La science, la cité

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Petite histoire des blogs de science en français

Il y a quelques mois, un chercheur en histoire culturelle m’a contacté suite au colloque “Histoire de la culture scientifique en France : institutions et acteurs” organisé à Dijon en février. Dans le cadre de l’édition des actes, il souhaitait élargir le périmètre des thèmes traités et m’a demandé de faire un article de synthèse sur l’histoire des blogs de science. J’ai longtemps hésité avant d’accepter, et j’ai profité de l’été pour retourner dans mes archives personnelles et fouiller ma mémoire afin d’écrire ce chapitre. Le voici en version auteur : j’en suis assez fier. N’hésitez pas à laisser un commentaire pour signaler une erreur ou combler un manque.

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Les experts sont-ils formels ?

J'ai écrit avec quelques camarades du groupe Traces un livre collectif intitulé Les scientifiques jouent-ils aux dés ?, à paraître aux éditions du Cavalier Bleu dans la collection "Idées reçues Grand angle". Son principe : analyser nombre d’idées reçues sur la science et sur ceux qui la font, en mobilisant les travaux de l'histoire, sociologie et philosophie des sciences. L'ouvrage a été dirigé par Bastien Lelu et Richard-Emmanuel Eastes, et préfacé par Dominique Pestre. Mélodie a déjà publié son texte sur la vulgarisation, voici le mien sur l'expertise (version de l'auteur, différente de la version finalement publiée).

L'expertise, qu'est-ce c'est ?

L'expert, c'est d'abord le spécialiste, comme les héros de cette série télévisée qui se livrent à des reconstitutions de scènes de crime ou à l'identification d'empreintes ADN. Équipés de leurs outils, armés de connaissances bien maîtrisées, ils sont capables de donner du sens à des éléments d'information épars et incomplets. Une flaque de sang, un lambeau de tissu sous un ongle… Leur théâtre d'action est surtout mécanique, parfois aseptisé, offrant des conditions de travail très proches de celles du laboratoire et permettant de mettre naturellement en application un savoir scientifique et technique.

Mais il y a une autre figure de l'expert. Dans la presse, face à un tribunal ou lors d'une audition parlementaire, l'expert est un spécialiste qui doit sortir de son champ d'action contrôlé et mettre son savoir en situation. Il n'est plus simplement chargé d'objectiver ou de quantifier, et on lui demande de préciser d'où il parle, de fournir des arguments avec un degré de confiance qui peut être inférieur à 100% et d'avancer des recommandations. Ce qui compte alors, c'est non seulement la science froide et solide, mais aussi les théories en émergence, la culture des communautés scientifiques, leurs présupposés. On raconte ainsi que quand Al Gore était vice-président des États-Unis, il demandait à chaque expert qu'il auditionnait : "Quelles sont vos hypothèses ?" Car il savait bien que chaque théorie ou explication avancée par la science repose sur des hypothèses, et que la conclusion ne vaut rien si on ne sait pas quelles sont ces hypothèses de départ ou implicites du raisonnement. Quand un biologiste explique qu'un maïs OGM est équivalent en substance au même maïs non OGM, c'est que pour lui la transgenèse découle des techniques précédentes de sélection variétale et ne constitue pas une rupture conceptuelle ou technique.

Lorsque la parole de l'expert devient publique et sert de passerelle entre science et décision, c'est de sa responsabilité de rendre cet échaufaudage intellectuel visible, et de celle des autorités de mettre en œuvre une expertise contradictoire qui confronte les points de vue et ose faire ressortir les divergences. En ce qui concerne les OGM par exemple, il a été montré que les généticiens n'ont globalement pas les mêmes positions que les écologues ou les agronomes. Et surtout, ils ne basent pas leurs positions sur les mêmes arguments et considérations, ce qui force à prendre de la distance ou au moins à remettre en perspective l'éclairage des experts.

Sinon, les conséquences peuvent être graves. L'expert ne se contente pas de donner un avis mais conduit à ériger des normes, les hiérarchiser, et contribue ainsi à énoncer de nouvelles règles de comportement qui structurent le monde où nous vivons — qu'il s'agisse d'autoriser des aliments nouveaux, d'encadrer les nouvelles pratiques de procréation médicalement assistée ou de réguler le commerce international.

Faut-il avoir confiance dans l'expertise ?

L'expertise scientifique sert souvent à éclairer l'action politique. Qu'elle soit le fait d'un corps constitué, comme l'Académie des sciences dont c'est l'une des missions, ou d'individus volontaires, elle permet de mettre les savoirs techniques au service de la société. Cependant, il arrive aux décideurs de faire appel aux experts pour recouvrir leurs décisions d'un vernis d'objectivité (au lieu d'assumer les valeurs qui les justifient) ou se dédouaner de leur responsabilité en cas d'impopularité ou d'échec. Les chercheurs continuent cependant à se porter caution parce qu'ils y trouvent leur intérêt, justifiant ainsi les investissements consacrés à la recherche scientifique et se prévalant du rôle de "conseiller du prince" considéré comme privilégié. Ce petit jeu peut être risqué : en entretenant leur "privilège d'extra-territorialité politique" (comme l'appelle Jean-Marc Lévy-Leblond), les chercheurs veulent échapper à la juste règle commune et peuvent se retrouver pris au piège entre une fausse autonomie et un effilochement des alliances avec le corps social. C'est-à-dire qu'à vouloir imposer à tous leur rève d'un savoir objectif et positif, à la fois utile pour eux et l'humanité entière, ils se retrouvent vidés du sens premier de leur mission et du soutien collectif.

C'est une des raisons pour lesquelles les institutions ou laboratoires de recherche ne doivent pas perdre de vue l'environnement dans lequel elles avancent et ce qui leur permet de tenir une position d'expertise indépendante et impartiale. Jusqu'à l'émergence du débat public sur les OGM, l'Institut national de la recherche agronomique (Inra) se positionnait comme un fer de lance de l'innovation variétale, obtenant de nouvelles variétés destinées aux agriculteurs français, y compris transgéniques. Il s'apprêtait vers 1995-1996 à mettre sur le marché un colza génétiquement modifié, tolérant à un herbicide, co-développé avec des sociétés semencières privées. Mais la direction de l'Inra fit volte-face en 1997-1998, pour ne pas perdre sa légitimité à intervenir ensuite comme expert dans l'espace public. Cette barrière que l'Inra décida de ne pas franchir n'est pas toujours identifiable facilement. Les experts d'un domaine se retrouvent parfois à conseiller des entreprises privées et à siéger dans des comités d'homologation, sans y voir forcément de conflit d'intérêt… et en profitant même de ces diverses activités pour enrichir leur expertise !

C'est pourquoi on fonde de plus en plus la légitimité de l'expertise non plus sur la légitimité de la science mais sur des procédures contrôlables. Ces procédures ont déjà été évoquées : expertise collective et non individuelle, contradictoire plutôt qu'appuyée sur les seules positions qui font consensus, mentionnant les avis minoritaires, transparente et indépendante. Au lieu de contenir l'incertitude et de chercher à la réduire, il s'agit de la cerner et la rendre visible. Et tenter de cadrer le moins possible les experts : si le Comité permanent amiante (1982-1995) n'a pas permis de faire émerger le risque de ce matériau pour la santé publique et d'en interdire l'usage, c'est parce qu'il était pris dans un dispositif qui lui laissait comme seule possibilité d'intervention le contrôle de l'exposition professionnelle.

Les nouvelles tendances de l'expertise

L'expertise scientifique a longtemps été le fait de chercheurs engagés. Mais depuis la fin des années 1970, on assiste à une transformation des mobilisations des chercheurs, qui ne se reconnaissent plus dans l'image du communiste Frédéric Joliot-Curie ou du "chercheur responsable" qui politise son champ de compétence. À la place, on voit émerger la figure du "lanceur d'alerte" sanitaire ou environnementale, plus rare, individuel et moins directement en porte-à-faux avec l'institution. Les collectifs de chercheurs engagés, porteurs d'une contre-expertise comme dans les domaines du nucléaire ou de la santé, ont quasiment disparu au profit des organisations de la société civile (associations de malades, de solidarité, écologistes…). Ce mouvement est à la croisée de quatre tendances complémentaires, amenées à se développer :

  • face à des enjeux de plus en plus globaux et complexes (comme le climat ou la biodiversité), l’expertise scientifique participe souvent davantage à l’extension de la controverse et à la polarisation des débats qu’elle ne permet d’en sortir ; plutôt que d'attendre la preuve scientifique formelle, on en vient à privilégier une attitude comme celle du principe de précaution, qui fait valoir que l’absence de preuves ne saurait empêcher l’adoption de mesures destinées à prévenir un dommage. La trajectoire entre le laboratoire et l'expertise devient moins linéaire, remplacée par un processus d'apprentissage collectif au fur et à mesure que les certitudes évoluent ;
  • le corps social dans son ensemble profite de cette recherche en plein air. Au moment même où le niveau de scolarisation progresse, le credo du progrès est mis à distance et l'État décline, les frontières entre professionnels des institutions scientifiques et autres acteurs (usagers, malades, publics, praticiens, militants…) ne peuvent que devenir poreuses, impulsant une société de la connaissance disséminée :
  • les savoirs et engagements profanes sont reconnus pour leur légitimité et leur utilité, venant compléter les savoirs scientifiques experts. Cette combinaison a fait ses preuves dans de nombreux cas, des bergers anglais dont l'expérience locale peut être plus opératoire que des savoirs scientifiques plaqués abruptement aux malades du sida intervenant dans la conception de nouveaux essais thérapeutiques ;
  • les citoyens et groupes concernés s'impliquent de plus en plus dans les décisions, approfondissant ainsi la démocratie délégative par une démocratie dialogique avec une multiplication des espaces de débats et de choix (démocratie technique participative, conférences de citoyens…).

Bibliographie :

  • Jacqueline Janine Barbot (2002), Les Malades en mouvements : la médecine et la science à l’épreuve du sida, Paris : Balland
  • Christophe Bonneuil (2005), "Les transformations des rapports entre sciences et société en France depuis la Seconde Guerre mondiale : un essai de synthèse", in Joëlle Le Marec et Igor Babou (dir.), Actes du colloque Sciences, Médias et Société, École normale supérieure Lettres et sciences humaines, Lyon 15-17 juin 2004, p. 15-40
  • Christophe Bonneuil (2006), "Cultures épistémiques et engagement des chercheurs dans la controverse OGM", Natures Sciences Sociétés, vol. 14, pp. 257-268
  • Christophe Bonneuil et Frédéric Thomas (2008), "L'Inra dans les transformations des régimes de production des savoirs en génétique végétale", in Christophe Bonneuil, Gilles Denis et Jean-Luc Mayaud (dir.), Sciences, chercheurs et agriculture, Paris : L'Harmattan/Éditions Quæ, pp. 113-135
  • Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe (2001), Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Paris : Seuil
  • Emmanuel Henry, "Militer pour le statu quo. Le Comité permanent amiante ou l'imposition réussie d'un consensus", Politix, n° 70, pp. 29-50
  • Pierre-Benoît Joly (1999), "Besoin d'expertise et quête d'une légitimité nouvelle : quelles procédures pour réguler l'expertise scientifique ?", Revue française des affaires sociales, vol. 53, pp. 45-53
  • Jean-Marc Lévy-Leblond (1996), La Pierre de touche, Paris : Gallimard Folio essais
  • Naomi Oreskes (2004), "Science and public policy: what's proof got to do with it?", Environmental Science & Policy, vol. 7, pp. 369-383
  • Philippe Roqueplo (1996), Entre savoir et décision, l'expertise scientifique, Paris : INRA Éditions
  • Alexis Roy (2002), Les experts face au risque: le cas des plantes transgéniques, Paris : Presses universitaires de France
  • Brian Wynne (1992), "Misunderstood misunderstanding: Social identities and public uptake of science", Public Understanding of Science, vol. 1, pp. 281-304

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La vie secrète des objets de laboratoire

On les connaît tous : éprouvette, mouche drosophile, souris "inbred", microscope, plante modèle Arabidopsis thaliana, lignées cellulaires, PCR, lames de verre, Lena… ces objets qui font le laboratoire sont véritablement les stars de la recherche. Mais tous n'ont pas le même statut : certains sont des objets techniques, qui créent les conditions expérimentales nécessaires à l'étude des objets épistémiques, ceux dont on ne sait pas tout[1]. Et la limite entre les deux est mouvante : l'éprouvette était un simple objet technique, une boîte noire sans problème, jusqu'au jour où l'on s'est rendu compte qu'elle peut contaminer les expériences en relarguant certaines substances chimiques ! L'équipe qui s'est lancée à la poursuite de ces substances a donc fait de l'éprouvette un objet épistémique, à déterminer, à l'aide d'autres objets techniques (en l'occurrence un spectromètre de masse).

Si je vous parle de tout ça, c'est parce que deux articles sur le sujet sont parus dans la dernière livraison du British Journal for the History of Science. Le premier raconte la brève histoire du raton-laveur, utilisé aux États-Unis pour des études sur le comportement animal entre 1907 et 1928. Le second s'attarde sur le silicium (111) 7 x 7, "mètre-étalon" de la science des surfaces. Deux histoires méconnues donc intéressantes, en plus d'être pertinentes.

Le raton-laveur fait pleinement partie de l'histoire des États-Unis. Les esclaves le chassaient à la tombée de la nuit, quand leurs maîtres les laissaient tranquilles, attrapant ainsi le surnom péjoratif de "Coon" (d'où l'anglais "raccoon", ration-laveur). D'où l'enseigne (raciste) de cette ancienne chaîne de restauration rapide, Coon Chicken.

Sad, senselessly racist matchbook from the Coon Chicken Inn in Seattle, WA.©© RedRaspus

Le raton-laveur est aussi un animal "curieux", ce qui le pousse à un comportement malicieux et fripon. Qu'est-ce que ça veut dire ? Tel était l'enjeu des études sur le comportement du raton-laveur, et plus largement de la psychologie comparative. L'allemand Karl Groos et l'américain James Mark Baldwin pensaient que la curiosité était le moteur du jeu, et donc de l'apprentissage. D'où l'intérêt d'étudier son évolution ontogénique et phylogénique. Pour d'autres chercheurs plus pragmatiques, la curiosité permettait aux animaux d'exécuter les tâches requises sans recourir à la peur ou la faim. À cet égard, le raton-laveur était pour certains un animal d'un tout autre genre que le rat, le chat ou le chien, quasiment humain dans sa façon d'apprendre et de créer rapidement des associations complexes entre actions, même pendant qu'il était distrait par autre chose.

Pourtant, le nombre de modèles expérimentaux en éthologie s'est fortement réduit dans les années 1930, comme dans de nombreuses disciplines, et le raton-laveur s'est effacé devant la souris et le singe — et l'étude de la curiosité avec lui (jusque dans les années 1950 et l'arrivée du néo-behaviorisme). On peut y voir la victoire des animaux faciles à élever et à domestiquer, mais sans doute aussi des animaux plus facilement "standardisables", moins marginaux (à tous points de vue) que le raton-laveur.

La standardisation, c'est aussi ce qui explique l'histoire du silicium (111) 7x7 — sauf que nous passons maintenant dans le camp des vainqueurs. Cette configuration particulière d'atomes de silicium, une des plus complexes qu'il soit, s'obtient en découpant à partir d'un cristal de silice silicium selon un plan particulier, sous ultra haut vide. Pas si anodin que ça, le Si(111) 7x7 a été entre les années 1950 et les années 1980 le cœur d'une nouvelle science des surfaces, se constituant à la marge de l'industrie de l'électronique (qui l'a financée avec sa R&D), et sur les forces vives de la physique de l'état solide et la physique des électrons. Une bonne tête de vainqueur, pas comme notre raton-laveur… Mais pourquoi ?

Si (111) 7 x 7 reconstruction©© Denis Trente-Huittessan

Pour pouvoir utiliser leurs appareils de mesure comme les diffractomètres ou les spectroscopes, les scientifiques des surfaces ont besoin de surfaces de test qu'ils puissent reconnaître, pour contrôler la qualité des observations. Au fur et à mesure qu'ils affinaient leurs instruments et que leur pouvoir d'observation augmentait, ils maîtrisaient mieux la fabrication de surfaces de silicium pures, les deux se tirant mutuellement vers le haut. La fabrication du Si(111) 7x7 servait également de test auquel on soumettait les nouveaux venus. Mais ces objets n'étaient pas entièrement connus pour autant. Jusqu'à l'arrivée du microscope à effet tunnel, les observations du Si(111) 7x7 devaient être déchiffrées et reconstruites avant de pouvoir proposer un modèle plausible d'arrangement des atomes en surface. À côté des objets techniques et des objets épistémiques, les auteurs proposent de ranger le Si(111) 7x7 dans la classe des objets tests — ceux qui servent à tester l'expérimentateur ou son expérience, en même temps qu'ils génèrent de nouvelles connaissances.

Notes

[1] On doit cette distinction à Hans-Jörg Rheinberger, Toward a History of Epistemic Things: Synthesizing Proteins in the Test Tube, Stanford: Stanford University Press, 1997.

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Lecture automnale : "Les arpenteurs du monde" de Daniel Kehlmann

Ce qui est bien avec cet ouvrage paru en 2005 et traduit en français en 2007, c'est qu'il a eu un succès fou (vendu à plus d'un million d'exemplaires et traduit dans une quarantaine de pays). Je ne suis donc pas le premier à vous en parler, et vous découvrirez chez David que l'auteur ne s'explique pas ce succès : "Mon livre est comme quelque chose de sérieux qui serait devenu fou", s'amuse l'auteur, d'à peine trente ans. Gerd Voswinkel, qui a détecté très tôt le talent de Kehlmann en lui décernant le prix Candide, ose une explication pour ce phénoménal succès : "l'Allemagne reprend peut être confiance en elle". Avec Benjamin, vous apprendrez tout des deux protagonistes, Carl Friedrich Gauss (1777-1855) (un des plus grands mathématiciens de tous les temps) et Alexander von Humboldt (1769-1859) (un grand explorateur ayant fait de nombreuses découvertes en Amérique du sud), mis en scène dans une fiction largement inspirée de la réalité. Enfin, vous saurez grâce à JLK que sous un ton débonnaire se cache une satire qui montre les aspects tout humains de vieux gamins égomanes ou de tyrans domestiques, de même que les Lumières philosophiques de l'époque (Kant toussote encore dans son coin) vont de pair avec de vraies ténèbres politiques ou policières.

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En alternant les chapitres consacrés à Gauss et ceux consacrés à Humboldt, le roman confronte deux façons d'explorer le monde à la fois opposées et complémentaires – Humboldt sillonne et cartographie le monde du fin fond de l'Amazonie au bout des steppes sibériennes, tandis que Gauss scrute les nébuleuses mathématiques ou les galaxies physiques sans quitter ses savates – et deux attitudes par rapport à la science : l'optimisme scientiste pour Humboldt, et le scepticisme plus humble pour Gauss (JLK encore). On a donc droit autant à des descriptions du monde des Lumières que du processus scientifique, des liens avec le pouvoir, et de la personnalité de ces "doux foldingues".

Au-delà de l'évident plaisir de lecture, grâce au style érudit et drôle de Daniel Kehlmann, j'ai aimé les portraits sans concession de la science telle qu'elle se fait. Humboldt qui occulte son compagnon d'expédition Bonpland et feint de s'en offusquer ; le même Humboldt qui affirme sans sourciller que les hommes ne volent pas, que même s'il le voyait il ne le croirait pas, et que c'est exactement ainsi que fonctionne la science ; j'en passe et des meilleurs. On dit souvent que les vies trépidantes de ces héros (parfois tragiques) font les plus belles histoires. Mais pas seulement car ce "roman historique" est hallucinant de justesse et de clairvoyance sur notre monde contemporain. Et c'est sans doute là que se cache la force de cet excellent livre (vous l'aurez compris !).

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Les surprises de l'histoire des sciences

J'ai beau savoir que l'histoire des sciences ne se résume pas à un progrès et qu'il faut se lever tôt pour y trouver un sens, je continue à être surpris par ses multiples méandres. Prenez l'histoire de la génétique : on connaît tous l'année 1953 qui marque la découverte de l'ADN par Watson et Crick (avec l'aide de Rosalind Franklin). Ce fut une belle prouesse que de donner une forme (de double hélice) à cette molécule si importante pour la vie, marquant l'apogée d'une quête longue de plusieurs décennies. Cette page retrace bien les étapes que l'on cite en général pour marquer cette chronologie :

  • 1879 - W. Flemming : chromatine vue au microscope + chromosome
  • 1902 - Sutton : observation de chromosomes durant la méiose ; même comportement que les facteurs mendéliens ; postulat : les gènes sont sur les chromosomes
  • 1928 - Griffith : transformation bactérienne ; transgénèse bactérienne
  • 1931 - Morgan : recombinaison, crossing-over
  • 1935 - Avery : rôle ADN facteur transformant
  • 1941 - Beadle, Tatum : Neurospora ; relation gène-enzyme
  • 1944 - Avery : ADN support de l’information génétique
  • 1950 - Chargaff : proportion équivalente AT et CG
  • 1953 - Watson, Crick : modélisation double hélice appariement A=T, C=G

Je connais bien cette histoire – d'ailleurs, mes chats ne s'appellent-ils pas Beadle et Tatum[1] ?!

La surprise, elle, est venue la semaine dernière. En assistant à un séminaire de Soraya de Chadavarian (UCLA), j'ai découvert que pendant que ces messieurs dames cherchaient à comprendre comment est codée l'information génétique, d'autres s'intéressaient à nos chromosomes : combien y en a-t-il, quelles sont leurs anomalies… ? Exactement au même moment ! Ainsi, ce n'est qu'en 1956 qu'on saura avec certitude que l'homme possède 23 paires de chromosomes.[2]

Pour moi, l'étude des chromosomes (qu'on appelle "cytogénétique") venait forcément avant l'étude de l'ADN, à la fois parce qu'ils sont "au-dessus" en terme d'organisation de l'information, mais aussi parce qu'ils semblent plus faciles d'accès car plus gros. Sans doute est-ce une lecture biaisée par la prédominance de la double hélice d'ADN dans notre représentation de la génétique, comme le "graal suprême" !

Ce qui est aussi intéressant dans cette histoire, c'est que le "moteur" du développement de la cytogénétique fut tout autre que celui du de la biologie moléculaire. Qui dit étude des chromosomes (et caryotypage des individus) dit d'abord applications médicales. Michael Court-Brown, qui fut directeur entre 1956 et 1969 de la Medical Research Council Human Genetics Unit à l'hôpital d'Edimbourg, lança par exemple une base de données de carytoypes (Registry of Abnormal Human Karyotypes) et obtint plusieurs résultats importants : première description d’un homme XXY, et du lien avec le syndrome décrit par Klinefelter, première description d’une femme XXX… Mais ces préoccupations médicales avaient une autre origine : l'âge d'or du nucléaire et l'étude des mutations chromosomiques induites par les radiations. C'est ainsi qu'une partie de la génétique a été influencée par la physique nucléaire et les questions de radiation !

Je vous le disais, l'histoire des sciences est pleine de surprises (et de photos de chats) !

Notes

[1] Et hop, une photo de chat. Au mois d'août on a le droit ;-)

[2] Tjio J.H & Levan A. 1956. "The chromosome number of man". Hereditas 42, 1-6

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