La science, la cité

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Mot-clé : épistémologie

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Les limites de l'expérimentation

Le passage signé Ian Hacking que je citais dans mon billet précédent sur l'expérimentation se termine en fait sur cette phrase : Les critères d'identité pour un phénomène peuvent donc être hautement théoriques. Ce que cela signifie, c'est que l'expérimentation essaye bien de faire parler la réalité mais que celle-ci ne répond pas de façon univoque. Pour dire si deux phénomènes traduisent bien la même réalité, il faut une théorie. Il faut une interprétation. Il faut une certaine "lecture". Ce sont ces limites de l'expérimentation dont nous allons discuter ici.

Par exemple : lors d'une observation, on ne rend pas compte de manière pure de ce qu'on observe. Comme dans cette illustration fameuse où l'on peut voir alternativement un vase et deux visages face à  face, il ne suffit pas d'une expérience visuelle pour voir quelque chose mais il faut également une représentation a priori de ce qui peut être vu. Les faits s'imposent nullement comme tels à  l'homme, en dehors d'un certain regard, d'une certaine perspective portée sur les choses, elle-même déterminée par une certaine attente, en rapport avec une certaine interprétation de la réalité.

Pour savoir comment les chercheurs se sortent de ces difficultés, les philosophes des sciences se sont fait anthropologues et ont séjourné dans les laboratoires. C'est ainsi que certains auteurs, notamment Harry Collins, ont attiré notre attention sur les savoirs tacites des expérimentateurs, reprenant un concept mis en avant dans les années 1950-1960 par Michael Polanyi. Ces savoirs tacites sont typiquement individuels puisqu'ils se transmettent difficilement, non pas sous forme de formule, de diagramme ou d'instruction mais par contact interpersonnel. Cela inclut les savoirs-faire manuels, qui ne s'acquièrent en général que par l'expérience, comme ces chercheurs qui sont tellement habitués à  leur environnement de travail qu'ils peuvent dire si un instrument fonctionne correctement ou non rien qu'au bruit de sa pompe. Le savoir-faire peut en effet être aussi bien cognitif qu'olfactif, perceptif, visuel... Cela inclut également le savoir-être, cette forme d'intelligence dite "sociale", à  l'instar de cette microscopiste qui comprend immédiatement ce qu'un chercheur veut obtenir et le traduit en terme de manipulation de l'échantillon et de l'instrument. On y inclut enfin les savoirs culturels, comme la capacité à  lire, à  comprendre des informations, à  inférer pour arriver à  un consensus... Ces savoirs culturels s'acquièrent par acculturation, c'est-à -dire par contagion sociale inconsciente, comme lorsque la mise au point du laser TEA put enfin être répliquée par d'autres laboratoires, non pas d'après le "mode d'emploi" qui avait été publié mais grâce à  des séjours plus ou moins longs dans le laboratoire du concepteur initial. Toutes ces capacités mises ensemble font la force de l'expérimentateur et sa richesse ; elles lui sont tellement propres qu'on aurait tort de voir dans les expérimentateurs des individus interchangeables.

De la même façon, on peut citer ces "chercheurs artisans" qui sont amenés à  "bricoler" en mettant en œuvre leur créativité et leur capacité d'adaptation. Un moyen courant de procéder consiste à  opérer des catachrèses, c'est-à -dire à  se servir d'un instrument en dehors de son usage habituel ou de ses limites normales de fonctionnement. C'est par exemple ainsi que le microscope à  force atomique a pu être détourné par un chercheur qui en a modifié la pointe, pour étudier non plus la topographie d'un échantillon, à  l'échelle nanométrique, mais les propriétés et défauts magnétiques des matériaux.

Voir, pour la science d'aujourd'hui, signifie presque exclusivement interpréter des signes obtenus par des instruments écrit Paolo Rossi[1]. Et de prendre l'exemple de l'étude des galaxies lointaines grâce au télescope Hubble, qui repose sur le satellite mais aussi sur un système de miroirs, une lentille télescopique, un système photographique, divers ordinateurs, un appareil qui transmet ces images à  la Terre sous forme d'impulsions radio, un appareil à  terre qui retransforme ces impulsions radio en langage informatique, le logiciel qui reconstitue l'image et lui donne les couleurs nécessaires, la vidéo, une imprimante couleur... Toutes ces médiations instrumentales qui rendent possible l'observation ont été étudiées par Trevor Pinch sous le nom de "procédures d'externalisation". Si l'on y ajoute les savoirs tacites et la présence de catachrèses, l'expérimentation devient bien univoque : elle ne répond pas oui ou non aux questions que l'expérimentateur lui pose. C'est ce que l'on nomme la "flexibilité interprétative".

Rendez-vous dans le prochain billet pour traiter des conséquences de cette flexibilité.…

Notes

[1] Rossi P. (2004) [1999], Aux origines de la science moderne, Paris : Le Seuil, coll. "Points sciences", p. 277

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La science, entre théorie et expérimentation

Dans ses délicieux portraits imaginaires de chercheurs[1], Pierre-Gilles de Gennes juxtapose deux figures bien éloignées : Béziers, l'un des grands théoriciens de notre temps, constructeur de concepts vastes et superbes, face à  Kuba, magicien de l'expérimentation, qui a construit des machines subtiles ; et il en a extrait des faits importants. Cette juxtaposition n'est probablement pas le fruit du hasard.

En effet, on oppose souvent théorie et expérimentation. La première serait le fruit de génies ou de visionnaires, façon Einstein ou Newton, tandis que la seconde serait le fait de chercheurs affairés ou d'ingénieurs consciencieux, tout à  leurs machines et leurs problématiques techniques. Cette division des tâches prend sa source dans la démarche de la science : traditionnellement, elle oppose la théorie, considérée comme primordiale, et l'expérimentation quasi-mécanique qui sert à  tester les hypothèses et à  créer de nouveaux faits à  expliquer. La première relève de la logique, du raisonnement froid et elle forme la substantifique moelle de la science. La seconde relève du bricolage, de l'ingéniosité et permet à  la science d'avoir toujours du grain à  moudre en même temps qu'une emprise sur le réel. Ainsi, ce que le philosophe Carl Hempel a retenu dans l'histoire de Semmelweis, c'est son raisonnement basé sur des déductions et réfutations successives et non l'expérimentation qui suivit naturellement. Popper, lui, n'affirmait-il pas que le théoricien pose certaines questions déterminées à  l'expérimentateur et ce dernier essaie, par ses expériences, d'obtenir une réponse décisive à  ces questions-là  (La Logique de la découverte scientifique, Payot, 1995, p. 107) ?

Mais la sociologie et l'histoire des sciences nous aident à  réviser cette vision. Voyons cette histoire que nous raconte Ian Hacking dans son cours au Collège de France :

En 1839, A. C. Becquerel (1788-1878), le premier d’une famille renommée de physiciens — son petit-fils a partagé un prix Nobel avec Marie Curie — remarque une chose très curieuse. Avec son fils, il a fait des expériences sur l’électricité, la lumière et certaines solutions salines comme le chlorure d’argent — cela se passe quelques années après que L.-J.-M. Daguerre a utilisé l’iodure d’argent pour le daguerréotype. Quand on illumine une électrode dans un dispositif composé de deux électrodes identiques baignées dans cet électrolyte, il apparaît une différence de potentiel entre les électrodes. A l’origine, ce sont des recherches liées à  la fascination suscitée par la photographie qui ont révélé par hasard des indices d’effets plus profonds : on dit que c’est ce Becquerel qui a découvert l’effet photoélectrique.

En 1885, Heinrich Hertz (1857-1894) réalise ses expériences fondamentales sur les ondes électromagnétiques. Lorsqu’il applique un rayonnement électromagnétique à  des électrodes sous tension dans un gaz raréfié, il se produit une décharge. L’étincelle étant un peu faible, pour mieux l’observer, il place des électrodes dans une boîte noire protégée par une plaque de verre. L’étincelle est moins forte quand on ajoute le verre, mais une plaque de quartz (qui n’arrête pas les rayonnements ultraviolets) n’entraîne pas la même baisse d’intensité.

On pense aujourd’hui que les deux phénomènes décrits l’un par Hertz et l’autre par Becquerel, apparemment très différents, illustrent en réalité le même phénomène : l’effet photoélectrique. Les faits expérimentaux sont établis définitivement par Philippe von Lenard en 1902, et Einstein en donne l’explication en 1905. Qu’est-ce que cet effet photoélectrique ? Le phénomène observé par Becquerel n’est-il pas tout à  fait différent du phénomène de Hertz ? Non, ils sont identiques, parce que dans chaque cas des électrons sont libérés par des photons qui entrent en collision avec les atomes d’un métal.

Où il apparaît que la théorie vient parfois après l'expérimentation et surtout, que la théorie n'est peut-être qu'une fiction utile permettant de "sauver les phénomènes" et de construire la réalité.

Pour en revenir aux idéaux types, on peut avancer que les théories-cadres comme celles d'Einstein ou de Darwin sont bien dues à  de purs théoriciens — à  condition qu'on ne leur retire pas leur formidable capacité à  saisir le fait, qui est en général beaucoup plus difficile qu'élaborer l'hypothèse (Jean Fourastié, Les Conditions de l'esprit scientifique, Gallimard, coll. "Idées", 1966, p. 132). Et qu'à  côté cohabitent des êtres hybrides, à  la fois théoriciens et expérimentateurs, comme Louis Pasteur ou les prix Nobel Monod et Jacob. Mais une chose est sûre, les uns auront toujours besoin des autres. Et il serait faux d'accorder un crédit supplémentaire à  la théorie ou à  l'expérimentation, tant leur intrication est profonde.

Notes

[1] Petit point, Le Pommier, 2002

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Philosophie et sociologie des sciences pour le chercheur

Comme le répète sans arrêt une des mes profs, le chercheur typique ne connaît rien à  la philosophie des sciences et encore moins à  la sociologie des sciences. Et quand il connaît Bruno Latour, il ne l'aime pas du tout. Je ne serais pas si catégorique mais il est difficile de s'exprimer au nom du chercheur moyen, surtout quand on lit trop les blogs de certains chercheurs qui regorgent d'allusions à  ces auteurs ou leurs théories.

Heureusement, les chercheurs curieux ou avides de réflexivité existent, comme le prouve le témoignage de Bertil Sylvander (Inra) au moment de son départ à  la retraite :

Très modestement et sans avoir publié dans ce domaine, je me permets de relire ma carrière à  la lumière de certaines thèses en théorie des sciences, que je résume grossièrement ici. Je me suis reconnu dans les idées de Feyerabend (l’anarchisme épistémologique), qui soutient que la science progresse par des phases de désordre et qu'il faut donc absolument préserver une diversité des pratiques scientifiques (certains responsables de l'Inra devraient lire Feyerabend). Je me suis reconnu dans Thomas Kuhn, qui distingue deux types de recherche, qui correspondent à  deux types de pratique scientifique : (i) la science dite « normale », où le chercheur construit ses hypothèses et ses protocoles à  partir du paradigme dominant et écarte les « anomalies », non expliquées par lui (ou essaie désespérément de les expliquer par des expédients) ; (ii) les « révolutions scientifiques », construites à  partir du moment où des chercheurs s’occupent des anomalies et où certains d’entre eux, plus géniaux que d’autres, formulent des hypothèses et des théories capables d’en rendre compte « on ne change pas de théorie quand la précédente est réfutée, mais quand nouveau paradigme devient efficace et légitime ». Il y a alors accord sur un agenda de recherche dans la nouvelle communauté scientifique issue de la révolution. Je me suis reconnu dans Lakatos qui soutient que la science normale invente des stratégies de défense autour du noyau durde la théorie. Je me suis bien sûr reconnu (mais trop tard !) dans Latour, qui explique qu’une part sensible de l'activité des chercheurs consiste à  travailler à  légitimer leur programme de recherche auprès de leurs collègues, de leur hiérarchie et de leurs financeurs.

Quand Bertil Sylvander fait son marché chez les philosophes et sociologues des sciences, ça donne un bon vademedecum à  destination des chercheurs ! Et pour une fois, les chouchous habituels — Merton et ses normes de fonctionnement de la communauté scientifique, Popper et sa réfutabilité —, qui cadrent si bien avec l'image que les chercheurs se font de leur activité, sont aux abonnés absents. à‡a fait du bien…

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Kuhn, Popper et le dessein intelligent

Ce texte est la traduction autorisée d'un billet de Steve Gimbel, professeur de philosophie au Gettysburg College, que je remercie.

"Mike the Mad Biologist" a récemment blogué sur la notion de changement de paradigme (Thomas Kuhn) appliquée au dessein intelligent. Mike a raison sur quelques points :

Les changements de paradigme sont très rares. A chaque fois que vous entendez parler d'une théorie "nouvelle", souvenez-vous en. Einstein en avait une. Darwin en avait une. Kimura en avait une. Peu d'autres en ont. C'est très heureux car si les disciplines étaient révisées de A à  Z tous les mois, il serait très difficile de travailler (et ce serait une bonne preuve que le travail lui-même était bancal).

Oui, la très grande majorité de chercheurs font ce que Kuhn appelle la "science normale", qui est fermement ancrée dans le paradigme guidant la science, et les révolutions sont si rares que quand elles se produisent, c'est crucial.

Deuxièmement,

Il y a une différence entre une perspective ou vue du monde (''worldview", "Weltanschauung") et une théorie. Les théories (et hypothèses) peuvent être remplacées par de nouvelles données ou analyses. De nombreuses soi-disant théories ne sont pas des théories rigoureuses qui peuvent être réfutées (et je ne compte pas discutailler ici de Popper). Comment réfuter par exemple le dessein intelligent ?

Pour Kuhn, un paradigme entraîne une vision du monde complète. Il contient des présupposés fondateurs ; il définit quelle sorte de questions peut être posée et lesquelles valent le coup d'être approfondies ; il définit quelles approches sont considérées légitimes pour répondre aux questions ; et il définit ce qui compte comme une réponse valable. De cette façon, Kuhn est dans la lignée de Pierre Duhem, selon lequel un paradigme n'est pas falsifiable parce que l'on peut toujours faire des ajustements dans le réseau pour expliquer les anomalies qui apparaissent. Certaines anomalies sont facilement mises au placard quand d'autres nécessitent des modifications ad hoc majeures, mais on peut toujours sauver une partie quelconque du paradigme si l'on est prêt à  ajuster quelque part ailleurs.

Ainsi, non seulement le dessein intelligent n'est pas réfutable au sens de Popper mais la théorie de l'évolution, la théorie quantique ou tout ce qu'on veut non plus. La référence à  Popper, que l'on voit si souvent, est fautive puisque les hypothèses ne sont pas testées individuellement. Elles font partie d'un réseau plus large de croyances et peuvent être sauvées face à  des observations problématiques en arrangeant d'autres éléments du réseau.

Est-ce que cela signifie une certaine équivalence épistémologique entre la théorie de l'évolution et le dessein intelligent ? Non. Cela signifie juste que Popper n'est pas la bonne carte à  jouer. Il y a des personnes intelligentes qui travaillent dur pour montrer qu'il pourrait y avoir des conséquences testables du dessein intelligent et ce serait une erreur de considérer qu'elles sont fausses a priori. Peut-être qu'elles sont testable indirectement, peut-être pas. Le fait est que cela importe peu puisque ce n'est pas la réfutabilité qui va nous donner un critère de choix ici.

Imre Lakatos était un étudiant de Popper qui trouvait aussi certains aspects de la théorie de Kuhn extrêmement attractifs. Il réalisa qu'on ne pouvait pas, sans problèmes, appliquer à  la science vue par Kuhn la réfutabilité d'hypothèses individuelles comme critère de démarcation. Mais il vit aussi un des problèmes saillants du système de Kuhn. Si un paradigme est une vision du monde et définit les questions que l'on pose, les moyens d'y répondre et ce qui compte comme réponse acceptable, alors toute la rationalité réside au sein du paradigme. Du coup, il ne peut pas y avoir de bonne raison de passer d'un paradigme à  l'autre puisque la raison ne fait sens qu'au sein d'un paradigme donné. Il n'y a pas de moyen de comparer les paradigmes avant d'acheter, si bien que le changement de paradigme est semblable à  une reconversion religieuse.

Lakatos utilisa Popper pour résoudre ce problème avec Kuhn. Popper avait souligné que des propositions réfutées pouvaient être repêchées par l'utilisation d'hypothèses ad hoc mais les exclut en considérant qu'elles n'étaient pas permises. Pour Kuhn, elles sont permises. L'idée de Lakatos fut de reformuler Kuhn pour qu'elles soient acceptées mais en devenant des handicaps dans l'acceptation d'une théorie. Et un programme de recherche (c'est ainsi qu'il renomma les paradigmes) peut être sauvé en ajustant d'autres parties de la théorie mais quand votre ajustement la rend moins réfutable, le programme devient "dégénéré". Quand le programme de recherche est capable d'expliquer de plus en plus sans modification ad hoc, il est considéré comme progressiste. Kuhn a raison (et Popper tort) quand il affirme qu'on n'est jamais obligé d'exclure une théorie, qu'elle peut toujours être sauvé de données problématiques et demeurer scientifique. Mais Popper avait raison (et Kuhn tort) en disant que cette façon de la sauver a un coût.

Alors, quand nous regardons le dessein intelligent et l'évolution darwinienne, nous avons deux programmes de recherche qui peuvent être maintenus quelles que soient les données. Mais il se trouve que le dessein intelligent est assez dégénéré pour avoir besoin de tout un tas de rustines qui n'augmentent pas sa testabilité face aux phénomènes observés. La théorie de l'évolution, par contre, est un programme de recherche incroyablement progressiste qui rend compte d'un volume croissant de données allant de faits macro-écologiques à  des faits de génétique moléculaire ou des faits géologiques. L'évolution darwinienne est testable d'un très grand nombre de façons et rend facilement compte des observations à  travers elles. Y'a-t-il des anomalies ? Bien-sûr ! Toute théorie a des anomalies. Certaines d'entre elles seront-elles résolues par l'ajout de faits aujourd'hui inconnus ? Evidemment. D'autres faits nous forceront-ils à  repenser certains pans de la théorie comme elle est acceptée aujourd'hui ? Sans aucun doute. Y'en aura-t-il qui provoqueront la dégénérescence du programme de recherche dans son entier et rendront son adhésion complètement irrationnelle ? Possible, mais vous feriez mieux de parier sur ma victoire au prochain Tour de France.

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Le dessein intelligent enfin scientifique ?

Jusqu'à  présent, le dessein intelligent (intelligent design, sorte de créationnisme 2.0) se présentait sous la forme d'un paquet d'arguments et de raisonnements, jetés à  la tête de l'évolutionniste critique. Ces arguments, on les trouvait dans des brochures, sur des sites Internet et dans des livres de "vulgarisation" destinés au grand public. Depuis peu, quelques tentatives s'efforcent de donner du caractère scientifique au canon du dessein intelligent, par exemple grâce à  un livre de cours qui se veut structuré et synthétique : L'Atlas de la création, dont Benjamin nous a déjà  parlé. Mais il restait la question de la recherche "en train de se faire" : quid des modes de communication des créationnistes travaillant dans des instituts comme le Discovery Institute ou l'Institute for Creation Research ? Ces chercheurs allaient jusqu'à  se plaindre dans Nature de ne pas pouvoir y publier !

Ceci est terminé. Via Improbable Research, on apprend qu'une revue consacrée aux recherches créationnistes vient d'être créée : l'International Journal for Creation Research. Et il s'agit bien d'une revue où les articles sont évalués par des pairs (peer review)[1].

Alors quoi, en se mettant enfin au diapason de la science, le créationnisme deviendrait scientifique ? Ca dépend de ce que l'on entend par "scientifique"… Bruno Latour, dans le texte "Vous avez dit "scientifique" ?" publié en septembre 2000 dans La Recherche[2], distingue trois sens de ce mot :

  • une forme de discours qui permet de renvoyer dans les cordes la sagesse populaire et les rumeurs oiseuses, parce qu'il n'y a plus à  discuter ;
  • des entités nouvelles dont on n'avait jusqu'ici jamais entendu parlé, (…) à  l'intérieur de communautés scientifiques originales. Au lieu de clore une discussion, ces entités-là  rendent les interlocuteurs perplexes ;
  • un énoncé renforcé par une grande quantité de chiffres, données, de preuves. Alors que le premier sens renvoie plutôt à  l'indiscutable et que le second porte sur la nouveauté et la perplexité qu'elle engendre, ce troisième sens porte sur ce que l'on pourrait appeler la logistique.

C'est cette "logistique" que vient de s'offrir le créationnisme à  travers l'indispensable revue avec comité de lecture. Désormais, il pourra se vanter de manipuler des chiffres et de s'appuyer sur des citations en bonnes et dues formes, il pourra se vanter de créer des entités nouvelles comme la baraminologie — mais pas forcément de fabriquer des discours suffisamment solides pour pouvoir être assénés à  un dîner. Il lui manque encore ce premier sens du mot "scientifique", lequel est qualifié par Bruno Latour de sens de l'épistémologie politique.

Un peu comme si on fondait aujourd'hui une branche de la chimie sur l'existence du phlogistique (comme avant Lavoisier) ou du mercure philosophal (comme dans l'uchronie de Gregory Keyes). Après tout, il pourrait y avoir des gens pour financer, ça marcherait bien (en cercle fermé) et on garderait la face… Mais in fine, on demande bien à  la science de créer des entités qui ne peuvent plus être retournées ou contournées, ou alors de se contenter d'être philosophie ou métaphysique. Parions que le dessein intelligent risque de finir ainsi, lui qui n'hésite pas à  considérer que quand nous n'avons pas d'explication naturelle à  un fait de la nature, nous devrions le dire au lieu d'en chercher absolument !

Notes

[1] Même si elle précise dans ses instructions aux rapporteurs (p. 10) : Nous devons nous servir de balances justes, de poids justes (Lévitique 19:36) car nous avons aussi un Evaluateur au Ciel (Ephésiens 6:9, Colossiens 3:24 et 4:1).

[2] Et repris dans les Chroniques d'un amateur de sciences, Ecole des mines de Paris, 2006.

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