Le féminisme n’’est pas que pour les femmes !

Être féministe, qu’’est-ce que ça veut dire au juste ? On peut répondre que c’’est reconnaître l’’injustice de la condition féminine et la combattre. Cas classique, ceux qui se battent contre l’’inégalité ou les pressions sociales dirigées contre les femmes. Si l’’on s’’y attarde, on s’’aperçoit que ce discours est plus profond : même si les inégalités entre les sexes semblent naturelles et peuvent être prétendument expliquées par des références scientifiques (souvenons-nous des métaphores sur la reproduction humaine), les féministes insistent sur leur côté construit et donc modifiable. Ainsi, l’’être humain a le pouvoir d’aller contre les perceptions courantes de soi et de la société.

Une version féministe de la science ne devrait pas seulement chercher à défendre la place de la femme. Ce n’’est pas non plus une science qui ferait appel à des qualités considérées comme féminines (préférence donnée aux comportements complexes de coopération et d’interaction par rapport aux attitudes individualistes et dirigistes), car féministe n’’est pas synonyme de féminin.

Une science féministe, c’’est une science faite en féministe donc en refusant l’’idée d’’une limite des potentialités humaines. Celui ou celle qui s’’en réclame doit rester fidèle à ses valeurs et sa culture propres et, tout en s’’inscrivant dans le champ scientifique, rendra également des comptes à la communauté sociale et politique à laquelle il ou elle appartient. Un beau programme, s’’il en est.

La science moderne et ses alternatives

Mais si on accepte une science féministe, en sommes-nous conduits à accepter une science créationniste ou une science communiste ? Voilà qui irait contre l’’idée de science une et indivisible. Même si la pratique de la recherche scientifique est plurielle et que les disciplines qui la composent entrent parfois en conflit. Et elle est entourée d’’une démarcation qui nous fait bien sentir où commence la science (entre la psychologie et l’’économie) et où elle s’’arrête (avec les Bogdanov).

Pourtant, la science moderne telle qu’’on la connaît aujourd’hui aurait pu être différente. On voit bien comment le développement de la science moderne en Occident a été fortement marqué par les riches gentlemen des Lumières, dirigés contre la sagesse populaire des femmes et des « sorcières » (1). On sait aussi qu’il suit globalement une même direction — celle d’’une plus grande maîtrise de l’’environnement conduisant à une meilleure efficacité de la production (je ne parle pas de « progrès » car cette notion a trop de connotations).

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Panthéon –: la Patrie, entre la Liberté et l’’Histoire, distribue des couronnes aux grands hommes

Du coup, certains philosophes des sciences ont proposé de regarder la science moderne comme quelque chose qui aurait pu ne pas arriver. Ils envisagent alors d’’autres versions de la science, dont la science féministe. Petit tour d’’horizon…

La première alternative est dite néo-marxiste. Au XIXe siècle, les philosophes allemands Engels et Marx défendaient une certaine vision de l’’histoire et de l’’économie, qui a été étendue depuis à d’’autres disciplines. Trois idées marquent la vision néo-marxiste de la science. Ce ne sont pas ses mauvais usages mais la nature même de la science bourgeoise qui explique l’’emprise croissante de la technologie (modification génétique de l’homme, contrôle de la matière à l’’échelle manométrique, remplacement de l’’homme par la machine etc.). Dans sa volonté de tout expliquer en décomposant mécaniquement des systèmes complexes (réductionnisme), la science bourgeoise serait néfaste. Une autre science néo-marxiste et plus émancipatrice est possible, et elle nous rapprochera de la vérité. Selon certains philosophes, cette science dépasserait la séparation entre sujet et objet, entre le rationnel et l’’émotionnel…

Faisant la jonction entre l’’avant et l’’après mai 1968, le philosophe français Michel Foucault s’’est intéressé aux pratiques de discours qui font exister un objet. Selon lui, la scientificité (2) n’’est qu’’une étape du discours, qui advient lorsque les normes de vérification et de cohérence sont fixées par un ensemble de critères formels. Ces critères dépendent du contexte historique et sont fondamentalement idéologiques. Foucault note également que la connaissance est nécessaire au pouvoir (qu’’il nomme « bio-pouvoir »(3)) et que celui-ci pousse à la normalisation totale de nos vies. On peut alors imaginer une science qui s’’oppose ou résiste à l’’absorption par le pouvoir, s’’étendant à partir de foyers alternatifs —— ce dont Foucault lui-même semble douter, y voyant encore et toujours la main du pouvoir !

La voix des femmes

Pour Evelyn Fox Keller, la généticienne devenue philosophe féministe dans les années 1970, nos conceptions de ce qui fait la connaissance scientifique sont biaisées par l’’expérience infantile de l’’objectivité. Celle-ci est elle-même marquée par des normes et structures sociales : depuis la Grèce antique, la vérité est assimilée à une vertu proche de l’amour (« phile ») ; puis elle deviendra « eros » par la force des choses ; ainsi, la recherche de la vérité « s’’érotisera » avec le développement d’’une vision où l’’homme triomphe de la nature en la courtisant, allant jusqu’à la violer s’il faut.

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Ernest Barrias, « La Nature se dévoilant devant la Science », 1899 au Musée d’Orsay

Avec cette prépondérance de l’’idée de contrôle, les explications mécanistes et réductionnistes sont privilégiées au détriment des modèles d’’auto-organisation et de forte interaction. L’’éducation des jeunes garçons favorise une autonomie statique (qui se construit en dominant les autres, et en détachant le sujet de l’’objet) que l’on retrouve ensuite en science. Cependant, une autre objectivité plus proche de l’’éducation féminine, fondée sur l’’autonomie dynamique (qui admet le lien aux autres et notre connexion avec le monde), est possible.

Enfin, la philosophe de la biologie Donna Haraway s’’est penchée en 1989 (4) sur la primatologie, discipline dont les principes méthodologiques sont constamment révisés sur le terrain. Elle montre que, au-delà des mœurs et de l’’organisation sociale des grands singes, les primatologues étudient des systèmes représentés par des métaphores qui peuvent changer au cours du temps. Ainsi, à la métaphore de la « division du travail » a succédé celle de la « circulation de l’’information », etc. Pour Donna Haraway, l’’éthologie et l’’étude des animaux n’’ont jamais porté sur les animaux eux-mêmes, mais sur des systèmes que les animaux ont servi à incarner (typiquement, les sociétés mâles dominantes). Plutôt que de réclamer sans cesse une objectivité transcendante, Haraway nous encourage à reconnaître que toute connaissance est locale, médiée, située et partielle.

Comment crée-t-on une science féministe ?

Ainsi, la science féministe n’’est qu’’une des multiples façons de remettre à plat une définition de la pratique scientifique que l’’on pensait acquise. La science féministe n’’est pas révolutionnaire : elle prolonge essentiellement les modes de raisonnement et de justification existants. Les théories qu’’elle produit peuvent être comparées avec d’’autres théories scientifiques alternatives. Ouf, pas de créationnisme ou de science communiste en vue ! Une fois ce préalable posé, la philosophe Helen Longino donne sa recette pour créer une science féministe en seulement deux étapes :

  • abandonner l’’idée que c’’est en faisant parler les données qu’’on crée un savoir absolu, et donc ne plus rester passif face aux données
  • domaine par domaine, regarder quelles hypothèses fondamentales sont tenues latentes et leur influence sur le processus de recherche. Pour cela, il est bon de connaître l’’histoire du domaine

Présentée ainsi, la science féministe fait moins peur et emprunte beaucoup de traits aux exigences de réflexivité présentes dans certaines méthodes scientifiques. Et pourtant, elles sont loin d’être majoritaires ! Dans « Science as Social Knowledge », l’’auteure prend l’’exemple des recherches cognitives sur les différences liées au sexe ainsi que les recherches paléo-anthropologiques sur les sociétés préhistoriques. Quand les chercheurs essayent de comprendre comment l’’évolution des sociétés préhistoriques a été marquée par le changement de comportement d’’un groupe en particulier, ils font entrer en ligne de compte tout un tas de « valeurs » masculines comme hypothèses de base. Entre la théorie de l’’homme-chasseur (développant des outils en pierre utiles à la chasse) et celle plus récente de la femme-cueilleuse (développant des outils organiques —— branchages… —— qui ne se sont pas conservés), il n’’y a pas de désaccord sur les données de fouille, seulement sur leur interprétation.

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L’’ouvrage de Longino a été écrit en 1990. Vingt ans après, il semble que certaines de ces valeurs masculines ont été effectivement battues en brèche en science, y compris par la présence accrue de femmes chercheuses ! Cependant, il ne faudrait pas en conclure que nous sommes entrés dans l’’ère de la science féministe. Pour Manuela de Barros, philosophe et théoricienne de l’’art à l’université Paris 8, « il en va de la science féministe comme du féminisme en général : une idée difficile à rendre opératoire dans les comportements et les compréhensions profondes », notamment parce qu’’elle s’oppose à « un système qui a peu d’’intérêt à changer ses prémices puisqu’’elles profitent à ceux qui les ont créées ». Cette « note de bas de page » de l’’histoire des sciences mérite à mon sens de rester vive dans les esprits, j’’espère que ce billet y contribuera !

Je remercie Manuela de Barros pour sa relecture et ses commentaires.

Notes :

(1) Au passage, on ne dira jamais assez combien l’’expression « remède de bonne femme » est méprisante !

(2) On appelle « scientificité » le caractère de ce qui est scientifique, c’’est-à-dire la qualité des pratiques et des théories qui cherchent à établir des régularités reproductibles, mesurables et réfutables dans les phénomènes par le moyen de la mesure expérimentale, et à en fournir une représentation explicite (définition Wikipédia).

(3) La volonté de savoir, Gallimard, 1976 (Tome I de l’’Histoire de la sexualité) ; Il faut défendre la société, Cours au Collège de France, 1975-76, Hautes études, Gallimard/Seuil.

(4) Primate Visions : Gender, Race, and Nature in the World of Modern Science. Routledge : New York and London, 1989.

Pour aller plus loin :

» Illustrations CC Flickr : wallygBierDoctorPierre Pouliquin

» Cet article a été publié initialement sur le Pris(m)e de tête.