Jacques Monod au jour le jour
15
mar.
2009
Via le numéro de mars du magazine La Recherche, j'apprends que l'Institut Pasteur vient de mettre en ligne le journal personnel de Madeleine Brunerie, qui fut "pastorienne" pendant 58 ans, d'abord comme employée puis comme bénévole. Elle fut notamment technicienne de laboratoire et secrétaire du service de Chimie biologique, dirigé successivement par Michel Machebœuf (1946-1953) et Jacques Monod (1953-1954), secrétaire de Jacques Monod au service de Biochimie cellulaire (1954-1971) puis secrétaire de direction, chargée du courrier personnel et scientifique du directeur de l'Institut Pasteur, Jacques Monod (1971-1976).
La transcription par son auteur des notes presques quotidiennes, au moins jusqu'en 1970, a demandé un sacré travail qui est désormais à la disposition de chacun. Profitons de ce trésor pour explorer plusieurs décennies de recherche de pointe française, dans le domaine de la chimie des protéines (dont Michel Machebœuf fut un pionnier) et de la génétique et biologie moléculaires (dont Jacques Monod, prix Nobel, fut l'un des chefs de file). Et, comme le remarque l'éditorial, on a rarement l'occasion de suivre de près ce qui se passe dans un laboratoire, les événements qui permettent sa création puis sa disparition, ou son passage à d’autres mains, les conditions relationnelles et matérielles qui permettent la production d’une information scientifique communicable (…), la circulation des personnes en son sein et le réseau dans lequel il est inséré (…), bref ce qui fait la vie d’un laboratoire
.
Pas d'hagiographie ici mais un témoignage vivant, au plus près du personnel des laboratoires et des institutions de recherche (souvent, d'ailleurs, le "petit personnel"). Extraits choisis :
Notre service était réputé pour les festivités qui y étaient organisées. En début d’année, notre Patron [Michel Machebœuf] nous offrait la galette des rois avec du Jurançon qu’une fois nous réussîmes à cristalliser plus ou moins en le mettant à rafraîchir un peu trop longtemps dans la chambre froide à –20°C !
Cet après-midi, Monsieur Monod me demande si je peux travailler un peu pour lui. Il me confie une bibliographie à faire d’après les Chemical abstracts de la bibliothèque de Chimie sur une enzyme dénommée glucuronidase. Certainement pour tester mes capacités en anglais aussi bien qu’en termes biologiques. (…) J’ai vu Monsieur Monod qui continue de m’appeler Madeleine, ce que je préfère à mon patronyme. Il m’a aperçue à la bibliothèque et n’en revient pas de voir tant de fiches sur la glucuronidase. A dire vrai, ce sujet m’étant naturellement totalement étranger, j’avais préféré en noter plus que pas assez…
Monsieur Monod fit installer un système discret que je qualifierai « d’éjecteur des indésirables » qui pouvait être mis en action grâce à un interrupteur dissimulé sous chacun des plateaux de nos bureaux respectifs, avec voyant rouge interposé. Si un importun prenait trop de temps auprès du Patron, je guettais la loupiotte. Si celle-ci s’allumait, je décrochais le téléphone et informais Monsieur Monod d’une urgence impérative ailleurs.
Je me souviens d’une fois où je prenais en sténographie une demande de subventions quand, s’arrêtant brusquement de dicter, Monsieur Monod quitta son bureau et se dirigea vers le tableau noir sur lequel il se mit à écrire à la craie de mystérieuses formules et des tas de chiffres. J’étais littéralement fascinée parcet interlude auquel je ne comprenais évidemment strictement rien. Soudain, revenant sur terre, il s’exclama : Regardez, ça y est ! Le crayon en l’air, pleine d’un innocent enthousiasme, assurément d’accord, je n’osais remuer le petit doigt, de crainte de troubler ses réflexions. En fait, filant vers son laboratoire contigu, il me planta là pour discuter avec ses collègues et élèves de la nouvelle idée ou du dernier concept qui venait de naître dans son esprit ! Et moi, je restais là , calée dans mon fauteuil devant un bureau vide, attendant la reprise de la demande de crédits.
Cet après-midi, le Patron m’a longuement dicté du courrier. Comme je riais d’une bêtise qu’il venait de dire : Vous n’êtes pas sérieuse, Madeleine, vous riez toujours ! Tous deux nous entamons alors une discussion sur un « canular » possible. Il faudrait publier, par exemple, un article qu’il signerait E. Kohli ! Le Patron propose alors de faire un petit papier plutôt signé E. Coli sur des travaux effectués sur l’homme et non sur les bactéries. Ce ne sera pas très facile ! Et il me demande de le faire !
A ne pas rater évidemment, les pages 197 et suivantes qui racontent les coulisses de l'annonce du prix Nobel (lequel est précédé de grosses rumeurs et s'évente forcément) ! Ainsi que ses suites, avec cette réponse magnifique à la question incongrue d'un journaliste : Monsieur, toutes les déclarations scientifiques sont du ressort des trois professeurs lauréats du prix Nobel [Jacob, Monod et Lwoff]. Pour les questions idiotes, nous n’avons personne prévu.
Et cette remarque de Jacques Monod : C’est drôle, depuis que le Nobel a été annoncé, je n’entendais plus ma petite voix intérieure et j’étais très triste. Heureusement, elle est revenue ce matin.
Enfin, le lecteur interessé trouvera en annexe (pages 268 et 269) la liste des engagements politiques de Jacques Monod, preuve s'il en fallait de l'extraordinaire fécondité d'un chercheur et homme hors du commun.
Commentaires
Bonjour, Dans la dernière phrase vous citez les engagements politiques de Jacques Monod, mais est-ce vraiment le rôle du scientifique? Surtout quand comme ici ses engagements sont plutôt peu glorieux, l'adhésion au parti communiste pour ne citer que ça (même si il semble s'en être détourné par la suite ).
Quand les politiques se mêlent de sciences, on voit bien les résultats désastreux que cela entraine pour la science. Le scientifique ne devrait-il pas se limiter lui aussi à son domaine de compétence?
@Guillaume > Faut-il alors lui reprocher sa Croix de guerre et sa Médaille de la Résistance ? Autant la biologie et la physique peuvent être vues comme des "domaines de compétence" gentiment cloisonnés, autant la politique est partout et n'échappe à personne ! C'est une vue un peu courte de ne pas voir le citoyen derrière chaque scientifique, surtout quand comme chez Monod l'idéal humaniste submerge…
Les mémoires de Madeleine Brunerie offrent en effet un point de vue intéressant (et passionnant) sur la vie de laboratoire. Ce type de regard est assez rare, car situé entre celui d'un véritable acteur et celui d'un témoin possédant un peu plus de recul. Des témoignages comme celui là sont précieux car il font un lien (à mes yeux) entre la dissection de la vie de labo (Latour) et les témoignages - souvent anecdotiques - des chercheurs eux-mêmes.
A lire, le témoignage du plus discret du trio du nobel "operon", André Lwoff. Un témoignage simple et intéressant sur son parcours scientifique (Protoza to Bacteria and Viruses - Fifty Years with Microbes, André Lwoff, Annual Review of Microbiology, October 1971, Vol. 25, Pages 1-27).
@Guillaume: Difficile de juger et critiquer un engagement politique individuel ("peu glorieux", ça fleure l'anticommunisme primaire ça! :). Je rejoins Enro, la vision du scientifique retiré de la vie de la cité est, à mon avis, à des kilomètres de la réalité.
@Olivier > Tout à fait, et c'est cette vision "au cœur du laboratoire" que je tente d'explorer en ce moment... D'autres billets sur le sujet sont déjà prévus !
Bonjour quand est il du chercheur Beljanski qui a effectué de nombreux travaux avec j. Monod ? Madeleine Brunerie apporte-t-elle quelques témoignages sur ce grand chercheur qui n'avait pas moins contribué à cette découverte voire même découvert encore plus de chose et qui a été mis à l'écart par J. Monod lui-même ?
@Cheryl : Je ne connaissais pas cette affaire mais Madeleine Brunerie l'évoque bien à partir du 21 avril 1964. Elle raconte d'abord que Monod essaye une bonne fois d'avoir la preuve des faits avancés par Mirko Beljanski, c'est-à -dire
. Réticent à donner un échantillon à analyser, Beljanski finit par céder aux pressions de Monod ( ) et Michelson, le chimiste organique de l'équipe de François Gros qui l'étudie longuement, conclut qu'il est , {{ce qui pose un problème de confiance dans le travail de ce chercheur et ennuie énormément}} Monod. Apparemment celui-ci n'en dort pas et deux semaines plus tard, Monod . Monod offre alors de et s'oblige à réfléchir encore . Un collaborateur de Severo Ochoa refaisant l'expérience ne réussit pas non plus à obtenir les résultats de Beljanski. Quelques mois plus tard, Monod se dit toujours ennuyé par cette affaire ; il raconte que mais . Madeleine Brunerie ajoute qu'l faudra deux ans pour savoir et que Monod ne croit même pas que la solution se fasse jour !A la suite de quoi Monod n'appuie pas la demande de Beljanski pour être nommé directeur de recherches regrette, et regrette de ne pouvoir lui proposer plus
.On ne sait finalement pas si Monod a refait les expériences de Beljanski, même en partie, car il disait avoir peur de ne pas en avoir le temps.
Les travaux de Beljanski ont beaucoup dérangé Monod... Beljanski a été "persécuté" et a émigré aux Etats-Unis... en fait pour en dire plus long Beljanski posait un problème à Monod car d'une certaine manière il ébranlait la légitimité de son pris nobel... d'où très certainement le parti pris de Jacques Monod. Beljanski avait découvert la réciprocité de la découverte de Monod : l'AND avait un Rôle sur l'ARN mais aussi l'ARN avait un rôle sur l'ADN... Sa femme a défendu et défend encore ses travaux !
Il a été écarté de la recherche française !!! (encore un) Il a mis au point chimiquement un composé à base de Pao Pereira qui ont un effet notoire sur les défences immunitaires... mais cela a beaucoup déplu au label pharmaceutique et de nombreux médecins ont été menacés de mort.
Mitterrand lui-même dans sa phase terminal de cancer a fait appel aux "produits beljanski"...
A là là ce produit issu des plantes qui gêne tant de monde !
En cherchant un peu sur internet on doit trouver des info toujours est il qu'en France ses produits sont interdits... pourquoi ? Et c'est dans l'illégalité que certains médecins les préconisent dans le traitement notamment du cancer (des statistiques ont montré qu'une grande partie des patients qui ont choisi ses produits à un stade bien précis de leur cancer n'ont pas eu besoin d'avoir recours à la chimithérapie)
Cheryl
@Cheryl > Ce que vous écrivez résume bien ce que j'ai pu lire sur la toile, avec une moindre virulence dont je vous suis reconnaissant ! :-) On voit en tous cas que "dans le feu de l'action", Monod était désolé pour Beljanski et l'animosité absente (ou pas encore présente). Quant à Mme Beljanski, elle est présente dans ces notes (chercher "Monique") et le portrait n'est pas flatteur : Monod la décrit comme surexcitée et parle de sa mauvaise inflluence sur Mirko Beljanski, tandis que Madeleine Brunerie a ces mots :