Les surprises de l'histoire des sciences
3
août
2010
J'ai beau savoir que l'histoire des sciences ne se résume pas à un progrès et qu'il faut se lever tôt pour y trouver un sens, je continue à être surpris par ses multiples méandres. Prenez l'histoire de la génétique : on connaît tous l'année 1953 qui marque la découverte de l'ADN par Watson et Crick (avec l'aide de Rosalind Franklin). Ce fut une belle prouesse que de donner une forme (de double hélice) à cette molécule si importante pour la vie, marquant l'apogée d'une quête longue de plusieurs décennies. Cette page retrace bien les étapes que l'on cite en général pour marquer cette chronologie :
- 1879 - W. Flemming : chromatine vue au microscope + chromosome
- 1902 - Sutton : observation de chromosomes durant la méiose ; même comportement que les facteurs mendéliens ; postulat : les gènes sont sur les chromosomes
- 1928 - Griffith : transformation bactérienne ; transgénèse bactérienne
- 1931 - Morgan : recombinaison, crossing-over
- 1935 - Avery : rôle ADN facteur transformant
- 1941 - Beadle, Tatum : Neurospora ; relation gène-enzyme
- 1944 - Avery : ADN support de l’information génétique
- 1950 - Chargaff : proportion équivalente AT et CG
- 1953 - Watson, Crick : modélisation double hélice appariement A=T, C=G
Je connais bien cette histoire d'ailleurs, mes chats ne s'appellent-ils pas Beadle et Tatum[1] ?!
La surprise, elle, est venue la semaine dernière. En assistant à un séminaire de Soraya de Chadavarian (UCLA), j'ai découvert que pendant que ces messieurs dames cherchaient à comprendre comment est codée l'information génétique, d'autres s'intéressaient à nos chromosomes : combien y en a-t-il, quelles sont leurs anomalies… ? Exactement au même moment ! Ainsi, ce n'est qu'en 1956 qu'on saura avec certitude que l'homme possède 23 paires de chromosomes.[2]
Pour moi, l'étude des chromosomes (qu'on appelle "cytogénétique") venait forcément avant l'étude de l'ADN, à la fois parce qu'ils sont "au-dessus" en terme d'organisation de l'information, mais aussi parce qu'ils semblent plus faciles d'accès car plus gros. Sans doute est-ce une lecture biaisée par la prédominance de la double hélice d'ADN dans notre représentation de la génétique, comme le "graal suprême" !
Ce qui est aussi intéressant dans cette histoire, c'est que le "moteur" du développement de la cytogénétique fut tout autre que celui du de la biologie moléculaire. Qui dit étude des chromosomes (et caryotypage des individus) dit d'abord applications médicales. Michael Court-Brown, qui fut directeur entre 1956 et 1969 de la Medical Research Council Human Genetics Unit à l'hôpital d'Edimbourg, lança par exemple une base de données de carytoypes (Registry of Abnormal Human Karyotypes) et obtint plusieurs résultats importants : première description d’un homme XXY, et du lien avec le syndrome décrit par Klinefelter, première description d’une femme XXX… Mais ces préoccupations médicales avaient une autre origine : l'âge d'or du nucléaire et l'étude des mutations chromosomiques induites par les radiations. C'est ainsi qu'une partie de la génétique a été influencée par la physique nucléaire et les questions de radiation !
Je vous le disais, l'histoire des sciences est pleine de surprises (et de photos de chats) !
Commentaires
Caryotopage ? tu veux dire Caryotypage.
@ben : Corrigé, merci !
>C'est ainsi qu'une partie de la génétique a été influencée par la physique nucléaire et les questions de radiation !
Et tout ça sans évoquer Marie Curie, l'hopital et l'Institut Curie.... C'est quand meme un cas d'école des relations entre chime, physique nucléaire, applications médicales et recherche en biologie...
Et c'était quoi d'après toi le "moteur" du développement de la biologie moléculaire (puisque tout autre que celui de la cyto) ?
@Nicolas : C'est vrai, mais vous oubliez la bombe atomique qui change considérablement la donne entre Marie Curie et les années 1950-1960 !
@elifsu : Tous les historiens ne sont pas d'accord, certains y voient une entreprise "bio-politique" encouragée par la Fondation Rockefeller et sa vision d'un contrôle biologique des processus sociaux, d'autres y voient le résultat d'un "assemblage" de nouvelles techniques de laboratoire (souvent issues d'autres domaines que la biologie : ultracentrifugation, microscopie électronique, analyse structurale aux rayons X, marqueurs radioactifs, chromatographie, électrophorèse), de nouveaux modèles biologiques (transition de la drosophile ou du maïs vers les bactérie, champignon, levure et virus) et de disciplines extérieures à la biologie des organismes "classique" (notamment biochimie et biophysique).
Au risque de paraître trivial, cette idée se retrouve massivement dans les comics des année 50 et 60 avec l'apparition de sur-hommes dont beaucoup tenaient leurs pouvoirs de la radioactivité : Hulk, Spiderman.. pour ne citer que les plus connus.
Peut être que ça n'a rien à voir, peut être que c'est juste un prétexte pour introduire les comics, peut être qu'ils révèlent au fond le fond des idées de l'époque : âge d'or de la physique... ;)
@Sirtin : Oui, il y a de ça ! C'est le côté "romancé" de l'histoire, les surhommes victimes des radiations… et pendant ce temps des vrais chercheurs se penchaient sur l'effet des mutations au niveau des chromosomes ! Merci pour la piqûre de rappel, j'en profite pour ajouter une illustration à ce billet : l'Homme qui rétrécit de Matheson (1956), avant sa rencontre avec le "brouillard radioactif" qui le fera rétrécir…