La science, la cité

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Faut-il encore interroger les candidat.e.s sur leur politique scientifique ?

Cette tribune a été publiée par Le Monde sous le titre « L’exercice du questionnaire aux politiques est inutile et dépassé »

En 2011 j’étais l’un des fondateurs de l’initiative “Votons pour la science” qui visait à interpeller les candidat.e.s à la présidentielle française sur une série de questions, afin de comprendre comment ils/elles appréhendaient les questions scientifiques et se positionnaient sur les thématiques suivantes : énergie, éducation, régulation des technologies et organisation de l’expertise, innovation. Portée par des passionnés qui font vivre depuis plus de 10 ans le débat scientifique à travers blogs, sites web, chaînes Youtube et comptes Twitter, “Votons pour la science” succédait à des mobilisations de blogueurs de science initiées aux États-Unis (élection présidentielle de 2008) puis au Canada (élection fédérale de mai 2011). L’exercice a fait florès : l’élection présidentielle de 2013 au Chili, l’élection du président du conseil de 2013 en Italie, l’élection présidentielle de 2016 aux États-Unis… ont toutes eu leur questionnaire de politique scientifique.

Pourtant, nous avons choisi de ne pas renouveler l’initiative pour les élections présidentielles de 2017. Non pas que l’exercice n’intéresse plus : les journalistes scientifiques réunis au sein de l’AJSPI d’une part, et les prestigieux scientifiques signataires de Science-et-technologie.ens.fr d’autre part, ont d’ores et déjà publié leur questionnaire en ligne. Mais nous arguons qu’il est inutile et dépassé. Certes, huit candidat.e.s, plus deux candidat.e.s à la primaire socialiste, nous avaient répondu : de quoi comparer largement leurs programmes ! Nous apprenions ainsi que Jacques Cheminade est fasciné par les nouvelles sources d’énergie (anti-matière, supraconductivité, stockage par chaleur sensible ou chaleur latente…) ; que Marine Le Pen s’entoure d’experts ayant “une réelle pratique de la science et [ayant], pour certains d’entre eux, poursuivi une carrière scientifique de premier plan” afin “de bien comprendre les grands enjeux associés à certaines problématiques scientifiques” ; qu’Eva Joly veut “faire des universités un lieu de formation majeur des cadres du pays” ; que Jean-Luc Mélenchon souhaite “inscrire dans la Constitution le droit des citoyens à intervenir dans le développement de la recherche”. C’était éclairant…

À peine François Hollande élu, il multiplia les signes de bonne volonté en déposant une gerbe en hommage à Marie Curie et en saluant les chercheurs amassés à l’Institut Curie. Jusqu’au choc de mi-mandat : le 17 octobre 2014, Sciences en marche mobilisait massivement la communauté scientifique contre la crise profonde traversée par le secteur de l’enseignement supérieur et de la recherche. Dans son discours à la tribune, le chercheur Pascal Maillard mettait le président Hollande face à ses engagements de campagne présentés sur notre site : redéployer une partie du Crédit impôt recherche pour les organismes et les Universités, revenir sur les financements de projets à court terme qui n’incitent pas à la prise de risque et qui enferment la recherche dans le conformisme, reconnaître le doctorat dans les grands corps d’État. En pratique, ce programme fut préparé par le député Jean-Yves Le Déaut, qui couvrait avec Geneviève Fioraso les sujets liés à l’innovation et à la recherche ; une fois élu, Hollande nomma Fioraso au Ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche et s’entoura de conseillers à l’Elysée d’où Le Déaut était absent. Quel poids ces “promesses” peuvent-elles donc avoir quand la parole politique est de plus en plus discréditée et les contraintes du pouvoir (notamment budgétaires) de plus en plus fortes ? N’engagent-elles que celles et ceux qui y croient ?

En 2012, nous avons vu les équipes de campagne remplir des questionnaires à tout va, émanant de groupes d’intérêt divers et variés où les scientifiques ne semblaient pas avoir plus de poids que les chasseurs ou le secteur des services à la personne… alors que les valeurs scientifiques sont menacées de toute part. La guerre culturelle dans laquelle nous sommes entrés pour faire face à la désinformation, à la post-vérité, aux biais cognitifs (écho de croyance, raisonnement motivé…) – auxquels n’échappent aucun bord politique – nécessite autre chose qu’un petit clientélisme s’attachant à quelques points de programme. Quand tout un système de valeurs fondamentales est mis en cause, la vigilance de tous les instants, la dénonciation, l’éducation… s’imposent à nous. Selon le politologue Brendan Nyhan cité par Hubert Guillaud, nous n’avons pas connu d’âge d’or démocratique : les faits n’ont jamais dominé l’opinion publique, les médias ou le discours politique. Voilà sur quoi il faut se battre, à l’instar de ces scientifiques américains qui s’engagent en politique depuis la victoire de Trump et se présentent aux élections sénatoriales de 2018 — sans que des questionnaires nous soient d’aucun secours.

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Lecture printanière : "La science pour qui ?" sous la direction de Janine Guespin-Michel et Annick Jacq

Coordonné par deux chercheuses en biologie et microbiologie mais co-écrit avec cinq autres, ce petit livre paru fin 2013 s’inscrit dans la collection “Enjeux et débats” de l’association Espaces Marx et des Éditions du Croquant. Il synthétise des années de débat et d’analyse au sein d’Espaces Marx (en lien avec d’autres mobilisations) visant à replacer les difficultés de la recherche publique à la fois dans le cadre d’un capitalisme financiarisé en mal d’innovation et dans celui du déficit démocratique marquant les relations entre la science et la société (p. 13). On sent les auteurs passionnés par ces questions, convoquant tour à tour des travaux académiques de philosophie des sciences ou des ouvrages plus « grand public », le programme de certains partis politiques ou les conclusions d’un Conseil européen récent.

Les auteurs structurent leur ouvrage de façon thématique, avec quatre parties encadrées d’une introduction et d’une conclusion. Je vais essayer ici de rendre compte plutôt de la progression logique de leur argumentation.

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La première partie du livre s’attache à un état des lieux de la recherche française et occidentale. Revenant au tiraillement historique des sciences entre une autonomie nécessaire et une dépendance à l’égard des financeurs et des attentes de la société, ils traitent d’abord de cette question délicate de l’autonomie : la revendication du retour à l’autonomie imprègne une partie de la communauté scientifique (p. 20). Elle trouve des relais dans les mouvements de chercheurs comme “Sauvons la recherche”, qui s’opposent aux normes externes de rentabilité et d’efficacité imposées par le “nouveau management public” (p. 22). Mais comment faire abstraction de l’intrication très forte entre sciences et technique (à visée économique) ?

Les auteurs nous amènent alors à étudier les rapports entre sciences et technique. La technique, écrivent-ils, est consubstantielle à l’humanité en ce qu’elle est partout présente dans nos actes quotidiens, tout ce qu’on sait faire, ce qu’ont transfère à des outils, et le rapport qu’on établit avec eux (p. 23) — au-delà même des activités de production. Vers 1820, les grandes écoles d’ingénieurs ont développé le concept des sciences appliquées pour désigner les techniques mises en œuvre dans l’industrie naissante (p. 25). C’est là qu’est née l’idée de techniques de productions rationnelles — comme directement issues des sciences —, devenue un des thèmes centraux du libéralisme puis de l’esprit républicain. Aujourd’hui, le terme de « technologie », plus noble, a remplacé chez les élites celui de « technique », d’où sont exclues les sciences humaines et sociales. Et dans la guerre économique mondiale, la technologie est devenue la base de la compétitivité avec le mot-clé « innovation ».

Les auteurs s’attaquent alors à cette notion d’innovation, qui apparaît au sein du vocable « recherche et innovation » comme l’alpha et oméga des relations entre science et société. L’occasion de rappeler la stratégie de Lisbonne lancée en 2000 par le Conseil européen, pour faire de l’Europe la première « économie de la connaissance » du monde. De fait, l’innovation se retrouve placée au cœur de l’économie, et la recherche devient un maillon essentiel de la prospérité économique. Toute la recherche publique s’oriente alors dans le but de produire des innovations, la recherche fondamentale étant même réduite à des champs disciplinaires susceptibles de produire de l’innovation à très court terme, et la R&D privée reportée sur le public avec des dispositifs comme le Crédit d’impôt recherche (CIR). L’imprévisibilité et le hasard heureux (sérendipité), qui seuls peuvent déboucher sur du vraiment neuf, n’existent plus. Le champ libre est laissé à une économie de la promesse, basée sur la promesse de bienfaits sans précédent pour l’humanité, tellement spéculative qu’elle contribue à générer des bulles technologiques qui finissent forcément par éclater (p. 34). Alors qu’une innovation doit rencontrer un imaginaire social pour trouver son marché, les politiques d’innovation actuelles échouent à la fois à engager le consommateur pour définir des valeurs d’usage définies collectivement, et à trouver dans le citoyen un soutien acceptant les risques engendrés par les innovations.

C’est alors que les auteurs abordent la question des publics de la science (au sens de John Dewey) : comment peuvent-ils investir les questions posées par la science et ses effets qui les concernent ? (p. 50). Sur le plan de l’éducation, la culture technique reste une « culture du pauvre » distinguant les filières professionnelles et techniques des filières générales, alors même que toute culture générale devrait inclure une réflexion sur la technique. Les actions de culture scientifique, technique et industrielle (CSTI) vont dans ce sens mais elles restent notoirement insuffisantes (en quantité ou en qualité, les auteurs ne le précisent pas). Sur le plan de l’intervention citoyenne, le débat sur les choix scientifiques et techniques reste confisqué ou exclut les profanes, laissant dans la course les seules associations dont les membres, professionnellement ou socialement, sont très proches des producteurs de science et de technologies (p. 54). L’expert est valorisé voire sacralisé, quand bien même la spécialisation des formations scientifique et la césure entre sciences de la nature et sciences humaines revient à faire des scientifiques des êtres quasiment incultes dans tous les domaines dont ils ne sont pas spécialistes, des ingénieurs formatés, (…) ou des décideurs sans formation scientifique (p. 55).

Après cet état des lieux de la recherche scientifique, les auteurs reviennent sur les mobilisations et les luttes des quinze dernières années. Qui se souvient que l’European Research Council, destiné à soutenir la recherche fondamentale, fut un cadeau de l’Union européenne aux chercheurs en colère (p. 40) ? Que l’Unesco publia en 1998 une Déclaration mondiale sur l’enseignement supérieur pour le XXIe siècle, si humaniste et opposée à l’éthique néo-libérale (p. 106) ? Que le syndicat de l’enseignement supérieur SNESUP a participé en 1998 à la création de l’association Attac, puis en 2000-2011au lancement du Forum social mondial (avec le syndicat de la recherche SNCS) ? Les luttes décrites par les auteurs, dont les mouvements Sauvons la recherche (2004) et Sauvons l’université (2009), sont mues par l’idée que la recherche est un bien commun universel, qui ne peut être défendu que dans le cadre d’un service publics (p. 61). Malheureusement, elles n’ont pas toujours été couronnées de succès : les recommandations des états généraux de la recherche conclus à Grenoble en octobre 2004 ont été perverties par les équipes ministérielles successives en charge de la recherche (…) au bénéfice de la stratégie de Lisbonne (p. 64) et si les mesures portant atteinte à l’indépendance statutaire des enseignants-chercheurs ont été retirées, aucun des autres aspects de la loi Pécresse n’a été modifié. Quant aux Assises de l’enseignement supérieur et de la recherche organisées à l’automne 2012, des promesses ont été faites à la communauté scientifique dont il ne reste à peu près rien (p. 65).

Enfin, les auteurs énoncent un ensemble de propositions qui sont autant de pistes pour redéfinir l’entreprise scientifique. Admettant avec humilité que leur réflexion les a conduits à faire face à de nombreuses contradictions, tensions, difficultés (p. 16), et à défaut de pouvoir en donner des résolutions définitives, ils proposent des leviers pour avancer, dans un esprit de pluralisme et de diversité. Ainsi, ils recommandent d’abord de recontextualiser la recherche, les chercheurs se devant d’être impartiaux mais pas d’être neutres : à eux de tenir compte de tout le contexte d’actions, de valeurs, de représentations, d’expériences (p. 86) dans lesquels s’insère le phénomène qu’ils étudient — une notion empruntée au philosophe Hugh Lacey, mais aussi à la philosophie féministe des sciences. Ils décrivent également la recherche participative, tout en pointant ses limites. Ils proposent de redonner du sens à la notion de science comme bien commun (l’une des co-auteurs du livre, Danièle Bourcier, est responsable scientifique des licences Creative Commons pour la France). Ils défendent l’importance d’un débat citoyen pour définir les priorités de recherche (et pas seulement trancher les choix techniques), qu’ils ne veulent pas confier aux seuls scientifiques. Ils invitent les travailleurs scientifiques et les citoyens à se rencontrer pour inventer une démocratie scientifique, et convoquent les militants des mouvements sociaux et des partis de gauche pour qu’ils s’emparent des questions scientifiques au lieu de les déléguer aux seuls scientifiques — et, ce faisant, aux détenteurs du capital (p. 103).

Le cri central de l’ouvrage est un appel à la vigilance citoyenne pour résister contre les risques et les dérives de la technoscience, et pour le développement de recherches “libres” (p. 49). Mais tout en se revendiquant de gauche, les auteurs n’hésitent pas à égratigner le gouvernement actuel et sa ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche, Geneviève Fioraso, quand elle soutient l’Opération d’intérêt national (OIN) du plateau de Saclay lancée par la droite ou qu’elle poursuit avec la loi Fioraso la même vision du rôle de la recherche que dans la loi Pécresse.

Ce travail synthétique donne des armes pour comprendre la politique contemporaine de la recherche. Bien qu’émaillé d’exemples concrets, ses formules définitives manquent parfois d’illustrations concrètes. Par exemple, quand les auteurs regrettent la réduction des champs disciplinaires à ceux qui paraissent susceptibles de produire de l’innovation à très court terme (p. 31) : comment expliquer alors que l’Inra s’éloigne de la recherche appliquée à l’agriculture pour aller vers une recherche d’apparence plus fondamentale en génomique, biologie des systèmes etc. ? Ceci s’explique par le mouvement concomitant de mondialisation de la recherche qui nécessité de publier dans des revues à fort facteur d’impact.

Les auteurs concluent leur propos en regrettant que la science [soit] détournée au seul service de la rentabilité d’un capital concentré aux mains d’une oligarchie financière de plus en plus réduite et puissante (p. 121). Ce langage connoté politiquement ne doit pas éloigner le lecteur curieux des transformations actuelles de la recherche, qui trouvera dans cet ouvrage un vade-mecum utile à la réflexion et l’action.

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Quels sont les effets de la médiation scientifique en général, et de l'art-science en particulier ?

Pas plus tard que mardi dernier, je discutais avec trois étudiants du master bordelais de médiation scientifique. Ils s'étonnaient du nombre relativement élevé de formations universitaires (ou écoles de journalisme) en médiation-communication des sciences, pour un domaine qui n'est finalement qu'un microcosme ou presque. Ce fut l'occasion de leur sortir la fameuse hypothèse de Joëlle Le Marec, qui continue de "fonctionner" 5 ans plus tard. Lors d'une conférence donnée à l'ENS Lyon, elle proposait l'idée que le développement des actions de culture scientifique avait moins fait pour le développement des filières scientifiques que pour celui… des filières de médiation scientifique. Qu'on pense aussi à tous les scientifiques arrivés jusqu'en licence ou en master et qui bifurquent vers les formations puis les métiers de la communication scientifique (si je me fie aux CV de candidats stagiaires reçus chez Deuxième labo, par exemple). Et on peut sans doute les comprendre vu l'état anémique des carrière scientifiques à l'université française, là où la médiation scientifique a le vent en poupe. Ainsi, la justification de "lutter contre la désaffection des étudiants pour les sciences" par la culture scientifique ne serait qu'un alibi ?

C'est l'une des deux ambiguïtés (pour ne pas dire plus) du discours institutionnel sur la culture scientifique, technique et industriel (CSTI) dont je parle dans une note bibliographique publiée sur le blog de Deuxième labo. La seconde ambiguïté, puisque la question vous brûle les lèvres, concerne la cible véritable de la vulgarisation : Baudoin Jurdant défend depuis longtemps l'hypothèse selon laquelle la CSTI remplirait une fonction d'oralisation de la science profitant avant tout au scientifique qui vulgarise, plutôt qu'au public qu'il est censé informer. En effet, combien de fois avons-nous entendu je vulgarise pour mieux comprendre ce que je fais ? Voici une autre position à contre-courant de la "pensée unique" sur la CSTI. Et, sans prétendre me mesurer à ces iconoclastes, j'avais décrit de mon côté l'idée d'une vulgarisation visant simplement à engager la conversation et créer du lien social, autour des sujets rassembleurs, étonnants… que sont les sujets scientifiques. Une hypothèse, écrivais-je, qui joue beaucoup moins sur les cordes sensibles des financeurs et institutionnels de la recherche….

D'où l'intérêt, finalement, de mieux comprendre les effets des actions et politiques publiques de CSTI, pour passer des objectifs imaginés aux accomplissements réels. C'est l'objet de cette petite note bibliographique. J'y défends le principe d'une évaluation sérieuse de la CSTI, qui est étonnamment très très rare. En insistant sur la nuance introduite par Pascal Lapointe en commentaire : il ne sert à rien de mesurer la "culture scientifique" hors de tout contexte en interrogeant à intervalles réguliers un panel de citoyens sur quelques connaissances scientifiques, comme le fait par exemple l'Eurobaromètre. C'est au mieux inutile (les scores n'ayant pas bougé entre 1992 et 2001, comme sous l'effet d'un fond culturel à grande inertie) et au pire contre-productif (car on s'imagine qu'être cultivé scientifiquement, c'est savoir que la Terre tourne autour du soleil). Par contre, un questionnaire adapté à l'activité de CST auquel le public vient de participer est tout à fait pertinent pour comprendre les effets de cette activité.

Je citerai un très bon exemple tiré de l'ouvrage de 2013 dirigé par Masseran et Chavot, dont j'ai donné un compte-rendu par ailleurs : il s'agit d'une étude de Joanne Clavel sur la réception par le public d'un spectacle de danse à contenu scientifique. Elle part du postulat selon lequel la dimension esthétique et sensible apporte une autre forme de communication, l'art proposant en particulier une quasi absence de contrôle du sens vis-à-vis du destinataire. Ce qui nous emmène dans une terra incognita par rapport aux pratiques classiques de vulgarisation. D'où l'importance de se demander ce que le public fait du spectacle auquel il assiste, et comment il en construit le sens.

Sans entrer dans le détail, Joanne montre que le prospectus "scientifique" qui accompagne le spectacle est finalement très peu lu. Les spectateurs sont surpris par le spectacle de danse qui se déroule dans les allées de la ménagerie du Jardin des plantes et s'arrêtent pour y assister. Une fois leur intérêt enclenché, ils comprennent ce qu'ils voient (plus de 80% des spectateurs ont reconnu une interprétation d'oiseaux), et ressenti des émotions assez fortes (note moyenne de 3,5 sur une échelle allant de -5 à 5). Il s'agit clairement d'une approche alternative à la transmission de connaissances : la médiation par la danse renvoie ici aux dimensions esthétiques et éthiques de la biologie de la conservation et pas uniquement à sa dimension cognitive classique. Mais les résultats de l'évaluation montrent bien que cette approche donne des résultats.

Cette recherche n'est pas anodine. D'une part, elle aide les professionnels de la médiation à comprendre le statut des spectacles art-science : toucher le spectateur par l'enchantement du monde qu'elle propose ? Fournir un marchepied à la vulgarisation classique ? Renvoyer à d'autres dimensions de la science comme l'éthique ? D'autre part, elle concerne aussi les décideurs qui élaborent les politiques de culture scientifique. En effet, la médiation des sciences par l'art ("art-science") a le vent en poupe, et s'institutionnalise de plus en plus. Ainsi, la région Île-de-France précisait dans son appel à projets 2014 de soutien à la promotion de la culture scientifique que, pour être éligibles, les actions à dimension artistique auront comme objectifs premiers la culture scientifique et devront également être accompagnés par une médiation scientifique ou une mise en débat. Or si 77 % des spectateurs ne lisent pas le prospectus scientifique, et que le dispositif transmet bien des connaissances transformées en émotion et en expérience, on peut se demander au nom de quoi il faudrait l'enrober de ceci ou cela…

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L'évaluation et la gestion du risque climatique, parent pauvre du GIEC

Dans le dernier numéro de sa feuille de choux (décembre 2010), la British Science Association consacre un intéressant article au travail du GIEC. Vous vous souvenez qu'en mars dernier, le Secrétaire Général des Nations Unies et le Président du GIEC ont chargé le Conseil Inter-Académique (qui rassemble l’ensemble de l’expertise et de l’expérience d’Académies nationales des sciences de toutes les régions du monde) d'étudier le GIEC et de recommander des façons de renforcer les processus et les procédures qui serviront à la préparation de ses futures évaluations. Dans ce rapport publié en août, il est dit notamment que toute action basée sur des preuves scientifiques implique forcément une estimation du risque et une procédure de gestion du risque. Pourtant, ce point n'est pas plus développé.

Dans son article, donc, Jay Gulledge (directeur du Science and Impacts Program au Pew Center on Global Climate Change), écologue de formation et spécialiste des échanges gazeux entre le sol et l'atmosphère, regrette que le GIEC ait tant contribué à montrer depuis deux décennies que le climat est en train de changer à cause de l'action de l'homme, tout en laissant les décideurs dépourvus d'outils pratiques pour faire face à l'immense question de politiques publiques qui s'ensuit. Depuis son premier rapport publié en 1990, le GIEC semble considérer que les politiques publiques découleraient naturellement de la résolution des incertitudes scientifiques. S'il y a une "valeur" propre au GIEC et aux climatologues, comme se le demandaient ICE, Benoît Urgelli et Gayané Adourian et dans une discussion sur le Pris(m)e de tête, c'est probablement celle-là.

Or, pour réduire l'incertitude on doit poser de nouvelles questions, et cela augmente bien souvent l'incertitude ! De plus, la structuration du GIEC en groupes de travail a conduit à séparer les sciences de la nature des sciences sociales, au détriment de l'interdisciplinarité voulue pour une bonne estimation du risque. Ainsi, les économistes ont longtemps estimé les coûts du changement climatique en utilisant les températures moyennes que leurs fournissaient les modèles du climat futur. Or ce sont bien souvent les températures et événements climatiques extrêmes qui détruisent les cultures ou bloquent un pays ! Les moyennes sont peu utiles à l'estimation du risque, et privent les décideurs d'outils pratiques pour gérer le risque et l'adaptation au climat de demain.

Certes, les choses commencent à changer lentement et dans son rapport de 2007, le GIEC reconnaissait que répondre au changement climatique implique un processus itératif de gestion du risque qui inclut à la fois l'adaptation et l'atténuation, et qui prend en compte les dégâts du changement climatique, les cobénéfices, la durabilité, l'équité et les comportements face au risque. Mais en pratique l'interdisciplinarité n'est pas organisée et reste sous-financée. Je signale d'ailleurs aux lecteurs intéressés que le dernier numéro de la revue Natures Sciences Sociétés est consacré à l'adaptation aux changements climatiques...

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Pourquoi Paris 7 recrute un prix Nobel

La nouvelle est tombée avec quelque fracas : l'université Paris-Diderot vient de recruter comme professeur le cosmologiste George Smoot. Et alors, me direz-vous ? Elle a recruté 14 professeurs en 2009 et le laboratoire Astroparticule et cosmologie qui l'accueille compte rien de moins que 180 personnes. Non, la grosse nouvelle, c'est que George Smoot a obtenu en 2006, avec John C. Mather, le prix Nobel de physique pour ses travaux sur le fond diffus cosmologique. Et ça, c'est pas n'importe quoi. Après la surprise, voire l'émotion, vient l'étonnement : que diable vient faire George Smoot à Paris ? Lui-même s'explique dans une vidéo qu'il a bien voulu enregistrer pour nous et que l'université a bien voulu sous-titrer. En bref, il est déjà venu à Paris (Collège de France) pendant quelques semaines en 2002 et avait noué de bonnes relations avec les membres du laboratoire APC. Il est revenu en 2008 grâce à une chaire Blaise Pascal et entérine sa collaboration avec Paris 7 par ce recrutement.

Mais ce qui m'intéresse, ce sont les raisons pour lesquelles cette université, en vertu des pouvoirs qui lui sont conférés par la loi sur l'autonomie des universités, a voulu ce recrutement. Quelques hypothèses :

  • d'après Sylvestre Huet, avec un prix Nobel dans ses rangs, Paris 7 va faire un bond dans le classement de Shangaï : le nombre de prix Nobel dans le corps professoral de l'institution compte en effet pour 20 % de sa note finale, et celle qui patine aujourd'hui entre les 101e et 151 rangs pourrait remonter dans le top 100 mondial. Sauf que le classement de Shanghaï crédite l'institution à laquelle le chercheur était affilié au moment où il reçoit son prix, et pas celle(s) qu'il a rejoint ensuite[1] !
  • un prix Nobel va pouvoir mener une recherche d'excellence (selon l'expression consacrée). Les travaux d'Yves Gingras et son équipe québecoise de bibliométrie ont effectivement montré qu'après 50 ans (Smoot a 65 ans), les chercheurs ont une baisse de productivité et donc diluent moins leurs articles à fort impact, qui restent en nombre à peu près constant — augmentant ainsi la visibilité et l'excellence nette de leur institution ;
  • en digne prix Nobel, George Smoot possède un excellent réseau constitué de personnes-clés et mène de nombreuses activités qui font vivre ce réseau (comme l'écrit S. Huet avec un soupçon d'ironie : il avait un avion pour le Japon et dirige un centre en Corée). Ne doutons pas qu'il saura développer de nombreux partenariats au sein de Paris 7 ;
  • enfin, comme je l'écrivais dans un billet précédent, les prix Nobel ne sont pas que des experts de leur domaine et possèdent souvent une "expertise projetée" qui consiste à appliquer à un domaine l'expertise acquise dans un autre et leur permet de parler à chacun, d'évaluer différentes options, de faire les choix qui se révéleront finalement les plus pertinents — bref, d'être l'huile qui va faire mieux tourner les rouages de la science. Dans le cas du laboratoire APC, cela augure d'une dynamique positive et d'un bon développement pour les années à venir.

Cette dernière hypothèse semble la plus fondée puisque le communiqué de presse de l'université (via Sylvestre Huet) explique que G. Smoot ambitionne (…) de créer un centre de cosmologie, comme celui qu’il a su développer à l’Université de Berkeley, lequel permettrait de renforcer la cohérence des laboratoires parisiens en même temps que George Smoot travaillera en interaction avec les différentes équipes de ce laboratoire et orientera ses travaux vers les développements des futures missions spatiales en cosmologie. Finalement, même si les bénéfices seront indirects et longs à venir, je ne pense pas comme Tom Roud que George Smoot prend la place d'un jeune chercheur. Ce qu'il va faire à Paris, sans doute nul autre n'aurait été à même de le faire, et cela bénéficiera en retour à la communauté avec encore plus de postes et de crédits ! Où l'on voit également que les insinuations rapides sur la classement de Shanghaï son mal fondées (ou alors l'université Paris-Diderot a bien mal calculé son coup)…

Notes

[1] Comme le précise la note méthodologique : Award = the total number of the staff of an institution winning Nobel Prizes in Physics, Chemistry, Medicine and Economics and Fields Medal in Mathematics. Staff is defined as those who work at an institution at the time of winning the prize

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