La science, la cité

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Mot-clé : histoire

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Petite mythologie du traitement d'image

Les disciplines scientifiques ont souvent leurs petites histoires, leurs anecdotes qui les rendent banalement humaines tout en leur apportant une dose de mythologie. Les physiciens des particules savent par exemple que le nom "quark" fut tiré de Finnegan's Wake de James Joyce ; les astrophysiciens se souviennent que le terme "big bang" fut inventé par Fred Hoyle d'abord pour s'en moquer, avant d'être définitivement adopté par la communauté ; mais peu d'informaticiens savent d'où provient cette image :

Attendez… quel est le rapport avec l'informatique ? Cette photo de visage féminin est utilisée depuis 1973 pour évaluer le résultat d'un algorithme de traitement d'image, qu'il s'agisse de compression, réduction du bruit… Elle s'y prête bien : la photo regorge de détails capables de mettre à l'épreuve le meilleur des algorithmes et contient aussi bien des aplats que des textures et des ombres. Mais quand Alexander Sawchuk, fatigué d'utiliser les images standard de test qui remontaient au début des années 1960, chercha un portrait sur papier brillant pour dépanner un collègue qui devait soumettre un papier à un colloque, il ne se doutait pas qu'il ferait l'histoire. Et pas de n'importe quelle façon : une personne entra alors au laboratoire avec un numéro récent de Playboy, dont l'encart central mettant en scène la délicieuse Lena Soderberg (agée de 21 ans). La photo était toute trouvée, il ne restait plus qu'à la scanner en coupant aux épaules. La photo dans son entier est on ne peut plus suggestive (attention, nudité).

Cette "Lenna", comme on surnomme la photo aujourd'hui, n'est pas arrivée par hasard dans les ordinateurs des chercheurs : c'est un monde essentiellement masculin qui préfère travailler sur un joli minois que sur une photo quelconque. Mais de là à utiliser la photo d'une pin up (également sous droit d'auteur, ce qui pose d'autres problèmes sur lesquels le magazine Playboy est passé de façon magnanime), on n'est pas très loin du monde des chauffeurs routiers…

Et apparemment ce n'est pas prêt de s'arrêter : les chercheurs se sont plains au fil du temps qu'il leur manquait des informations précises sur la numérisation originale de la photo pour pouvoir travailler efficacement. Jeff Seideman, président à Boston de la section locale de la Society for Imaging Science and Technology, prévoyait apparemment de re-scanner l'image en collaboration avec les archivistes de Playboy et en faire l'image de référence du XXIe siècle pour comparer les techniques de compression !

Notons aussi que l'année suivante, en 1974, un informaticien décidait pour la première fois de faire afficher "hello world" à son programme, ouvrant ainsi une tradition qui se perpétue encore aujourd'hui ! Ces années-là se construisit donc la mythologie qui fonde l'informatique aujourd'hui…

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Lecture hivernale : "Comment faire taire les grenouilles" de Christophe Recoura

L'an dernier à cette époque, je lisais un livre à mi-chemin entre le compte-rendu naturaliste et les miscellanées populaires. J'ai décidé d'approfondir cette veine avec Comment faire taire les grenouilles, un ouvrage courageux de Christophe Recoura paru aux petites éditions FYP. Pourquoi courageux ? Parce que republier des extraits d'encyclopédies naturalistes, illustré d'images rares servies par une belle photogravure et un beau papier, semble promis à un échec à la fois financier et intellectuel. Qu'est-ce que de vieux grimoires ont à nous apprendre sur les animaux aujourd'hui ?!

Ouvrir ce livre, c'est donc embarquer pour un voyage au pays des cabinets de curiosité, où connaissances savantes et contes populaires se mélangent allègrement. Christophe Recoura puise autant chez Albert le Grand (l'alchimiste) que Pline l'ancien (celui qui mourut près de Pompéi, en allant étudier l'éruption du Vésuve), mais aussi l'abbé Spallanzani (qui mit des culottes aux grenouilles) et Quatremère d'Isjnoval (qui fit d'excellentes prédictions météo en regardant les araignées tisser leur toile). Ces étranges savants sont aussi importants que les textes que Ch. Recoura a compilé pour nous, puisque comprendre les auteurs permet de comprendre les auteurs (et réciproquement) : nous sommes dans un monde où la connaissance n'est pas désincarnée mais se raconte.

Nous avons donc là un pot pourri de petites histoires, qui montre que le savoir a eu ses limites et qu'il en a toujours autant. L'auteur lui-même se trompe au moins une fois sur l'ornithorynque, quand il raconte que Wilhelm Haacke et William Caldwell ont découvert simultanément en août 1884 que l'ornithorynque pondait des œufs (comme on le lit un peu partout). En fait, Haacke (directeur du musée d'Adélaïde) avait découvert le premier œuf d'échidné. Comme il le raconte lui-même :

On the 3rd of August, 1884, a number of living specimens of Echidna hystrix were brought to Adelaide from Kangaroo Island, where they had been captured some days previously. I was unable to procure more of them than two, a male and a female, as the others had been disposed of before I heard of them. But those two afforded me the good fortune of making a discovery that, in our days, perhaps no naturalist would have expected to make. I found an egg in the mammary pouch of the female, and was thus enabled to prove that Echidna is really an oviparous mammal. This discovery was made on the 25th of August; it was announced, and the egg was exhibited at the meeting of the Royal Society of South Australia on the 2nd of September; the scientific society referred to being the first one on record, the members of which had an opportunity of examining an egg laid by one of the Monotremata.

Si l'époque des articles scientifiques qui se lisent comme des romans et des premières scientifique et naturalistes vous fascine (on montrait pour la première fois que les monotrèmes, des mammifères dont font partie l'échidné et l'ornithorynque, pondent des œufs : rendez-vous compte !), ce livre est fait pour vous. Vous saurez l'histoire de la découverte du magnétisme animal, du rhinocéros et du corail qui n'était pas une plante mais un animal… Et entre découvertes et pseudo-découvertes, votre esprit critique sera soumis à dure épreuve !

Nota bene : mon exemplaire m'a été offert par les éditions FYP lors du BookCampParis2 à la Cantine et je les en remercie.

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L'histoire de la penicilline selon la BBC

La BBC 4 diffusait la semaine dernière Breaking the Mould, un docu-fiction sur la naissance de la pénicilline entre les mains de… Florey et Chain ! Première surprise pour certains qui associent indéfectiblement pénicilline et Fleming. Mais pas pour les lecteurs du Bacterioblog qui se souviennent de l'excellent billet de Benjamin il y a deux ans, ni pour ceux qui savent que le prix Nobel de physiologie/médecine 1945 est allé aux trois hommes.

Il y aurait beaucoup à dire sur cette création originale, et je renvoie les lecteurs vers la critique de Jennifer Rohn sur le site Lablit. On y trouve en tous cas beaucoup de choses intéressantes : la distinction entre le chercheur de paillasse (Ernst Boris Chain), obsédé par sa quête et prêt à sacrifier beaucoup de choses pour son travail, et l'administrateur (Howard Walter Florey, seulement 8 ans plus agé) qui trouve les financements, recrute et rassemble les expertises dont a besoin le laboratoire, s'assure les soutiens politiques ou industriels. Ou échoue à se les allier, puisque l'industrie pharmaceutique dispose des sulfamides, qui seront les médicaments les plus vendus dans les années 1950, et que l'idée de produire des antibiotiques par fermentation lui est étrangère. La "culture chimique" de l'entreprise pharmaceutique va la tenir éloignée des antibiotiques, dont vont s'emparer des industriels de l'agro-alimentaires et autres spécialistes de la fermentation comme Pfizer[1]. On constate aussi la faible place des femmes, on assiste aux débats sur les brevets (faut-il ou non breveter la péniciline ? Et si on ne le fait pas et que les Américains le font, est-ce que le Royaume-Uni sera privé d'une découverte aussi cruciale ?).

Ce qui m'a le plus intéressé, c'est la mise en image de ce que raconte Wei Chen dans son livre Comment Fleming n'a pas inventé la pénicilline (qui a pour titre original The laboratory as business, Sir Almroth Wright's vaccine programme and the construction of penicillin) : cette idée que la pénicilline de Fleming n'est pas la même pénicilline que celle de Florey et Chain : onze années ont passé, la Seconde guerre mondiale est là et la guérison des sépticémies, gangrènes et autres infections bactériennes est un aimant puissant. La pénicilline de Florey et Chain est construite comme un agent thérapeutique alors que celle de Fleming était un outil de laboratoire.

Dans cette narration très britannique, quelques libertés sont prises avec l'histoire. Est passé sous silence le rôle de René Dubos, dont Bruno Latour écrit[2] que par l'un des plus curieux cas de rétrodécouverte de l'histoire des sciences, il oblige Florey à s'intéresser enfin à cette moisissure que Fleming déclarait sans intérêt et dont l'effet ressemble grandement à la thyrothricine que lui, Dubos, vient de découvrir (mais peut-être que cette version est teintée d'un autre nationalisme, français cette fois). Le film nous montre juste Chain lisant l'article de Fleming (le véritable, ça m'a ému de voir de la littérature scientifique en gros plan à la télé !) et creusant la piste de cette substance que Fleming n'avait pas réussi à faire produire en quantités suffisantes et à isoler. Quant à l'arrivisme de Fleming à la fin du film, qui vient récolter les lauriers du travail ingrat effectué par d'autres simplement parce qu'il actionne quelques leviers au sein du gouvernement, il est un peu forcé. Mais il a le mérite de montrer que la paternité d'une découverte est toute relative… aujourd'hui encore, la pénicilline reste associée au seul nom de Fleming !

Notes

[1] Le film ne montre pas cette toile de fond, c'est mon travail au sein du séminaire "Innovations médicales et thérapeutiques" qui me l'a enseignée.
[2] Préface à R. Dubos, ''Louis Pasteur : franc-tireur de la science'', La Découverte.

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Jacques Monod au jour le jour

Via le numéro de mars du magazine La Recherche, j'apprends que l'Institut Pasteur vient de mettre en ligne le journal personnel de Madeleine Brunerie, qui fut "pastorienne" pendant 58 ans, d'abord comme employée puis comme bénévole. Elle fut notamment technicienne de laboratoire et secrétaire du service de Chimie biologique, dirigé successivement par Michel Machebœuf (1946-1953) et Jacques Monod (1953-1954), secrétaire de Jacques Monod au service de Biochimie cellulaire (1954-1971) puis secrétaire de direction, chargée du courrier personnel et scientifique du directeur de l'Institut Pasteur, Jacques Monod (1971-1976).

La transcription par son auteur des notes presques quotidiennes, au moins jusqu'en 1970, a demandé un sacré travail qui est désormais à  la disposition de chacun. Profitons de ce trésor pour explorer plusieurs décennies de recherche de pointe française, dans le domaine de la chimie des protéines (dont Michel Machebœuf fut un pionnier) et de la génétique et biologie moléculaires (dont Jacques Monod, prix Nobel, fut l'un des chefs de file). Et, comme le remarque l'éditorial, on a rarement l'occasion de suivre de près ce qui se passe dans un laboratoire, les événements qui permettent sa création puis sa disparition, ou son passage à  d’autres mains, les conditions relationnelles et matérielles qui permettent la production d’une information scientifique communicable (…), la circulation des personnes en son sein et le réseau dans lequel il est inséré (…), bref ce qui fait la vie d’un laboratoire.

Pas d'hagiographie ici mais un témoignage vivant, au plus près du personnel des laboratoires et des institutions de recherche (souvent, d'ailleurs, le "petit personnel"). Extraits choisis :

Notre service était réputé pour les festivités qui y étaient organisées. En début d’année, notre Patron [Michel Machebœuf] nous offrait la galette des rois avec du Jurançon qu’une fois nous réussîmes à  cristalliser plus ou moins en le mettant à  rafraîchir un peu trop longtemps dans la chambre froide à  –20°C !

Cet après-midi, Monsieur Monod me demande si je peux travailler un peu pour lui. Il me confie une bibliographie à  faire d’après les Chemical abstracts de la bibliothèque de Chimie sur une enzyme dénommée glucuronidase. Certainement pour tester mes capacités en anglais aussi bien qu’en termes biologiques. (…) J’ai vu Monsieur Monod qui continue de m’appeler Madeleine, ce que je préfère à  mon patronyme. Il m’a aperçue à  la bibliothèque et n’en revient pas de voir tant de fiches sur la glucuronidase. A dire vrai, ce sujet m’étant naturellement totalement étranger, j’avais préféré en noter plus que pas assez…

Monsieur Monod fit installer un système discret que je qualifierai « d’éjecteur des indésirables » qui pouvait être mis en action grâce à  un interrupteur dissimulé sous chacun des plateaux de nos bureaux respectifs, avec voyant rouge interposé. Si un importun prenait trop de temps auprès du Patron, je guettais la loupiotte. Si celle-ci s’allumait, je décrochais le téléphone et informais Monsieur Monod d’une urgence impérative ailleurs.

Je me souviens d’une fois où je prenais en sténographie une demande de subventions quand, s’arrêtant brusquement de dicter, Monsieur Monod quitta son bureau et se dirigea vers le tableau noir sur lequel il se mit à  écrire à  la craie de mystérieuses formules et des tas de chiffres. J’étais littéralement fascinée parcet interlude auquel je ne comprenais évidemment strictement rien. Soudain, revenant sur terre, il s’exclama : Regardez, ça y est ! Le crayon en l’air, pleine d’un innocent enthousiasme, assurément d’accord, je n’osais remuer le petit doigt, de crainte de troubler ses réflexions. En fait, filant vers son laboratoire contigu, il me planta là  pour discuter avec ses collègues et élèves de la nouvelle idée ou du dernier concept qui venait de naître dans son esprit ! Et moi, je restais là , calée dans mon fauteuil devant un bureau vide, attendant la reprise de la demande de crédits.

Cet après-midi, le Patron m’a longuement dicté du courrier. Comme je riais d’une bêtise qu’il venait de dire : Vous n’êtes pas sérieuse, Madeleine, vous riez toujours ! Tous deux nous entamons alors une discussion sur un « canular » possible. Il faudrait publier, par exemple, un article qu’il signerait E. Kohli ! Le Patron propose alors de faire un petit papier plutôt signé E. Coli sur des travaux effectués sur l’homme et non sur les bactéries. Ce ne sera pas très facile ! Et il me demande de le faire !

A ne pas rater évidemment, les pages 197 et suivantes qui racontent les coulisses de l'annonce du prix Nobel (lequel est précédé de grosses rumeurs et s'évente forcément) ! Ainsi que ses suites, avec cette réponse magnifique à  la question incongrue d'un journaliste : Monsieur, toutes les déclarations scientifiques sont du ressort des trois professeurs lauréats du prix Nobel [Jacob, Monod et Lwoff]. Pour les questions idiotes, nous n’avons personne prévu. Et cette remarque de Jacques Monod : C’est drôle, depuis que le Nobel a été annoncé, je n’entendais plus ma petite voix intérieure et j’étais très triste. Heureusement, elle est revenue ce matin.

Enfin, le lecteur interessé trouvera en annexe (pages 268 et 269) la liste des engagements politiques de Jacques Monod, preuve s'il en fallait de l'extraordinaire fécondité d'un chercheur et homme hors du commun.

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Darwin qui vient dîner

Cela ne vous aura pas échappé, 2009 est l'année Darwin, célébrant à  la fois le bicentenaire de la naissance de notre homme et les 150 ans de son chef d'oeuvre, De l'origine des espèces. Le président de la Société linéenne qui avait accueilli les exposés de Charles Darwin et d'Alfred Wallace déclara dans son rapport annuel : Cette année [1859] ne fut point marquée par aucune de ces découvertes qui, en quelques sorte, révolutionnent d'un seul coup le domaine scientifique où elles s'appliquent. Ah, s'il avait su !

Pour fêter cette nouvelle année, je ne peux m'empêcher de reprendre le chouette travail geekesque et auto-référentiel à  souhait de Pierre Lindenbaum : un portrait de Charles Darwin obtenu par… algorithme génétique.

Selon ce principe informatique emprunté à  la biologie, une population de 20 individus évolue en fonction d'un seul critère : que les 50 triangles codés par un individu forment une image la plus ressemblante possible à  l'image de départ. La sélection s'opère au sein de la population, les individus les plus adaptés sont recombinés entre eux pour former une nouvelle génération dont certains individus seront plus performants et d'autre moins, mais en moyenne plus performant qu'à  la génération précédente. On introduit également un taux de mutation pour éviter de s'enfermer dans des minima locaux et le tour est joué. En l'espace de 200 itérations, l'évolution est étonnante ! Une belle démonstration du pouvoir de la mutation pour fournir des formes toutes plus variées les unes que les autres et de la sélection pour ne conserver que les plus adaptées au contexte donné.

Et avec un peu d'avance, je vous souhaite une bonne année à  tous !

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