie électronique de questionnaires construits de manière peu rationnelle par des personnes très éloignées des laboratoires et n’ayant pas une connaissance réelle de la vie des laboratoires amène les chercheurs à passer un temps de plus en plus grand à remplir de trop nombreux formulaires qui nourrissent des « cimetières à informations » dont la taille semble seulement limitée par celle des serveurs qui hébergent ces formulaires une fois remplis.

Partant de ce constat déplorable, j’ai passé un nombre incalculable d’heures avec ma collègue Elifsu à comprendre d’où venait le problème. Nous avons épluché un grand nombre de documents, rapports et articles ; testé de nombreux logiciels ; et interrogé une douzaine d’acteurs du monde de la recherche. Bref, nous avons pénétré pour vous dans les rouages de l’administration, du pilotage et de la valorisation de la recherche. On dit merci qui ?

Et non seulement nous pensons, modestement, avoir trouvé la réponse, mais en plus nous avons une bonne nouvelle : il existe quelques solutions simples à la déperdition d’information dans la recherche, que vous découvrirez dans notre livre blanc tout juste paru :-)

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Notre analyse devrait rassurer les chercheurs, qui souffrent à la fois du manque d’information sur les orientations de la recherche et de la difficulté à repérer les bons interlocuteurs sur tel ou tel sujet, et des lourdeurs administratives évoquées plus haut. Elle devrait également rassurer les administrateurs : il est possible de rendre l’administration de la recherche conviviale et directement utile, en retirant toutes les corvées (ou les tâches perçues comme telles). Elle devrait enfin rassurer les dirigeants : ce que nous décrivons n’est pas un idéal sorti de nos cerveaux mais des processus, des infrastructures déjà éprouvés en Grande-Bretagne et ailleurs… avec une analyse coûts-bénéfices qui ne laisse aucun doute quant à l’opportunité de rejoindre le mouvement !

Chercheurs, administrateurs, dirigeants de la recherche : la feuille de route est claire et la balle dans votre camp…

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Bruits de couloir à l'ANR avant l'annonce des résultats de l'AAP 2014

Alors que je m’amusais sur Twitter à égrener les jours jusqu’à l’annonce par l’ANR des projets financés dans le cadre de son giga-appel à projets générique 2014 (je sais que dans certains labos le suspense est palpable…), FX Coudert m’a interpellé :

Alors, dans le plus pur style d’Elifsu (j’ai été à bonne école), je me suis dit que c’était une question intéressante, et qu’on pouvait essayer de lui donner un début de réponse probant avec un petit sondage rapide. Bien relayé sur Twitter (merci pour tous vos retweets) et sur ce blog, le petit sondage est devenu grand et ce sont pas moins de 72 chercheurs qui ont répondu en moins de 1,5 jour !

Voici le résultat que vous attendez tous, sans autre valeur qu’indicative : sur 76 porteurs de projet ayant répondu à l’enquête (représentant 2,7 % des 2 804 projets en lice), 21 déclarent avoir connaissance “officieusement” de la décision de l’ANR les concernant.

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21 porteurs de projet sur 76, c’est 28 % soit plus d’un quart ! Et en extrapolant ce sondage à l’ensemble des porteurs de projet, ce sont pas moins de 785 chercheurs qui savent déjà ce qu’il en est. Les “bruits de couloir” n’apparaissent donc pas comme un phénomène isolé. Si les fuites sont inévitables sur des programmes de cette ampleur, avait-on pris la mesure du phénomène avant ?

Si le résultat est troublant, c’est certes parce qu’il prouve que la “période d’embargo” et le secret des délibérations sont enfreints en masse mais aussi et surtout parce qu’il donne à voir une stratification sociale de la science : ceux qui sont dans le secret des dieux vs. ceux qui ne le sont pas.

Je vous laisse discuter ces résultats en commentaire et notamment, pour ceux qui sont concernés, déterminer si les bruits de couloir portent surtout sur les projets acceptés ou les projets refusés.

P.S. Et bonne chance à tous les porteurs de projet !!

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Lecture printanière : "La science pour qui ?" sous la direction de Janine Guespin-Michel et Annick Jacq

Coordonné par deux chercheuses en biologie et microbiologie mais co-écrit avec cinq autres, ce petit livre paru fin 2013 s’inscrit dans la collection “Enjeux et débats” de l’association Espaces Marx et des Éditions du Croquant. Il synthétise des années de débat et d’analyse au sein d’Espaces Marx (en lien avec d’autres mobilisations) visant à replacer les difficultés de la recherche publique à la fois dans le cadre d’un capitalisme financiarisé en mal d’innovation et dans celui du déficit démocratique marquant les relations entre la science et la société (p. 13). On sent les auteurs passionnés par ces questions, convoquant tour à tour des travaux académiques de philosophie des sciences ou des ouvrages plus « grand public », le programme de certains partis politiques ou les conclusions d’un Conseil européen récent.

Les auteurs structurent leur ouvrage de façon thématique, avec quatre parties encadrées d’une introduction et d’une conclusion. Je vais essayer ici de rendre compte plutôt de la progression logique de leur argumentation.

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La première partie du livre s’attache à un état des lieux de la recherche française et occidentale. Revenant au tiraillement historique des sciences entre une autonomie nécessaire et une dépendance à l’égard des financeurs et des attentes de la société, ils traitent d’abord de cette question délicate de l’autonomie : la revendication du retour à l’autonomie imprègne une partie de la communauté scientifique (p. 20). Elle trouve des relais dans les mouvements de chercheurs comme “Sauvons la recherche”, qui s’opposent aux normes externes de rentabilité et d’efficacité imposées par le “nouveau management public” (p. 22). Mais comment faire abstraction de l’intrication très forte entre sciences et technique (à visée économique) ?

Les auteurs nous amènent alors à étudier les rapports entre sciences et technique. La technique, écrivent-ils, est consubstantielle à l’humanité en ce qu’elle est partout présente dans nos actes quotidiens, tout ce qu’on sait faire, ce qu’ont transfère à des outils, et le rapport qu’on établit avec eux (p. 23) — au-delà même des activités de production. Vers 1820, les grandes écoles d’ingénieurs ont développé le concept des sciences appliquées pour désigner les techniques mises en œuvre dans l’industrie naissante (p. 25). C’est là qu’est née l’idée de techniques de productions rationnelles — comme directement issues des sciences —, devenue un des thèmes centraux du libéralisme puis de l’esprit républicain. Aujourd’hui, le terme de « technologie », plus noble, a remplacé chez les élites celui de « technique », d’où sont exclues les sciences humaines et sociales. Et dans la guerre économique mondiale, la technologie est devenue la base de la compétitivité avec le mot-clé « innovation ».

Les auteurs s’attaquent alors à cette notion d’innovation, qui apparaît au sein du vocable « recherche et innovation » comme l’alpha et oméga des relations entre science et société. L’occasion de rappeler la stratégie de Lisbonne lancée en 2000 par le Conseil européen, pour faire de l’Europe la première « économie de la connaissance » du monde. De fait, l’innovation se retrouve placée au cœur de l’économie, et la recherche devient un maillon essentiel de la prospérité économique. Toute la recherche publique s’oriente alors dans le but de produire des innovations, la recherche fondamentale étant même réduite à des champs disciplinaires susceptibles de produire de l’innovation à très court terme, et la R&D privée reportée sur le public avec des dispositifs comme le Crédit d’impôt recherche (CIR). L’imprévisibilité et le hasard heureux (sérendipité), qui seuls peuvent déboucher sur du vraiment neuf, n’existent plus. Le champ libre est laissé à une économie de la promesse, basée sur la promesse de bienfaits sans précédent pour l’humanité, tellement spéculative qu’elle contribue à générer des bulles technologiques qui finissent forcément par éclater (p. 34). Alors qu’une innovation doit rencontrer un imaginaire social pour trouver son marché, les politiques d’innovation actuelles échouent à la fois à engager le consommateur pour définir des valeurs d’usage définies collectivement, et à trouver dans le citoyen un soutien acceptant les risques engendrés par les innovations.

C’est alors que les auteurs abordent la question des publics de la science (au sens de John Dewey) : comment peuvent-ils investir les questions posées par la science et ses effets qui les concernent ? (p. 50). Sur le plan de l’éducation, la culture technique reste une « culture du pauvre » distinguant les filières professionnelles et techniques des filières générales, alors même que toute culture générale devrait inclure une réflexion sur la technique. Les actions de culture scientifique, technique et industrielle (CSTI) vont dans ce sens mais elles restent notoirement insuffisantes (en quantité ou en qualité, les auteurs ne le précisent pas). Sur le plan de l’intervention citoyenne, le débat sur les choix scientifiques et techniques reste confisqué ou exclut les profanes, laissant dans la course les seules associations dont les membres, professionnellement ou socialement, sont très proches des producteurs de science et de technologies (p. 54). L’expert est valorisé voire sacralisé, quand bien même la spécialisation des formations scientifique et la césure entre sciences de la nature et sciences humaines revient à faire des scientifiques des êtres quasiment incultes dans tous les domaines dont ils ne sont pas spécialistes, des ingénieurs formatés, (…) ou des décideurs sans formation scientifique (p. 55).

Après cet état des lieux de la recherche scientifique, les auteurs reviennent sur les mobilisations et les luttes des quinze dernières années. Qui se souvient que l’European Research Council, destiné à soutenir la recherche fondamentale, fut un cadeau de l’Union européenne aux chercheurs en colère (p. 40) ? Que l’Unesco publia en 1998 une Déclaration mondiale sur l’enseignement supérieur pour le XXIe siècle, si humaniste et opposée à l’éthique néo-libérale (p. 106) ? Que le syndicat de l’enseignement supérieur SNESUP a participé en 1998 à la création de l’association Attac, puis en 2000-2011au lancement du Forum social mondial (avec le syndicat de la recherche SNCS) ? Les luttes décrites par les auteurs, dont les mouvements Sauvons la recherche (2004) et Sauvons l’université (2009), sont mues par l’idée que la recherche est un bien commun universel, qui ne peut être défendu que dans le cadre d’un service publics (p. 61). Malheureusement, elles n’ont pas toujours été couronnées de succès : les recommandations des états généraux de la recherche conclus à Grenoble en octobre 2004 ont été perverties par les équipes ministérielles successives en charge de la recherche (…) au bénéfice de la stratégie de Lisbonne (p. 64) et si les mesures portant atteinte à l’indépendance statutaire des enseignants-chercheurs ont été retirées, aucun des autres aspects de la loi Pécresse n’a été modifié. Quant aux Assises de l’enseignement supérieur et de la recherche organisées à l’automne 2012, des promesses ont été faites à la communauté scientifique dont il ne reste à peu près rien (p. 65).

Enfin, les auteurs énoncent un ensemble de propositions qui sont autant de pistes pour redéfinir l’entreprise scientifique. Admettant avec humilité que leur réflexion les a conduits à faire face à de nombreuses contradictions, tensions, difficultés (p. 16), et à défaut de pouvoir en donner des résolutions définitives, ils proposent des leviers pour avancer, dans un esprit de pluralisme et de diversité. Ainsi, ils recommandent d’abord de recontextualiser la recherche, les chercheurs se devant d’être impartiaux mais pas d’être neutres : à eux de tenir compte de tout le contexte d’actions, de valeurs, de représentations, d’expériences (p. 86) dans lesquels s’insère le phénomène qu’ils étudient — une notion empruntée au philosophe Hugh Lacey, mais aussi à la philosophie féministe des sciences. Ils décrivent également la recherche participative, tout en pointant ses limites. Ils proposent de redonner du sens à la notion de science comme bien commun (l’une des co-auteurs du livre, Danièle Bourcier, est responsable scientifique des licences Creative Commons pour la France). Ils défendent l’importance d’un débat citoyen pour définir les priorités de recherche (et pas seulement trancher les choix techniques), qu’ils ne veulent pas confier aux seuls scientifiques. Ils invitent les travailleurs scientifiques et les citoyens à se rencontrer pour inventer une démocratie scientifique, et convoquent les militants des mouvements sociaux et des partis de gauche pour qu’ils s’emparent des questions scientifiques au lieu de les déléguer aux seuls scientifiques — et, ce faisant, aux détenteurs du capital (p. 103).

Le cri central de l’ouvrage est un appel à la vigilance citoyenne pour résister contre les risques et les dérives de la technoscience, et pour le développement de recherches “libres” (p. 49). Mais tout en se revendiquant de gauche, les auteurs n’hésitent pas à égratigner le gouvernement actuel et sa ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche, Geneviève Fioraso, quand elle soutient l’Opération d’intérêt national (OIN) du plateau de Saclay lancée par la droite ou qu’elle poursuit avec la loi Fioraso la même vision du rôle de la recherche que dans la loi Pécresse.

Ce travail synthétique donne des armes pour comprendre la politique contemporaine de la recherche. Bien qu’émaillé d’exemples concrets, ses formules définitives manquent parfois d’illustrations concrètes. Par exemple, quand les auteurs regrettent la réduction des champs disciplinaires à ceux qui paraissent susceptibles de produire de l’innovation à très court terme (p. 31) : comment expliquer alors que l’Inra s’éloigne de la recherche appliquée à l’agriculture pour aller vers une recherche d’apparence plus fondamentale en génomique, biologie des systèmes etc. ? Ceci s’explique par le mouvement concomitant de mondialisation de la recherche qui nécessité de publier dans des revues à fort facteur d’impact.

Les auteurs concluent leur propos en regrettant que la science [soit] détournée au seul service de la rentabilité d’un capital concentré aux mains d’une oligarchie financière de plus en plus réduite et puissante (p. 121). Ce langage connoté politiquement ne doit pas éloigner le lecteur curieux des transformations actuelles de la recherche, qui trouvera dans cet ouvrage un vade-mecum utile à la réflexion et l’action.

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Pourquoi Paris 7 recrute un prix Nobel

La nouvelle est tombée avec quelque fracas : l'université Paris-Diderot vient de recruter comme professeur le cosmologiste George Smoot. Et alors, me direz-vous ? Elle a recruté 14 professeurs en 2009 et le laboratoire Astroparticule et cosmologie qui l'accueille compte rien de moins que 180 personnes. Non, la grosse nouvelle, c'est que George Smoot a obtenu en 2006, avec John C. Mather, le prix Nobel de physique pour ses travaux sur le fond diffus cosmologique. Et ça, c'est pas n'importe quoi. Après la surprise, voire l'émotion, vient l'étonnement : que diable vient faire George Smoot à Paris ? Lui-même s'explique dans une vidéo qu'il a bien voulu enregistrer pour nous et que l'université a bien voulu sous-titrer. En bref, il est déjà venu à Paris (Collège de France) pendant quelques semaines en 2002 et avait noué de bonnes relations avec les membres du laboratoire APC. Il est revenu en 2008 grâce à une chaire Blaise Pascal et entérine sa collaboration avec Paris 7 par ce recrutement.

Mais ce qui m'intéresse, ce sont les raisons pour lesquelles cette université, en vertu des pouvoirs qui lui sont conférés par la loi sur l'autonomie des universités, a voulu ce recrutement. Quelques hypothèses :

  • d'après Sylvestre Huet, avec un prix Nobel dans ses rangs, Paris 7 va faire un bond dans le classement de Shangaï : le nombre de prix Nobel dans le corps professoral de l'institution compte en effet pour 20 % de sa note finale, et celle qui patine aujourd'hui entre les 101e et 151 rangs pourrait remonter dans le top 100 mondial. Sauf que le classement de Shanghaï crédite l'institution à laquelle le chercheur était affilié au moment où il reçoit son prix, et pas celle(s) qu'il a rejoint ensuite[1] !
  • un prix Nobel va pouvoir mener une recherche d'excellence (selon l'expression consacrée). Les travaux d'Yves Gingras et son équipe québecoise de bibliométrie ont effectivement montré qu'après 50 ans (Smoot a 65 ans), les chercheurs ont une baisse de productivité et donc diluent moins leurs articles à fort impact, qui restent en nombre à peu près constant — augmentant ainsi la visibilité et l'excellence nette de leur institution ;
  • en digne prix Nobel, George Smoot possède un excellent réseau constitué de personnes-clés et mène de nombreuses activités qui font vivre ce réseau (comme l'écrit S. Huet avec un soupçon d'ironie : il avait un avion pour le Japon et dirige un centre en Corée). Ne doutons pas qu'il saura développer de nombreux partenariats au sein de Paris 7 ;
  • enfin, comme je l'écrivais dans un billet précédent, les prix Nobel ne sont pas que des experts de leur domaine et possèdent souvent une "expertise projetée" qui consiste à appliquer à un domaine l'expertise acquise dans un autre et leur permet de parler à chacun, d'évaluer différentes options, de faire les choix qui se révéleront finalement les plus pertinents — bref, d'être l'huile qui va faire mieux tourner les rouages de la science. Dans le cas du laboratoire APC, cela augure d'une dynamique positive et d'un bon développement pour les années à venir.

Cette dernière hypothèse semble la plus fondée puisque le communiqué de presse de l'université (via Sylvestre Huet) explique que G. Smoot ambitionne (…) de créer un centre de cosmologie, comme celui qu’il a su développer à l’Université de Berkeley, lequel permettrait de renforcer la cohérence des laboratoires parisiens en même temps que George Smoot travaillera en interaction avec les différentes équipes de ce laboratoire et orientera ses travaux vers les développements des futures missions spatiales en cosmologie. Finalement, même si les bénéfices seront indirects et longs à venir, je ne pense pas comme Tom Roud que George Smoot prend la place d'un jeune chercheur. Ce qu'il va faire à Paris, sans doute nul autre n'aurait été à même de le faire, et cela bénéficiera en retour à la communauté avec encore plus de postes et de crédits ! Où l'on voit également que les insinuations rapides sur la classement de Shanghaï son mal fondées (ou alors l'université Paris-Diderot a bien mal calculé son coup)…

Notes

[1] Comme le précise la note méthodologique : Award = the total number of the staff of an institution winning Nobel Prizes in Physics, Chemistry, Medicine and Economics and Fields Medal in Mathematics. Staff is defined as those who work at an institution at the time of winning the prize

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Pourquoi il faut bien payer les mauvais chercheurs…

Comme tout le monde, je me pose des questions sur l'organisation idéale du système de recherche, et je me convaincs de plus en plus de la nécessité d'avoir un système qui donne toute sa place à la diversité — ni un système qui n'aurait que des université d'élite, ni un système qui n'aurait qu'un mode de financement… Et puis voilà que je retombe sur un billet d'éconoclaste, qui se penche à sa façon (d'économiste) sur le problème. Le billet date de 2004 et n'a jamais été commenté, je le republie donc ici pour l'occasion, en profitant de la licence Creative Commons sous laquelle ils rendent leur contenu disponible.

Supposons qu'il existe deux façons de faire de la science :

  • observer d'abord les faits, puis construire une théorie qui permette de les expliquer;
  • construire une théorie d'abord; puis vérifier si les faits la contredisent ou non.

Chacune de ces deux méthodes a ses qualités et ses défauts. La première permet d'éliminer beaucoup d'impasses avant de se lancer dans la théorie; mais elle fait courir le risque de l'élaboration de mauvaises théories ad hoc. La science sera donc composée d'un ensemble de bonnes et de mauvaises théories sans qu'il soit possible de les différencier. La seconde ne permet pas de construire des théories ad hoc; mais les scientifiques qui s'y livrent risquent de passer énormément de temps à élaborer des théories qui au final s'avéreront inutiles et non fondées. Elle génère donc un gaspillage des talents des scientifiques qui vont passer beaucoup de temps dans des impasses. Globalement pourtant, le monde scientifique a toujours eu tendance à privilégier la seconde façon de procéder par rapport à la première. Pour quelle raison?

Considérons maintenant le fait que l'activité scientifique, comme tous les métiers, va attirer d'un côté de bons scientifiques qui vont grâce à leur talent faire des découvertes nombreuses; et des scientifiques peu talentueux qui ne trouveront rien. Mais a priori il n'est pas possible de deviner à l'avance qui sera un bon et qui sera un mauvais scientifique. On peut supposer dans le même temps que les scientifiques ont plus de connaissances sur leur propre talent que les gens extérieurs. Ce qui crée un traditionnel problème économique de relation principal-agent : les gens voudraient savoir quels scientifiques sont bons, pour déterminer ceux dont les théories sont dignes de confiance. Les mauvais scientifiques sont eux incités à se faire passer pour meilleurs qu'ils ne seront.

Pour représenter ce problème imaginons un pays dans lequel le ministre de la recherche dispose de tous les pouvoirs pour obtenir le plus de recherche de qualité possible dans le pays. Il va avoir deux objectifs :

  • trouver un système de rémunération incitatif qui poussera les gens talentueux à se diriger vers la recherche de bonne qualité
  • déterminer quels chercheurs parmi ceux qui existent produisent de bonnes théories. Ces théories pourront être alors utilisées en pleine confiance.

Notre ministre doit-il privilégier la recherche dans laquelle on observe d'abord, ou celle dans laquelle on théorise d'abord? Dans les deux cas, il y aura des gaspillages. Dans le premier, il se trouvera avec tout un tas de théories contradictoires sans savoir lesquelles sont bonnes. Dans le second, il se trouvera avec uniquement des bonnes théories, mais l'essentiel des chercheurs sera payé pour des recherches totalement infructueuses.

Voici une solution qui s'offre à lui : créer deux instituts de recherche. Dans l'un d'entre eux (appelé Centre National de l'Observation, ou CNO) les chercheurs observent d'abord les faits puis construisent des théories; dans l'autre (le Centre National de la Théorie, ou CNT) les chercheurs ont l'obligation de produire d'abord des théories puis de les tester. La rémunération des chercheurs dans les différents instituts se fait de la façon suivante :

  • dans le CNO, tous les chercheurs touchent 50 000 euros par an;
  • dans le CNT, les chercheurs qui élaborent une théorie vérifiée ensuite par les faits touchent 100 000 euros par an; les chercheurs qui élaborent une théorie ensuite invalidée par les faits touchent 20 000 euros par an.

Ce système a plusieurs avantages. Premièrement, il répond à l'objectif incitatif. Un mauvais chercheur sera incité à aller vers le CNO pour maximiser sa rémunération, car au CNT il se trouvera souvent dans la basse tranche de revenu; un bon chercheur ira plutôt vers le CNT car il sait qu'il peut y espérer une rémunération supérieure, même si la contrepartie est une prise de risque (mais s'il est bon, il a confiance dans ses capacités : n'oublions pas que le but du système est de révéler ce que les chercheurs savent sur leurs propres talents). En moyenne cependant un bon chercheur est mieux payé qu'un mauvais. Deuxièmement, quand notre ministre de la recherche veut trouver une bonne analyse scientifique pour résoudre un problème précis, il sait qu'il peut faire confiance aux chercheurs les mieux payés du CNT. Il dispose donc d'un outil de détermination des bonnes théories et des bons savants.

Maintenant, nous pouvons observer que ce système est assez étrange. Première étrangeté : les bons chercheurs sont incités à perdre leur temps à faire d'abord des théories, plutôt que de s'aider d'observations initiales. Mais si l'on autorisait les bons chercheurs à observer avant de théoriser, leurs carrières deviendraient moins risquées; et les mauvais chercheurs pourraient commencer à infiltrer leurs rangs.

Seconde étrangeté : les mauvais chercheurs sont bien payés, mieux même que les bons chercheurs malchanceux; c'est nécessaire, là aussi, pour éviter qu'ils ne soient tentés d'aller infiltrer les rangs des bons chercheurs. Mais dans ce système, on va payer des chercheurs inutiles, pour produire des travaux qu'on n'utilisera jamais en pleine connaissance de cause. Une caractéristique importante qui en découle est que la recherche se doit impérativement, dans ce système, d'être massivement financée par l'Etat. Une entreprise privée n'accepterait jamais de financer un centre de recherche parfaitement inutile pour que les autres centres de recherche (ceux de ses concurrents par exemple) ne soient pas envahis de mauvais chercheurs. Seul l'Etat peut financer des recherches inutiles et sans valeur pour la collectivité, mais dont l'existence génère une externalité positive, qui est d'éviter que les mauvais chercheurs ne se fassent passer pour des bons (bien entendu l'Etat n'est pas obligé de se spécialiser dans la recherche inutile : l'essentiel est qu'il entretienne au moins un centre de recherche inutile). Ce modèle est-il réaliste? Il contient beaucoup de différences avec le monde réel . La rémunération financière n'est pas la seule motivation des chercheurs (il faudrait prendre en compte le fait qu'une partie de la rémunération est obtenue sous forme de prestige : comment offrir du prestige aux mauvais chercheurs? Y aurait-il là une explication à l'existence des médailles et breloques décernées par le gouvernement?). Les écarts de revenus entre chercheurs sont également dûs en bonne partie à des aspects statutaires.

Cependant, ce modèle contient quelques faits que l'on retrouve dans le monde réel de la recherche : l'existence d'une hiérarchie implicite entre centres de recherche, avec des centres de haut niveau mais très compétitifs, et des centres moins cotés dans lesquels peu ou prou, tout le monde touche la même chose; une autre implication de cette théorie est qu'il y aura une quantité non négligeable de scientifiques plutôt bien payés pour produire des recherches totalement dépourvues d'intérêt. On lèvera un voile pudique sur le réalisme de cette conclusion.

(modèle dû à Steven Landsburg)

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