La science, la cité

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Mot-clé : génétique

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Les surprises de l'histoire des sciences

J'ai beau savoir que l'histoire des sciences ne se résume pas à un progrès et qu'il faut se lever tôt pour y trouver un sens, je continue à être surpris par ses multiples méandres. Prenez l'histoire de la génétique : on connaît tous l'année 1953 qui marque la découverte de l'ADN par Watson et Crick (avec l'aide de Rosalind Franklin). Ce fut une belle prouesse que de donner une forme (de double hélice) à cette molécule si importante pour la vie, marquant l'apogée d'une quête longue de plusieurs décennies. Cette page retrace bien les étapes que l'on cite en général pour marquer cette chronologie :

  • 1879 - W. Flemming : chromatine vue au microscope + chromosome
  • 1902 - Sutton : observation de chromosomes durant la méiose ; même comportement que les facteurs mendéliens ; postulat : les gènes sont sur les chromosomes
  • 1928 - Griffith : transformation bactérienne ; transgénèse bactérienne
  • 1931 - Morgan : recombinaison, crossing-over
  • 1935 - Avery : rôle ADN facteur transformant
  • 1941 - Beadle, Tatum : Neurospora ; relation gène-enzyme
  • 1944 - Avery : ADN support de l’information génétique
  • 1950 - Chargaff : proportion équivalente AT et CG
  • 1953 - Watson, Crick : modélisation double hélice appariement A=T, C=G

Je connais bien cette histoire – d'ailleurs, mes chats ne s'appellent-ils pas Beadle et Tatum[1] ?!

La surprise, elle, est venue la semaine dernière. En assistant à un séminaire de Soraya de Chadavarian (UCLA), j'ai découvert que pendant que ces messieurs dames cherchaient à comprendre comment est codée l'information génétique, d'autres s'intéressaient à nos chromosomes : combien y en a-t-il, quelles sont leurs anomalies… ? Exactement au même moment ! Ainsi, ce n'est qu'en 1956 qu'on saura avec certitude que l'homme possède 23 paires de chromosomes.[2]

Pour moi, l'étude des chromosomes (qu'on appelle "cytogénétique") venait forcément avant l'étude de l'ADN, à la fois parce qu'ils sont "au-dessus" en terme d'organisation de l'information, mais aussi parce qu'ils semblent plus faciles d'accès car plus gros. Sans doute est-ce une lecture biaisée par la prédominance de la double hélice d'ADN dans notre représentation de la génétique, comme le "graal suprême" !

Ce qui est aussi intéressant dans cette histoire, c'est que le "moteur" du développement de la cytogénétique fut tout autre que celui du de la biologie moléculaire. Qui dit étude des chromosomes (et caryotypage des individus) dit d'abord applications médicales. Michael Court-Brown, qui fut directeur entre 1956 et 1969 de la Medical Research Council Human Genetics Unit à l'hôpital d'Edimbourg, lança par exemple une base de données de carytoypes (Registry of Abnormal Human Karyotypes) et obtint plusieurs résultats importants : première description d’un homme XXY, et du lien avec le syndrome décrit par Klinefelter, première description d’une femme XXX… Mais ces préoccupations médicales avaient une autre origine : l'âge d'or du nucléaire et l'étude des mutations chromosomiques induites par les radiations. C'est ainsi qu'une partie de la génétique a été influencée par la physique nucléaire et les questions de radiation !

Je vous le disais, l'histoire des sciences est pleine de surprises (et de photos de chats) !

Notes

[1] Et hop, une photo de chat. Au mois d'août on a le droit ;-)

[2] Tjio J.H & Levan A. 1956. "The chromosome number of man". Hereditas 42, 1-6

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Jacques Monod au jour le jour

Via le numéro de mars du magazine La Recherche, j'apprends que l'Institut Pasteur vient de mettre en ligne le journal personnel de Madeleine Brunerie, qui fut "pastorienne" pendant 58 ans, d'abord comme employée puis comme bénévole. Elle fut notamment technicienne de laboratoire et secrétaire du service de Chimie biologique, dirigé successivement par Michel Machebœuf (1946-1953) et Jacques Monod (1953-1954), secrétaire de Jacques Monod au service de Biochimie cellulaire (1954-1971) puis secrétaire de direction, chargée du courrier personnel et scientifique du directeur de l'Institut Pasteur, Jacques Monod (1971-1976).

La transcription par son auteur des notes presques quotidiennes, au moins jusqu'en 1970, a demandé un sacré travail qui est désormais à  la disposition de chacun. Profitons de ce trésor pour explorer plusieurs décennies de recherche de pointe française, dans le domaine de la chimie des protéines (dont Michel Machebœuf fut un pionnier) et de la génétique et biologie moléculaires (dont Jacques Monod, prix Nobel, fut l'un des chefs de file). Et, comme le remarque l'éditorial, on a rarement l'occasion de suivre de près ce qui se passe dans un laboratoire, les événements qui permettent sa création puis sa disparition, ou son passage à  d’autres mains, les conditions relationnelles et matérielles qui permettent la production d’une information scientifique communicable (…), la circulation des personnes en son sein et le réseau dans lequel il est inséré (…), bref ce qui fait la vie d’un laboratoire.

Pas d'hagiographie ici mais un témoignage vivant, au plus près du personnel des laboratoires et des institutions de recherche (souvent, d'ailleurs, le "petit personnel"). Extraits choisis :

Notre service était réputé pour les festivités qui y étaient organisées. En début d’année, notre Patron [Michel Machebœuf] nous offrait la galette des rois avec du Jurançon qu’une fois nous réussîmes à  cristalliser plus ou moins en le mettant à  rafraîchir un peu trop longtemps dans la chambre froide à  –20°C !

Cet après-midi, Monsieur Monod me demande si je peux travailler un peu pour lui. Il me confie une bibliographie à  faire d’après les Chemical abstracts de la bibliothèque de Chimie sur une enzyme dénommée glucuronidase. Certainement pour tester mes capacités en anglais aussi bien qu’en termes biologiques. (…) J’ai vu Monsieur Monod qui continue de m’appeler Madeleine, ce que je préfère à  mon patronyme. Il m’a aperçue à  la bibliothèque et n’en revient pas de voir tant de fiches sur la glucuronidase. A dire vrai, ce sujet m’étant naturellement totalement étranger, j’avais préféré en noter plus que pas assez…

Monsieur Monod fit installer un système discret que je qualifierai « d’éjecteur des indésirables » qui pouvait être mis en action grâce à  un interrupteur dissimulé sous chacun des plateaux de nos bureaux respectifs, avec voyant rouge interposé. Si un importun prenait trop de temps auprès du Patron, je guettais la loupiotte. Si celle-ci s’allumait, je décrochais le téléphone et informais Monsieur Monod d’une urgence impérative ailleurs.

Je me souviens d’une fois où je prenais en sténographie une demande de subventions quand, s’arrêtant brusquement de dicter, Monsieur Monod quitta son bureau et se dirigea vers le tableau noir sur lequel il se mit à  écrire à  la craie de mystérieuses formules et des tas de chiffres. J’étais littéralement fascinée parcet interlude auquel je ne comprenais évidemment strictement rien. Soudain, revenant sur terre, il s’exclama : Regardez, ça y est ! Le crayon en l’air, pleine d’un innocent enthousiasme, assurément d’accord, je n’osais remuer le petit doigt, de crainte de troubler ses réflexions. En fait, filant vers son laboratoire contigu, il me planta là  pour discuter avec ses collègues et élèves de la nouvelle idée ou du dernier concept qui venait de naître dans son esprit ! Et moi, je restais là , calée dans mon fauteuil devant un bureau vide, attendant la reprise de la demande de crédits.

Cet après-midi, le Patron m’a longuement dicté du courrier. Comme je riais d’une bêtise qu’il venait de dire : Vous n’êtes pas sérieuse, Madeleine, vous riez toujours ! Tous deux nous entamons alors une discussion sur un « canular » possible. Il faudrait publier, par exemple, un article qu’il signerait E. Kohli ! Le Patron propose alors de faire un petit papier plutôt signé E. Coli sur des travaux effectués sur l’homme et non sur les bactéries. Ce ne sera pas très facile ! Et il me demande de le faire !

A ne pas rater évidemment, les pages 197 et suivantes qui racontent les coulisses de l'annonce du prix Nobel (lequel est précédé de grosses rumeurs et s'évente forcément) ! Ainsi que ses suites, avec cette réponse magnifique à  la question incongrue d'un journaliste : Monsieur, toutes les déclarations scientifiques sont du ressort des trois professeurs lauréats du prix Nobel [Jacob, Monod et Lwoff]. Pour les questions idiotes, nous n’avons personne prévu. Et cette remarque de Jacques Monod : C’est drôle, depuis que le Nobel a été annoncé, je n’entendais plus ma petite voix intérieure et j’étais très triste. Heureusement, elle est revenue ce matin.

Enfin, le lecteur interessé trouvera en annexe (pages 268 et 269) la liste des engagements politiques de Jacques Monod, preuve s'il en fallait de l'extraordinaire fécondité d'un chercheur et homme hors du commun.

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Jean Weissenbach, médaille d'or du CNRS 2008

Le CNRS l'a annoncé le 9 juillet lors d'une conférence de presse : la médaille d'or de l'organisme est remise cette année à  Jean Weissenbach, généticien célèbre pour avoir dirigé le Généthon qui participa au programme mondial de séquençage du génome humain. C'est peut-être parce que j'étais convalescent chez moi après une opération des dents de sagesse (je vais mieux, merci) mais il ne m'a pas semblé avoir vu la nouvelle circuler beaucoup. C'est vrai, nous sommes en période estivale alors que d'ordinaire, le prix est annoncé en septembre ou octobre (Jean Tirole en 2007, Jacques Stern en 2006). Une exception étonnante, qui peut s'expliquer de deux façons :

  • l'agenda du CNRS est très bousculé, n'étant pas sûr d'être encore debout à  la rentrée ; mais dans ces circonstances, on a en général d'autres chats à  fouetter que de remettre des prix. Sauf si…
  • ce prix est une pierre dans le jardin de ceux (suivez mon regard) qui voudraient remettre en question la légitimité du CNRS à  s'occuper des sciences du vivant, comme l'explique bien Sylvestre Huet sur son blog.

Au-delà  de ces considérations, que faut-il penser de ce lauréat ? Je vous laisse libre de votre opinion mais moi, je me suis senti lésé, beaucoup moins enthousiasmé que les précédentes années. En effet, je me reconnais peu dans le type de recherche menées par Jean Weissenbach (de la génétique à  haut débit, de la technoscience façon Craig Venter), éloignées des bricoleurs et penseurs libres qui font la richesse d'un CNRS.

Qu'on ne s'y méprenne pas : le prix n'est pas usurpé et Jean Weissenbach est cité régulièrement sur la shortlist du prix Nobel. Il est aussi un des biologistes les plus cités au monde, et le premier Français. Mais là  encore, les coulisses sont moins flatteurs : son article le plus cité, avec plus de 3000 citations, est celui sur la séquence génétique du génome humain publié dans Nature en 2001. Un travail colossal avec un nombre tout aussi colossal d'auteurs. On est loin de l'artisanat du bout de paillasse, surtout qu'il remettait ça avec la séquence de l'anophèle, de la paramécie, du riz, de la vigne et bien d'autres organismes encore… Une science à  la chaîne, quoi !

One of many rows of ABI 3730xl automated DNA Analyzers for shotgun sequencing.  At 30 billion base pairs per year, they could now sequence the human genome in months.<br /><br />Craig Venter gave us a tour of TIGR. ©© Steve Jurvetson

Je ne critique pas ce travail indispensable, qui a des retombées formidables (et qui a été permis par le Téléthon via le financement de l'AFM, ne l'oublions pas), mais simplement le style de science qui est derrière. Quant à  l'homme, je n'ai rien à  redire : loin d'un Craig Venter, il a toujours défendu l'accès libre aux séquences génétiques et combat le brevetage abusif des gènes (cf. "Faut-il breveter les gènes ?", Biofutur, n° 204, 2000). On se souvient que son collaborateur Charles Auffray avait remis le 28 octobre 1992 à  l'UNESCO les premiers transcrits humains identifiés, en demandant de protéger ces données contre les dangers d'une monopolisation, pour le bénéfice de l'humanité (plus pragmatiquement, il les avait aussi déposées dans la base de données de l'EMBL). Et que quelques années plus tard, en 1997, l'UNESCO adoptait la Déclaration universelle sur le génome humain avec son article premier :

Le génome humain sous-tend l'unité fondamentale de tous les membres de la famille humaine, ainsi que la reconnaissance de leur dignité intrinsèque et de leur diversité. Dans un sens symbolique, il est le patrimoine de l'humanité.

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Le gène de ceci, le gène de cela : pourquoi ça prend ?

Chez Le Doc', Fabrice suggérait ce matin même de s'interroger sur ce qui fait que telle ou telle étude va être plus diffusée, médiatisée, intégrée par la population (comme celles sur l'effet Mozart, sur le gène de l'homosexualité, ou celui de l'infidélité, etc.) que telle autre. Comme les blogueurs du C@fé des sciences sont à  l'écoute, et parce que c'est un sujet intéressant, je m'exécute maintenant en retenant particulièrement cette thématique du gène du comportement X ou Y. Et ce en m'appuyant sur un article de la sociologue et anthropologue Sophie Houdart, qui a travaillé sur le cas de la découverte d'une mouche homosexuelle (via Baptise Coulmont).

 Drosophila larva. Oh what will those evil scientists do with them, poor things. Drosophiles ©© culmor

Tout démarre quand un laboratoire japonais de génétique du comportement repère en 1996, dans sa collection de mutants, une drosophile homosexuelle. La découverte est controversée, en particulier par un laboratoire français qui considère que l'annonce est prématurée et le "fait scientifique" pas encore solidement établi. Classique… Les Français reprochent donc à  la mise en scène médiatique d'exister avant que le monde scientifique en ait fini avec ce mutant, nommé "satori". L'erreur que font ces scientifiques est de penser que ce sont les médias qui font exister "satori" en tant que mutant homosexuel. Que nenni, ils rendent seulement possible son existence en le libérant des contraintes et des dispositifs du laboratoire, en lui fournissant un espace dans lequel il peut évoluer.

Au laboratoire, la découverte est d'abord une question de contexte ; comme l'affirme Michel Callon[1] : La science est le produit d’un processus de fabrication dans lequel la sélection des problèmes, des traits et des événements pertinents joue un rôle essentiel. Point de dévoilement soudain de la nature… En l'occurrence, parmi les sept mutants sexuels présents dans ce laboratoire, seul un est susceptible de créer l'événement parce que les circonstances historiques, sociales et politiques s'y prêtent — et uniquement parce qu'un tabou très japonais a été brisé 10 ans auparavant par un des chercheurs français en visite dans le laboratoire.

Mais pour créer l'évènement, il faut plus qu'une mouche et un directeur de recherche. C'est pourquoi ce dernier ne fondera pas seul cette science de l’homosexualité, annoncée avec emphase dans certains articles japonais et appelle à  la rescousse Platon, en le citant dans son article des Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America !

Autrefois, Platon écrivait qu’il existait, chez les humains, trois couples : “un homme avec un homme”, “un homme avec une femme” et “une femme avec une femme” ; ils furent ensuite divisés en deux moitiés et chacun cherche la sienne. Ainsi l’amour entre deux hommes et l’amour entre deux femmes sont des choses naturelles.

Et que l’on juge du reste de la distribution : Freud joue le rôle du vaincu ; Simon LeVay et Dean Hamer, celui des guerriers esseulés et engagés dans une cause légitime mais qui les dépasse. Le directeur japonais et son mutant homosexuel sont ceux par qui l’histoire se termine bien — ceux par qui, plutôt, l’histoire peut véritablement commencer. En travaillant sur la drosophile plutôt que l'humain, en n'étant pas homosexuel lui-même, Yamamoto évite les pièges qui avaient coulé LeVay et se met à  l'abri de critiques éthiques ou morales. Bref, c'est parce qu'il est ainsi sur-protégé que "satori" peut sortir du laboratoire, faire l'événement et dépasser ce qui l'a précédé.

Mais la rhétorique de l'article scientifique doit aussi être mobilisée dans ce sens. Face à  un relecteur qui propose de remplacer le titre trop évocateur de "Sexual orientation…" par "Change of orientation…", les chercheurs tiennent bon. C'est qu'il leur faut attirer l'attention ! Pour ce relecteur français, les chercheurs japonais, auteurs de l’article, sont ni plus ni moins taxés d’inconscience d’une part (ils ne mesurent pas les enjeux sociaux en présence) et de réductionnisme d’autre part (« un gène pour un comportement »). Ils savent pourtant bien ce qu'il font, puisque Yamamoto remarque en parlant d'autres articles :

Dans le journal Science, fruitless est interprété comme un gène impliqué dans l’orientation sexuelle. Mais dans l’article paru dans Cell, dans le titre, les auteurs utilisent clairement le mot homosexuel. Science est un journal ouvert à  un public général et ça oriente pas mal le contenu. Ils savent très bien combien ça peut être controversé s’ils utilisent l’adjectif homosexuel : les articles de LeVay et de Hamer sont parus dans Science et il y a eu des réactions très fortes. Et aujourd’hui, il y a une tendance à  éviter ce genre d’énoncés controversés, particulièrement dans Science. (…) Le journal Cell, lui, est un journal professionnel.

Dans son article, Sophie Houdart remarque bien à  quel point les conceptions, les attentes et la mise en politique des données qu’ils produisent sont éloignées entre les chercheurs français et les chercheurs japonais. Pourtant, le comportement des journalistes est partout le même : ils veulent photographier, filmer et témoigner de ces mouches qui font une chaîne de parade homosexuelle. Et de passer allègrement de la drosophile à  l'homme et de l'observation controversée au fait dur. En franchissant la porte de l’espace scientifique, les objets sont comme dénaturés : des journalistes, plus soucieux de l’audience et du remous que de l’exactitude, leur font dire des choses qu’ils ne comprennent pas.

Bref, comme on l'indiquait en introduction, ce ne sont pas les médias qui font exister "satori" : pour le laboratoire japonais, la mise en événement n’est pas autre chose qu’une autre manière de mettre à  l’épreuve la fiabilité de ce qu’il produit — sa justesse au sens moral du terme. Il ne s’agit plus seulement de convaincre les pairs qui, pour une raison (compétition) ou pour une autre (éthique), peuvent émettre des doutes quant aux résultats expérimentaux. Le grand public est tout aussi habilité à  juger si un fait scientifique doit vivre ou s’il doit passer à  la trappe des erreurs scientifiques… Et si les Français s'offusquent contre cette vision qu'ils estiment motivée par d'autres intérêts que scientifiques, Yamamoto leur renvoie leur propre attachement à  un idéal scientifique, à  une histoire particulière (celle de l’eugénisme, de la sociobiologie en France), à  un contexte social (la méfiance vis-à -vis des médias), etc.

Voilà  une étude menée au laboratoire. On pourrait de même étudier ce qui traverse d'autres collectifs, comme le grand public, au moment de telles découvertes. Mais la comparaison entre deux pays, le choix de l'étude de cas et la précision anthropologique de ce travail nous en apprennent déjà  beaucoup !

Notes

[1] Callon M. (sous la dir. de), 1989. La science et ses réseaux. Genèse et circulation des faits scientifiques, Paris : La Découverte.

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Dialogue sur la PCR

Le dialogue est une forme canonique et historique de la vulgarisation des sciences, essentiellement depuis le Dialogue sur les deux grands systèmes du monde de Galilée. J'ai l'honneur de présenter ici le premier billet à  quatre mains du C@fé des sciences, sous la forme d'un dialogue entre un apprenti-biologiste (Benjamin) et un apprenti-sociologue (moi-même). Espérons que d'autres suivront…

PCR©© Epicatt

Enro : Benjamin, si tu es comme les quelques thésards en biologie que je connais, tu dois gonfler tes proches en les bassinant régulièrement avec ta « PCR qui n'a pas marché » ou tes « amorces de m**** ». Je me trompe ?

Benjamin : Non, c'est vrai… j'en fais tous les jours avec des fortunes diverses.

Enro : La PCR, ou Polymerase Chain Reaction (« réaction en chaîne par polymérase »), est un peu une photocopieuse à  ADN. Corrige-moi si je me trompe mais tu mets ton échantillon dans la machine, contenant quelques exemplaires d'un brin d'ADN qui t'intéresse, et hop, avec les bonnes « amorces » elle va enchaîner les cycles de duplication des brins d'ADN et séparation des doubles brins obtenus. A chaque cycle la quantité est multipliée par deux et les quelques exemplaires deviennent des milliers d'exemplaires après, quoi… une heure ? Deux heures ?

Benjamin : Les mots de Mullis, inventeur de la PCR, sont : « Beginning with a single molecule of the genetic material DNA, the PCR can generate 100 billion similar molecules in an afternoon. The reaction is easy to execute. It requires no more than a test tube, a few simple reagents, and a source of heat. »

Enro : Ah, des milliards de copies, donc. J'étais loin du compte !

Benjamin : Quant à  la durée… Nos réactions de PCR comportent 30 cycles (la norme est de 25 à  30), ce qui devrait donner 2^30=1 milliard de copies de chaque exemplaire introduit. Evidemment, l'efficacité des amorces, de l'enzyme et la limitation par la quantité d'amorces et de nucléotides font que la « courbe de croissance » s'aplatit bien avant.

Enro : Bon, combien de cycles et combien de temps en tout alors ?

Benjamin : Un cycle se décompose en plusieurs phases :

  • 94°C dénaturation initiale des deux brins
  • 55°C hybridation des amorces à  la matrice (ADN simple brin)
  • 72°C élongation par la Taq polymérase (nom de l'enzyme dérivé de la bactérie Thermus aquaticus)
  • 94°C dénaturation à  nouveau
  • retour à  55°C…
La durée de la phase d'élongation est variable et dépend de la taille du fragment amplifié ; on compte 1 minute à  72°C par kb environ. Au total, une réaction de PCR nous prend entre deux et quatre heures.

Enro : Et dire qu'avant tout se faisait à  la main… Les biologistes trempaient leurs bassines dans les différents bacs, successivement… On comprend pourquoi Mullis a eu le Prix Nobel, grâce a lui les labos ont économisé pas mal de main d'œuvre ! J'ose pas imaginer l'état de la recherche française sinon !

Benjamin : C'est plutôt l'inventeur du thermocycleur qui aurait dû avoir le Nobel alors :-)

Enro : Pffff… C'était petit, ça !! Mais tu as raison, l'invention de la PCR n'est pas uniquement celle du thermocycleur… Au début, Kary Mullis travaillait sur la synthèse d'oligonucléotides, c'est-à -dire de petits brins d'ADN ou ARN, dans l'entreprise de biotechnologie Cetus. Mais après avoir automatisé ces synthèses laborieuses, voilà  que son équipe disposait de plein de temps libre !

Benjamin : Encore une histoire de temps libre !

Enro : Eh oui. Et à  force de réflexion, alors qu'il conduit entre San Francisco et Mendecino en avril 1983, il a l'idée géniale de combiner deux choses : les mécanismes de dénaturation/re-naturation de l'ADN, et le concept de boucle itérative. Mais pour lui, l'idée était trop évidente pour que quelqu'un n'y ait pas déjà  pensé. Une recherche bibliographique lui montrera que tel n'est pas le cas et le voici lancé, malgré le peu de soutien de ses collègues, jusqu'à  réussir la première PCR en décembre 1983. L'histoire veut que seul Halluin, le chef des brevets, était encore présent au bureau ce soir là , et Mullis de traverser le hall pour partager sa joie. Halluin se met à  rédiger une demande de brevet immédiatement, et celle-ci sera déposée malgré le peu d'enthousiasme (au début au moins) de l'équipe et du PDG. Pour l'anecdote quand même, l'article de Mullis qui explique le principe de la PCR, celui qui lui vaudra finalement le Prix Nobel, sera rejeté successivement par les revues Nature et Science, et seulement accepté par la modeste Methods of Enzymology !! De quoi remonter le moral de tous les thésards qui ne publient pas dans Nature ou Science, n'est-ce pas ?

Benjamin : (tête de thésard renfrogné) Mgnmgngrmbl Laisse-moi plutôt te parler des applications à  la PCR. J'en vois quatre, chacune exploitant une de ses particularités :

  • la copie fidèle permet le séquençage
  • l'amplification quantitative permet la préparation de fragments d'intérêt
  • l'incorporation des amorces permet l'introduction de mutations
  • la spécificité des amorces permet le diagnostic.
Détail amusant, aujourd'hui vendredi 2 Mars 2007, j'aurais employé au moins une fois chacune de ces méthodes ! La PCR n'est pas l'essentiel de mon travail, du moins sur le fond, mais elle constitue un outil extrêmement puissant, souvent indispensable, et, ce qui n'est pas négligeable, qui consomme peu de temps de travail.
Commençons par l'application la plus triviale, le séquençage : j'envoie assez souvent de l'ADN à  un laboratoire spécialisé, accompagné de l'amorce qui marque le début de la région dont je souhaite avoir la séquence. Il s'agit ensuite de réaliser une PCR classique, mais où une fraction des nucléotides arrêtent l'élongation du brin amplifié. Ils sont de plus marqués par une molécule fluorescente. Chaque fragment amplifié d'une longueur donnée finit donc par le même nucléotide (puisqu'ils ont le même point de départ et un sens de polymérisation imposé par l'amorce), que l'on a les moyens de connaître : le fragment de 50 nucléotides fluoresce en vert, il finit donc par un A ; 51 nucléotides, en bleu, c'est donc un G, etc.
En biologie moléculaire, on aime bien connaître la fonction du gène auquel on s'intéresse. Pour cela, on a souvent besoin de constructions d'ADN un peu compliquées (on coupe ici, on colle là …), en général réalisées par des enzymes. La première utilité de la PCR est donc de fournir les quantités d'ADN nécessaires à  ces constructions. On peut également utiliser la PCR pour réaliser certaines de ces opérations de « collage » entre fragments… pourquoi rigoles-tu ?

Enro : J'imagine comment tout serait plus simple si la taille de l'ADN était de l'ordre du centimère… On pourrait utiliser de la vraie colle et des vrais ciseaux pour faire ce bricolage. De l'ordre du mètre, par contre, on risquerait d'avoir des problèmes d'encombrement dans les laboratoires de génétique !

Benjamin : Tiens, tu me rappelles Shrà¶dinger : dans Qu'est-ce que la vie ?, il disserte longuement sur « pourquoi les atomes sont-ils si petits ? » Il conclut que le désordre à  l'échelle des atomes nous impose d'être grands (sinon il n'y aurait pas d'ordre stable face à  l'agitation thermique, donc pas de vie) et insensible au mouvement incessant des atomes, sans quoi nous deviendrions fous ! Heureusement, la PCR est là  pour nous aider à  accéder à  une information logée dans quelques atomes, et mieux, à  la changer ! J'en viens donc à  ma troisième application : une PCR amplifie un fragment situé entre deux amorces spécifiques et elle marche d'autant mieux que ces amorces ont de nombreux nucléotides communs avec l'ADN qui sert de modèle. Idéalement, les amorces doivent donc être la copie conforme de la séquence patron, mais elles tolèrent facilement un ou deux petits changements… On peut donc introduire volontairement une mutation ponctuelle dans l'amorce (il suffit de la commander telle au fournisseur du labo), et comme l'amplification de chaque fragment incorpore deux amorces, on obtient après la PCR de très nombreuses copies de l'ADN mutées là  où on l'a décidé ! On peut utiliser ce produit de « mutagénèse dirigée » pour remplacer le gène naturel, créer des protéines différentes, introduire des sites de restriction…
Enfin, grâce à  la spécificité des amorces, on peut :

  • soit vérifier la longueur du fragment amplifié entre les deux amorces, si par exemple on y a introduit quelque chose
  • soit vérifier la présence dans l'ADN testé d'une séquence identique à  celle d'une amorce utilisée. Ainsi, si je connais un gène propre à  un microbe pathogène, je choisirai deux amorces situées dans ce gène pour en révéler la présence.

Enro : C'est précisément cette dernière technique qui a été utilisée dans l'article de Quist et Chapela de 2001 rapportant la présence — dans des variétés sauvages de maïs mexicain — du promoteur 35S d'un virus du chou-fleur couramment utilisé dans les OGM. Première preuve de « pollution génétique » qui, tu le sais sans doute, a été très controversée et sur lequel il est intéressant de s'arrêter un peu. En effet, les auteurs avaient utilisé deux techniques de PCR pour détecter ce transgène et comprendre si son insertion s'était produite à  une ou plusieurs reprises. Cette technique qui présentait pour eux l'avantage d'être « très sensible » (cf. le communiqué de presse de l'UC Berkeley), utile lorsqu'on a que quelques échantillons, a été critiquée rapidement par leurs adversaires. Ainsi, P. Christou signait au nom du comité éditorial de la revue Transgenic Research (vol. 11, février 2002, pp. 3-5) une tribune virulente où il qualifie la PCR de technique « discutable » et « propice aux artefacts ». La PCR serait même si peu fiable qu'elle invaliderait par avance tout résultat qui s'appuierait dessus ! Ce qu'il n'aurait sans doute pas osé dire en dehors d'une controverse comme celle-ci. C'est là  qu'intervient la notion de « boîte noire », chère à  la sociologie des sciences : ici, une méthode utilisée en routine et que l'on n'interroge plus, une boîte noire à  qui on confie ses résultats, est soudain réouverte et réinterrogée à  la faveur d'une controverse. Ces retours sur ce qui était acquis sont parfois salutaires, parfois du temps perdu, mais montrent que la science avance nécessairement en acceptant de plus en plus de choses. On ne peut, à  chaque PCR ou manipulation, requestionner l'échelle des températures, le dogme central de la biologie, les lois de l'électricité, la structure de l'ADN etc.

Benjamin : Oui, et heureusement ! J'aimerais toutefois apporter une petite nuance : la PCR n'apporte qu'une information partielle, et qui peut être biaisée par de nombreux facteurs. J'en ai moi-même pâti récemment, car rien ne vaut un bon séquençage.

Enro : La PCR a aussi d'autres aspects qui la rendent intéressante pour la sociologie des sciences. On peut par exemple rappeler l'affaire du maïs Starlink : lors de celle-ci, les Américains ont retrouvé dans leurs chips de maïs des OGM qui n'auraient pas dû s'y trouver. Alors, la PCR a été mobilisée comme « un allié précieux du mouvement anti-OGM puisqu'elle permet de rendre sensible la présence des OGM et de les traquer dans les produits les plus courants » (Joly et al., 2001, p. 65). Où un simple outil de biologie moléculaire peut devenir un instrument (voire un acteur) politique ! Et peut-être est-ce parce que les chercheurs pro-OGM ont été ainsi dépossédés de cet outil qu'ils n'ont pas hésité à  le remettre en question lors de la controverse sur la maïs mexicain…

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